Voilà qui ferait un beau sujet de philo au bac ! Mais on me pardonnera, j’espère, de souhaiter aboutir à des considérations bien plus concrètes que celles qui seraient probablement demandées à nos aspirants philosophes du jour de cet examen. Je commencerai toutefois par une entrée en matière digne d’un lycéen appliqué : qu’est-ce qu’un principe ? Le dictionnaire en donne cette définition :
« Proposition, donnée fondamentale sur laquelle on établit un système. Fondement théorique du fonctionnement d’une chose. Règle de conduite.© Hachette Livre, 1997 »
Il s’agit donc d’une règle qui doit se vérifier partout où son domaine d’application est concerné ; en d’autres termes les actions constatées du domaine concerné ne doivent pas y déroger.
Le « principe pollueur payeur », au vu de cette définition, devrait donc revenir à dire que, dès qu’il y a une pollution, celui qui en est à l’origine est prié d’assumer les conséquences monétaires de son comportement, sans dérogation possible. Au nom du principe pollueur-payeur, il est par exemple usuel de considérer que :
- les agriculteurs devraient payer pour les nuisances infligées aux nappes phréatiques, et plus généralement pour tout prélèvement excessif d’eau par rapport aux capacités de renouvellement de la ressource, ou toute pollution qui excède les capacités naturelles d’épuration,
- les utilisateurs de véhicules diesel devraient payer pour les dégâts sanitaires causés par les particules fines émises par les pots d’échappement,
- les compagnies aériennes et/ou les aéroports devraient payer pour les protections contre le bruit au voisinage des aéroports,
- les producteurs d’OGM devraient s’engager à payer pour les conséquences éventuelles des disséminations de gènes à venir,
- etc…
Mais a-t-on bien cerné les conséquences qui résulteraient d’une application universelle de ce « principe », ainsi que cela devrait être le cas s’il s’agit bien d’un principe ? Et celui-ci a-t-il toujours un sens ? Voici quelques réflexions sur le sujet, pour alimenter le débat.
Le principe pollueur-payeur peut n’avoir aucun sens si les dégâts ne sont pas réparables
Que signifie que des dégâts sont « réparables » ? Et bien que l’on peut réparer ! En d’autres termes, des atteintes à l’environnement sont « réparables » s’il est possible, à partir de l’état dégradé causé par la pollution, de remettre l’environnement à peu près dans l’état de propreté où nous l’avons trouvé en entrant. Or il existe pléthore d’atteintes à l’environnement qui ne sont tout simplement pas réversibles, comme par exemple :
- la perturbation du climat et les conséquences qui pourraient en résulter, car le retour à l’état initial demandera a minima plusieurs milliers d’années, et il n’est pas exclu que cela ne dure bien plus longtemps : parler de possibilité de remise en état n’a alors aucun sens,
- la suppression d’une espèce animale ou végétale : une espèce n’est jamais réapparue après avoir disparu,
- certaines dégradations des sols : il faut 100.000 ans pour refaire un sol « neuf » à partir de la roche mère nue.
- certaines atteintes aux ressources en eau douce (il y a des nappes phréatiques fossiles, par exemple, qui datent de millions d’années, et qui ne se remplissent plus une fois vidées), mais aussi une irrigation excessive qui est capable de causer des dommages irréversibles aux écosystèmes, dont le rétrécissement de la mer d’Aral est un bon exemple,
- etc.
Pour tous ces dégâts, non réparables quels que soient les moyens que nous souhaiterions y mettre, faire payer « pour réparer la casse » n’a pas de sens. Dès lors, le principe « pollueur-payeur » appliqué à ces cas de figure n’est utile que pour dissuader un comportement de persister. Mais alors il faut bien faire attention à ce qui va suivre.
