Tribune co-signée de François-Marie Bréon, directeur adjoint du Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement, Michael Shellenberger, président de Environmental Progress, Valérie Faudon, cofondatrice de Nuclear for Climate, et votre serviteur, parue dans Le Monde, daté du 16 novembre 2018
Pour contribuer à éviter au monde un chaos climatique, l’Europe doit montrer l’exemple d’une économie débarrassée des énergies fossiles. Pour cela, il faudra impérativement supprimer le charbon dans la production électrique en moins de 30 ans : mission impossible sans énergie nucléaire.
Il y a trois ans, à la COP21, les pays du monde se mettaient d’accord pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C d’ici 2100. Cette semaine, le GIEC a lancé un signal d’alarme : son nouveau rapport indique que le dépassement de 1,5 °C de la température globale sera probablement atteint entre 2030 et 2052. Rappelons que seuls 5°C de réchauffement global ont séparé la dernière ère glaciaire du climat qui était stable depuis des millénaires [NDR : le climat stable mentionné ici est celui qui a précédé le réchauffement du dernier siècle ; il a été stable pendant plusieurs milliers d’années auparavant].
L’urgence climatique est un défi majeur pour l’Humanité. Pourtant, en dépit des ambitions de la COP 21, les émissions de gaz à effet de serre n’ont cessé d’augmenter dans le monde. Depuis 1992, année de la Convention Climat, elles ont cru de plus de moitié : nous sommes en train de perdre la guerre contre le réchauffement.
Pour inverser la courbe mondiale, il faut prioritairement arriver à se passer du charbon, qui sert avant tout dans la production électrique, et est responsable de plus d’un tiers des émissions de CO2 planétaires. La France est dans une situation particulière : elle est déjà, grâce au nucléaire, quasiment sortie des énergies fossiles – et donc du charbon – dans son secteur électrique. Nos priorités s’appellent le transport (pétrole), l’habitat (pétrole et gaz), l’industrie (fioul, gaz et charbon), et l’agriculture (gaz hors CO2). En 2017, nos émissions ont progressé de 2%.
L’histoire de l’humanité est celle de l’empilement des énergies : chaque nouvelle source est venue s’ajouter aux précédentes. Les moulins et le cheval se sont ajoutés aux bras, le charbon au bois, le nucléaire et le gaz et au pétrole… Le changement climatique nous impose de passer de l’empilement à la substitution : les énergies bas-carbone doivent se substituer aux énergies fossiles. Il faut déployer rapidement l’ensemble des solutions dont nous disposons : sobriété et efficacité énergétique d’abord, énergies renouvelables et nucléaire ensuite. Mettre ces solutions en concurrence en substituant les énergies bas-carbone entre elles ne nous laisse aucune chance face à la tâche immense qui nous incombe, et dont l’urgence grandit chaque jour.
L’énergie nucléaire est une énergie bas carbone : ses émissions sont au même niveau que celles de l’éolien, selon le GIEC. En France et dans d’autres pays, elle a démontré sa capacité à réduire les émissions de gaz à effet de serre massivement et rapidement. L’électricité nucléaire est la deuxième électricité bas-carbone dans le monde, derrière l’hydro-électricité. A l’exception de la Norvège qui bénéficie de conditions particulières, les pays européens qui ont déjà quasiment éliminé leurs émissions dans le secteur électrique (Suède, Suisse, France), ont tous combiné énergie nucléaire et hydroélectricité.
C’est grâce à cette combinaison gagnante que la France est devenue le pays où les émissions de CO2 par habitant sont les plus faibles des sept pays les plus développés (G7).
A contrario, en Allemagne, au Japon et même dans certains Etats américains, les mises à l’arrêt de centrales nucléaires ont abouti à une stagnation, voire une augmentation, des émissions de gaz à effet de serre. Chez nos voisins d’outre-Rhin, le développement massif de l’éolien et du solaire n’a pas permis de diminuer la puissance totale des centrales « pilotables » (nucléaire, charbon, gaz, hydro), la baisse d’un tiers du nucléaire ayant été compensée par la construction de centrales à gaz. Les centaines de milliards d’euros engagés n’ont pas permis de diminuer significativement les émissions du pays, et 40 % de l’électricité y provient toujours du charbon.
90% de l’électricité au charbon est produite dans des pays qui ont déjà des centrales nucléaires : la substitution y est industriellement possible, et est nécessaire pour gagner la course contre la montre qu’impose le changement climatique. Comme le charbon, le nucléaire peut produire de l’électricité en très grande quantité, 24 heures sur 24. Mais il n’émet que 12 g de CO2 par kWh en cycle de vie, quand le charbon est à 820.
