Interview parue dans le numéro « hiver 2021 » du magazine.
NB : le chapô n’est pas de moi, mais du journaliste qui a rédigé le texte initial. Par ailleurs le texte publié est bien celui que j’ai relu et amendé.
Jean-Marc JANCOVICI est associé co-fondateur de Carbone 4, qui accompagne la transformation de l’économie vers la décarbonation et la résilience face au changement climatique. Il est fondateur et président du think tank The Shift Project, professeur à Mines ParisTech, membre du Haut Conseil pour le climat, auteur de 7 livres et d’un site internet. Il est diplômé de l’École polytechnique et de Telecom ParisTech.
Selon vous, quel est l’intérêt d’avoir un service public de l’énergie français ?
Quand on regarde le passé, on réalise que l’approvisionnement énergétique dépend essentiellement d’infrastructures – mines, puits pétroliers et gaziers, oléoducs, gazoducs, centrales et réseaux électriques, ports et trains dédiés, etc. – qui « vivent » sur des pas de temps extrêmement longs, de l’ordre du siècle. L’État intervient à tous les niveaux, partout et tout le temps, quels que soient les pays. Même aux États-Unis, pays pourtant le plus « libéral » de tous !
Dans à peu près tous les pays du monde, la production électrique est fortement encadrée, ou directement contrôlée, voire détenue, par l’État. C’est aussi vrai pour les infrastructures de réseau.
Quand l’État, qu’il soit acteur direct ou simplement régulateur, se désengage du secteur, alors le système se met à « faire des choses inattendues ». Quand l’Etat confie aux forces de marché l’organisation « optimale » du système électrique, on obtient tout sauf l’optimum ! La Grande-Bretagne en a fait l’expérience au moment de sa libéralisation du système électrique, et nous avons reproduit la même erreur en Europe.
Il y a une raison simple à cela : le prix de la semaine dernière ne vous donne absolument pas la totalité de l’information nécessaire pour décider des investissements pour l’avenir. Pour faire évoluer un système énergétique, le pas de temps caractéristique c’est le siècle, et aucun acteur privé ne sait gérer le siècle à venir sur la base des prix de marché du moment.
En conclusion, les systèmes énergétiques sont de trop long terme pour que le marché puisse servir à autre chose qu’à optimiser à court terme un système qui doit être planifié, voire mis en œuvre, par la puissance publique. Celle-ci doit le comprendre, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Entre les directives de la Commission européenne et les décisions politiques du gouvernement, nous dirigeons-nous vers le bon mix énergétique ?
Aujourd’hui nous avons deux objectifs antagonistes dans la façon d’organiser la politique énergétique en Europe : la baisse du nucléaire et la baisse des émissions de CO2. Le nucléaire étant le mode le plus efficace pour produire de l’électricité décarbonée, le fait d’en baisser sa part dans la production électrique nationale est contreproductif si nous cherchons par ailleurs à décarboner les électrons. A cela, nous avons ajouté une deuxième contradiction, qui est de vouloir piloter une politique de long terme (la décarbonation) en confiant à un marché myope par construction le soin d’y parvenir.
Du coup, l’Europe exprime ses objectifs en part de renouvelables, et certains pays en part de nucléaire, mais personne en baisse des combustibles fossiles ! La politique sur le gaz est totalement ambivalente, toujours à cause de l’opposition au nucléaire. Une bonne partie des gens comprennent bien qu’on ne va pas y arriver avec uniquement des modes non pilotables. Le gaz est donc perçu comme le complément « normal et souhaitable » des ENR.
Le pétrole, qui est la première énergie consommée en Europe, la première source de CO2, et le premier poste d’importation énergétique, ne figure pas dans la feuille de route de la Commissaire européenne à l’énergie Kadri Simson ! Après le Brexit, l’Union importera pourtant la totalité de son pétrole. Par contre sa feuille de route dit quasi explicitement qu’il faut faire la chasse au nucléaire. Cherchez l’erreur… Quant au charbon, la géologie s’en occupe pour nous : sa production en Europe a été divisée par 4 entre les années 80 et aujourd’hui.