Le principe pollueur-payeur ne peut servir à alimenter un budget normal si l’on vise la suppression de la nuisance
Faire payer l’auteur de la nuisance peut aussi, donc, servir à le dissuader d’agir ainsi, à l’instar de ce qui est fait pour les cigarettes ou l’alcool. Admettons ici que le principe pollueur-payeur soit invoqué pour taxer un comportement fautif : il en résultera une ressource financière pour l’entité qui taxe (état ou collectivité locale, peu importe), qui ne durera que tant que le comportement fautif durera, et qui sera d’autant plus importante que le comportement fautif le sera. Cela peut avoir des effets pervers très forts :
- Si l’objectif est réellement d’éradiquer la nuisance, y parvenir entraînera simultanément la disparition de la ressource financière qui lui est liée. Autrement dit, si l’entité qui souhaite faire disparaître un comportement non désiré se sert du produit de la taxe sur la nuisance pour alimenter son budget « habituel », elle se rend ensuite financièrement tributaire de la poursuite du comportement qu’elle cherchait précisément à arrêter. La TIPP offre un très bon exemple : si demain le trafic baissait de 50% avec diminution proportionnelle de la consommation pétrolière, ce serait éminemment favorable à l’environnement mais la TIPP baisserait d’autant, privant alors l’Etat de 10 milliards d’euros de ressources (hors TVA perçue sur les ventes de carburant).
- En conséquence, lorsqu’un comportement « fautif » est à l’origine d’un poste de ressources, le bénéficiaire direct n’a aucun intérêt budgétaire à le faire cesser à court terme s’il ne supporte pas, pour un montant supérieur, les conséquences. Reprenons l’exemple de la TIPP :
- l’Etat n’assume pas les conséquences financières du trafic routier : le coût des accidents est essentiellement payé par les assurances (donc les conducteurs) et les partenaires sociaux (traitements médicaux notamment), l’état n’ayant à sa charge que les pensions des handicapés et quelques bricoles diverses ; le bruit n’est payé par personne, essentiellement ; la pollution locale non plus, sauf pour les conséquences sanitaires qui sont de nouveau à la charge des partenaires sociaux ; le changement climatique fera sentir ses conséquences plus tard et donc n’est pas source de dépenses aujourd’hui (quand bien même les tempêtes de 1999 ou inondations diverses seraient déjà à mettre au passif du changement climatique, l’Eat n’a à sa charge qu’une part très faible du coût des dommages).
- Cette taxe constitue un des premiers postes de ressource du budget national (bis)
- En conséquence, je ne suis pas sur que l’Etat ait un intérêt budgétaire quelconque à faire baisser le trafic routier aujourd’hui. Il faudrait pour cela trouver des rentrées de substitution, et la démagogie ambiante (Voyez, bonnes gens, comment nous allons à la fois baisser les impôts et augmenter les services de l’Etat ! « Demain on rase gratis » est décidément une maxime qui fera toujours recette…) n’y aide certainement pas.
- Par contre il est envisageable d’évoluer vers un contexte où une nuisance résiduelle, considérée comme non dommageable pour l’environnement, est très fortement taxée : les ressources qui en résultent sont alors pérennes. Il en serait ainsi en France, par exemple, si la circulation était divisée par 4 au moins avec multiplication par 4 des taxes sur l’essence.
Bref taxer la nuisance au nom du principe « pollueur payeur » peut précisément empêcher, par la suite, de parvenir à la vertu !
Quelques conséquences – parmi d’autres – peut-être inattendues d’une logique poussée à son terme
Imaginons que dès qu’il y a une nuisance il faille que le fautif « paye pour », maintenant ou plus tard, et à un niveau qui soit dissuasif pour faire disparaître la nuisance. Une telle attitude aurait par exemple pour conséquence :
- Une forte élévation du coût des produits agricoles.Si l’agriculteur doit payer pour tout ce qu’il « pollue », mais veut continuer à gagner sa vie sans excès (ce qui est aujourd’hui le cas : dans un foyer comportant un actif agriculteur, chaque conjoint gagne le SMIC en moyenne), il faut qu’il répercute le surcoût de la pollution sur le prix des produits vendus. En outre, moins d’engrais et de pesticides, ce sont des rendements en baisse à court terme. Comme plus de 50% de la surface agricole en France sert directement (prairies) ou indirectement (cultures de maïs, une bonne partie des cultures de blé, etc) à nourir des bestioles (veaux, vaches, cochons, etc) que nous mangerons après, l’une des conséquences de l’application de ce principe à un taux dissuasif serait une disponibilité bien moindre de viande (dont la consommation est passée de 20 kg/habitant/an en 1800 à 100 kg hab/an en 2000) qui en outre serait bien plus chère.Personnellement, je suis parfaitement favorable à un renchérissement du prix de la viande, dont l’abondance est directement à l’origine des nuisances de l’agriculture intensive. Nous pouvons donc, comme citoyens, demander l’application féroce de ce « principe », mais il faut accepter ce qu’il nous en coûtera comme consommateurs.
