TE : Dans quelle mesure l’énergie nucléaire est-elle une option raisonnable pour produire l’électricité dont la France a besoin ?
JMJ : Ce sont deux questions en une seule. Il y a d’abord celle sur la dimension « raisonnable ou pas » du nucléaire. Les risques de cette technologie sont inférieurs à ceux que les combustibles fossiles font courir à la planète comme l’effondrement écologique et économique, et que le nucléaire permet d’éviter pour partie. La deuxième question aborde le problème de la part maximale de l’atome dans un réseau électrique. Il est aujourd’hui difficile de dépasser 75% de nucléaire dans l’électricité, comme en France. Le monde, quant à lui, peut-il y parvenir ? La planète compte environ 300 GW de puissance installée. Dans un scénario « volontariste » nous ne disposerions que de 500 à 1000 GW en 2030, mais… 2500 à 3000 en 2050 (essentiellement des surgénérateurs). Si la consommation mondiale d’électricité augmente peu – ce qui suppose des taxes croissantes sur l’électricité -, alors 80% de la production mondiale en 2050 proviendrait du nucléaire.
TE : Si le nucléaire répond à 10% de la demande d’électricité mondiale (comme le pré-suppose l’AIE), comment répondre aux 90% restants ?
JMJ : Grâce au charbon et au gaz, dont l’abondance n’est pas un problème d’ici à 2030. Le premier fournit aujourd’hui 40% de l’électricité mondiale, et le gaz, 20%. L’éolien, avec 0,2% de l’électricité sur le globe et 3 fois le prix du nucléaire, est totalement hors course pour une production de masse. Aucune technologie de séquestration industrielle du CO2 ne sera disponible avant 2020. Sans compter que ce procédé diminue la production électrique de 25% et rend l’électricité bien plus onéreuse que celle de l’atome. Conclusion logique : le scénario tendanciel de l’AIE est à éviter. En outre, il utilise un pétrole inexistant pour les géologues, mais c’est un autre débat.
TE : Pour cela, il faudrait que de nouveaux pays accèdent au nucléaire civil. Que penser du risque de prolifération associé ?
JMJ : La prolifération est un souci réel, davantage que les déchets ou le risque d’accident. Quasiment tous les détenteurs de la bombe l’ont mise au point pour des raisons géopolitiques, avant une éventuelle production civile qu’Israël ou l’Afrique du Sud n’ont jamais mise en oeuvre. Par ailleurs, la question est déjà réglée pour les pays possédant l’arme atomique ou des centrales (soit les ¾ de la production électrique mondiale). Je préférerais de très loin voir la Chine disposer d’un nouveau réacteur nucléaire par semaine plutôt qu’une nouvelle centrale à charbon par semaine, comme c’est le cas aujourd’hui ! Enfin la non-prolifération fait partie du cahier des charges des réacteurs de la Génération IV, ce qui permettrait de diffuser la technologie à quasiment n’importe qui après 2040.
TE : Quelles seront les conséquences sur les ressources en uranium dans le cas d’une relance du parc nucléaire mondial ?
JMJ : Avec les réacteurs actuels n’utilisant que l’uranium 235, un déploiement ambitieux butera sur des problèmes de ressources d’ici à 2050. Avec des surgénérateurs utilisant l’uranium 238 ou le thorium, ce n’est plus un problème jusqu’en 3000, ce qui revient à dire que d’autres facteurs limitants interviendront bien avant.
TE : Les pro-nucléaires martèlent que cette technologie émet peu de gaz à effet de serre. Mais quelles limitations d’émissions de CO2 peut-on attendre d’une relance du nucléaire au niveau mondial ?
JMJ : Le débat médiatique oppose souvent deux positions aussi irréalistes l’une que l’autre. D’un côté, nous aurions un péril climatique jugulé en 45 ans sans récession massive et sans nucléaire, et de l’autre nous aurions le nucléaire comme antidote suffisante au problème. Prenons les choses dans l’ordre. Avec une tonne de CO2 valant de plus en plus cher – par exemple 100 à 500 dollars en 2030 – les acteurs économiques mettront tout un ensemble d’actions en oeuvre afin d’éviter ces émissions. Et parmi ces mesures, nous retrouvons l’énergie nucléaire, capable de jouer une part utile, mais aussi – et surtout – des économies d’énergie.
TE : A quel rythme faut-il construire de nouveaux réacteurs pour lutter efficacement contre des émissions en hausse constante ?
JMJ : Des émissions sans cesse croissantes dureront au plus le temps d’une production de combustibles fossiles sans cesse à la hausse ! Faute de réserves infinies, cela s’arrêtera autour de 2020 pour le pétrole, 2030 pour le gaz, et 2050 pour le charbon. Ensuite, disons que de parvenir à 100 à 150 nouveaux réacteurs par an en 2030 serait du bon ordre de grandeur. Il faudrait parallèlement engager la fermeture, au même rythme, de centrales à charbon ou à gaz dépourvues de technologie de séquestration du dioxyde de carbone.
TE : A-t-on les moyens financiers et industriels d’investir dans un accroissement du parc nucléaire mondial ?
JMJ : Un réacteur coûte un petit milliard de dollars, soit la moitié du prix d’une raffinerie. Pour construire 100 à 150 réacteurs, il faudrait donc faire un chèque de 100 à 150 milliards de dollars, ce qui n’est pas une aberration au vu du PNB mondial – 36000 milliards en 2006 -. Mais il y a d’autres goulets d’étranglement possibles : pas assez d’emplacements, pas assez d’ingénieurs compétents… Et ces sommes seraient-elles plus facilement trouvées par un opérateur public ou privé ?