Pour le moment, le discours européen sur le climat ne se traduit pas par des décisions pertinentes et cohérentes. Outre le nucléaire, une autre raison est notre incapacité collective à choisir entre climat et croissance, qui conduira malheureusement à gérer le dérèglement climatique en même temps que la décroissance. L’enjeu est désormais d’amortir cette décroissance et un trop gros bazar environnemental.
Aucun avenir ne sera simple, facile et tranquille, c’est le drame actuel. L’Europe n’accepte pas de le voir parce que les citoyens européens – dont les français – n’acceptent pas de le voir. Concevoir un avenir désirable et compatible avec les limites de la planète reste à faire.
L’objectif de la Politique Pluriannuelle de l’Énergie (PPE) en termes de production d’électricité est-il réalisable et va-t-il réellement dans le sens de la lutte contre le réchauffement climatique ?
La PPE étant avant tout née d’une volonté de baisser le nucléaire, elle n’est pas plus pertinente que son objectif ! Par ailleurs, elle partage avec la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) le présupposé que le monde futur sera en croissance, ce qui permet d’imaginer de plus en plus de moyens, alors que je pense l’inverse. Nous allons malheureusement devoir réussir notre avenir en contraction énergétique, ce qui ne nous laissera que les moyens du pauvre, et non ceux du riche, comme se l’imagine l’Etat. En résumé, la PPE ne hiérarchise pas les priorités pour l’avenir dans le bon ordre, et se leurre sur les moyens qui seront disponibles.
Est-ce que l’indépendance énergétique est un objectif qui a du sens aujourd’hui ?
La totalité de notre énergie primaire est importée, à l’exception de l’hydroélectricité, de la biomasse, du vent et du soleil. Mais même pour le vent et le soleil, leur exploitation demande l’importation de panneaux solaires – ou des matériaux pour les produire – ainsi que d’éoliennes – ou les métaux & matériaux pour les produire. Même dans un monde « 100% ENR », l’indépendance énergétique (au sens de ne dépendre de personne) serait en fait hors de portée.
Notre dépendance énergétique la moins ennuyeuse concerne l’uranium : il ne représente qu’un euro d’importations par MWh électrique, et il est facile d’en stocker pour des années. A l’opposé, pour le pétrole, nous n’avons que 3 mois de stocks, et en pratique au bout d’un mois sans aucun approvisionnement nous serions très mal. S’agissant du gaz notre dépendance est de très court terme aussi, et on ne peut pas se permettre une grosse rupture pendant plusieurs mois.
Nous ne pouvons pas disposer du monde qui est le nôtre, et même qui en serait « juste un peu éloigné » uniquement avec les ressources nationales. Le français de 2020 dépend avant tout de combustibles fossiles qui se trouvent en totalité hors du pays.
Cadeau bonus : quelques graphiques à l’appui de cet article
Vous trouverez ci-dessous quelques graphiques non publiés avec l’interview, mais utiles pour comprendre certaines affirmations.
Part de chaque énergie dans l’approvisionnement européen en énergie. Données primaires BP Statistical Review ; traitement de votre serviteur. On voit que depuis 1967, le pétrole est la première énergie en pourcentage.
Part de chaque énergie dans les émissions européennes de CO2. Données primaires BP Statistical Review ; traitement de votre serviteur.
Montants des importations européennes (UE 28) pour chaque énergie fossile. On voit que le pétrole domine très largement. Données primaires BP Statistical Review ; traitement de votre serviteur.
Production domestique en Europe par énergie. Pour les énergies électriques c’est l’équivalent primaire qui est compté (donc avec la convention la plus favorable). Données BP Statistical Review. On voit très nettement la très forte baisse du charbon, démarrée bien avant que la question climatique ne devienne un élément central dans les discours. L’ensemble est passée d’un maximum de 1009 millions de tonnes équivalent pétrole (une tonne équivalent pétrole ≈ 11600 kWh) en 1986 à 693 en 2019.