Le nucléaire suscite des inquiétudes légitimes. Mais la réponse à ces inquiétudes s’appelle la pédagogie pour expliquer en quoi il reste bien moins dangereux que le charbon, non la panique. En plus du CO2, le charbon tue chaque année des centaines de milliers de mineurs et de citadins. Le nucléaire, heureusement, ne peut pas en arriver là ! La gestion des centrales est l’une des activités les mieux contrôlées au monde, et les déchets radioactifs sont produits en toute petite quantité et étroitement surveillés par des organismes dédiés. Enfin, le risque nucléaire (maitrisable et localisé) doit être comparé aux risques irréversibles et globaux d’un réchauffement climatique en passe d’échapper à tout contrôle.
Les scénarios du GIEC, de l’Agence internationale de l’énergie ou encore de l’European Climate Foundation (qui soutient de nombreuses ONG écologistes) montrent qu’il est impossible de réduire les émissions de gaz à effet de serre à la bonne vitesse (il faut les diviser par 3 en 32 ans !) sans énergie nucléaire. L’impasse de la transition énergétique allemande, pour l’heure incapable de sortir du charbon, et le retour à la hausse des émissions des autres pays de l’OCDE depuis 2015 malgré un développement massif des ENR doivent nous alerter : les voyants rouges s’allument les uns après les autres sur notre tableau de bord.
Dans ce contexte, il est irresponsable de se priver d’une source massive d’électricité décarbonée, et de ne pas agir avec pragmatisme.
Dans notre pays, l’urgence n’est pas de substituer les renouvelables électriques au nucléaire, mais bien de compléter ce dernier par de la sobriété dans les comportements, et des renouvelables dans la chaleur, pour diminuer au plus vite les combustibles fossiles.
Cadeau bonus : quelques graphiques à l’appui de l’article
Vous trouverez ci-dessous quelques graphiques non publiés avec l’article, mais utiles pour comprendre certaines affirmations.
Emissions mondiales de gaz à effet de serre depuis 1860, en millions de tonnes équivalent CO2. NB : lime calcination = calcination du calcaire, à savoir la réaction CaCO3 -> CaO + CO2 qui lieu dans les fours à clinker pour produire du ciment.
Compilation de l’auteur sur données Shilling et al., Smil, Global Carbon Budget, BP Statistical Review.
Répartition des émissions planétaires de CO2 en 2017. La totalité des usages de chaque énergie est prise en compte ici (pour le charbon cela comprend donc aussi l’aciérie et le chauffage). Calcul de l’auteur sur données primaires BP Statistical Review et Global Carbon Budget.
Part de chaque énergie primaire dans la production électrique française depuis 1985. Il est facile de constater que l’essentiel vient du nucléaire. Il reste 10% d’électricité fossile (charbon et gaz) à supprimer, mais comme il s’agit ce centrales pilotables il faut les remplacer par d’autres centrales pilotables.
Données BP Statistical Review.
Emissions domestiques de gaz à effet de serre pour la France. Le secteur énergétique comprend les raffineries (environ la moitié du total), les centrales électriques au charbon, fioul et gaz (environ l’autre moitié), et les réseaux de chaleur pour la partie charbon et gaz (faibles).
Données CITEPA, inventaire format SECTEN.
Consommation mondiale d’énergie depuis 1860 (l’éolien et le solaire sont comptés en « équivalent primaire« , donc avec la convention la plus favorable possible). Il est facile de voir qu’aucune énergie n’en a vraiment remplacé une autre !
Compilation de l’auteur sur données Shilling et al., Smil, BP Statistical Review.
Part de chaque énergie primaire dans la production électrique mondiale. On voit que le charbon arrive en tête, suivi du gaz. La première production décarbonée est l’hydroélectricité, puis arrive le nucléaire.
Compilation de l’auteur sur données BP statistical Review.
Contribution, en pourcentage, de chaque mode décarboné à l’approvisionnement électrique des pays significatifs ayant la plus forte part de décarboné dans le monde. On constate que la France est le premier pays du G20 dans ce classement, et que, à l’exception du Danemark, qui est en fait une « annexe électrique » de la plaque scandinave et de l’Allemagne, seuls les pays montagneux parviennent à se passer de nucléaire pour avoir beaucoup de décarboné dans leur production électrique. On notera la faible part de l’ensemble solaire+éolien en Allemagne, à environ 20% du total, malgré plusieurs centaines de milliards d’euros injectés dans la construction de 100 GW de puissance installée pour ces deux modes.
Compilation de l’auteur sur données primaires BP Statistical Review.