- Une élévation du coût du poissonSupprimer les ressources halieutiques – qui est un fait – est assurément une pollution.
Prélèvements (à gauche) et biomasse restante (à droite) dans l’Atlantique Nord, reconstitués pour 1900, 1950 et 1999 par 23 modèles différents à partir des chiffres de capture.
On note une division par 10 de la biomasse marine en un siècle. Pas mal….
Source Science : 1999
Si nous taxons le pêcheur pour le dissuader de trop pêcher (tout est dans l’accent !), en fait nous paierons le poisson plus cher (et en mangerons moins). De ce fait nous paierons aussi un peu plus cher tout ce qui utilise le produit de la pêche : poulets (qui mangent pour certains des aliments comportant du poisson), lait (eh oui ! même les vaches laitières mangent des dérivés du poisson), ou…. poissons d’élevage (tant qu’elle ne concerne que des poissons carnivores, tels bars, saumons, turbots, etc, l’aquaculture ne fait que déplacer le problème : il faut pêcher les poissons qui serviront de nourriture aux poissons « cultivés »).
- La division par 2, 3 ou plus, de l’activité – en volume – de l’industrie manufacturière ; la division par 2, 3, ou plus de certains services de transportToute entreprise, aujourd’hui, émet des gaz à effet de serre. Il s’agit incontestablement d’une pollution, puisque ces émissions perturbent le climat, laquelle perturbation aura des effets négatifs sur bien des choses (le climat est un déterminant fondamental des écosystèmes mais aussi de l’organisation des sociétés humaines). Au sein des ménages, nous en émettons aussi à travers le chauffage des maisons et l’utilisation des voitures particulières.Si nous voulons faire volontairement cesser toutes ces émissions jusqu’à un niveau sans danger, ce qui représente, en France, une division par quatre des émissions de CO2, nous disposerons de beaucoup moins (2 fois moins ? 3 fois moins ?) de biens manufacturés (et l’industrie diminuera son activité en volume), et de beaucoup moins de services de transports, notamment aériens et routiers. Plus généralement, si toute entreprise émettant des gaz à effet de serre (c’est-à-dire toute entreprise, en fait) devait payer une contribution pour « future remise en état du climat » au nom du principe « pollueur-payeur », comme il n’y a pas de limite supérieure au coût des dommages, toute entreprise devrait supporter un prélèvement sans limite supérieure. Intéressant, non ?Incidemment nous paierons tous l’essence bien plus cher, puisque nous sommes tous des « pollueurs du climat » en conduisant ou en prenant l’avion, et pour le moment nous ne payons rien pour cela (la TIPP, en France, ne couvre même pas les coûts actuels de la route : construction, entretien, accidents, pollution urbaine, bruit, etc, et le kérosène ne supporte aucune taxe).
Bref…
Comme nous sommes tous, in fine, les bénéficiaires à court terme, en tant que consommateurs, des activités nuisibles pour l’environnement que nous réprouvons en tant que citoyens, il faut se rendre à l’évidence : une large application du « principe » pollueur-payeur revient à dire clairement que nous acceptons de payer cher pour la préservation de notre planète au détriment de notre consommation matérielle d’aujourd’hui dans les pays riches, et de celle généralement considérée comme désirable dans les pays « pauvres » (pour une digression politiquement incorrecte sur la pauvreté on peut se référer à un article que j’ai publié en mai 2001 dans la revue du Palais de la découverte).
On peut considérer que, le monde étant fini, il viendra de toute façon un jour où notre espèce devra renoncer au niveau actuel de consommation matérielle, car prolonger les tendances quelques milliers d’années (c’est bien cela, être « durable » ! Et non espérer gagner 20 ou 30 ans…) avec quelques milliards d’individus sur Terre consommant ne serait-ce que comme aujourd’hui n’est pas compatible avec les ressources inventoriées, et il s’en faut de beaucoup.
Toutefois, tous les partisans de ce « principe »- à commencer par tous les journalistes qui l’invoquent pour critiquer l’inaction des politiques – sont-ils bien d’accord pour supporter à titre personnel les quelques exemples mentionnés plus haut, sans parler de bien d’autres cas de figure ? Question ouverte…