Chronique parue dans L’Express du 13 février 2020.
Le principe de cette chronique mensuelle publiée dans l’Express est de commenter un fait (mesurable), qui, le plus souvent, sera « contre-intuitif » pour le lecteur. Pour savoir jusqu’où ce fait sera contre-intuitif, un petit sondage en ligne est effectué pendant une semaine à 15 jours avant que je ne rédige mon texte, pour demander « l’avis de tou(te)s ». C’est bien entendu votre serviteur qui formule la question ainsi que les réponses possibles.
Pour cette édition de cette chronique, la question posée était la suivante : « Quelle est, selon vous, la part des émissions mondiales de gaz à effet de serre engendrées par notre usage du numérique ? ». Les réponses possibles étaient moins de 1%, environ 4%, et environ 10%. La bonne réponse est bien entendu fournie et commentée dans ce billet ; celle obtenue par le sondage fournie à la fin du billet.
Né en 1945 de l’effort de guerre américain, le premier ordinateur entièrement électronique de l’histoire pesait 30 tonnes, contenait 17 500 tubes à vide (unité logique élémentaire ensuite remplacée par le transistor), et absorbait la puissance de 80 radiateurs électriques (150 kilowatts). Il était destiné au calcul des tables de tir pour l’artillerie. En soixante-dix ans, moins qu’une vie humaine, ordinateurs, tablettes, téléphones, réseaux, écrans tactiles et/ou connectés ont envahi le moindre recoin de nos vies. Impossible de payer ses impôts, de s’informer ou de communiquer, de prendre un rendez-vous chez le médecin ou d’acheter quoi que ce soit sans ce nouveau compagnon du quotidien : le numérique.
A l’époque où la numérisation a commencé à se répandre, un mot est apparu : « dématérialisation ». C’était évident, mon cher Watson : puisqu’il n’y avait plus de papier, le support matériel de la circulation de l’information avait disparu. Disparu ? Pas vraiment : il faut consommer 2.000 kilowattheures d’énergie et émettre une demi-tonne de CO2 en moyenne pour fabriquer un ordinateur portable, qui contient 40 métaux différents, pour l’essentiel présents en quantités bien trop faibles pour être recyclés ensuite.
Même un smartphone, qui pèse 200 grammes, a demandé plusieurs dizaines de kilos de combustibles
fossiles pour sa fabrication. Et ces terminaux – une famille où l’on trouve aussi les écrans tactiles de toute nature (tablettes, caisses enregistreuses, pupitres de commande en libre-service dans les magasins), les écrans connectés (nos télévisions, les écrans publicitaires du métro…), peut-être demain les objets connectés -, seraient inutiles s’il n’y avait pas, pour les relier, un réseau de télécommunications, bien matériel lui aussi. Ce dernier nécessite des câbles, des supports d’antenne, des équipements électroniques pour la gestion, et, à l’autre bout, les fameux data centers, qui ne représentent toutefois qu’un petit quart de l’empreinte globale, fabrication incluse. Enfin, il faut produire de l’électricité pour faire fonctionner tout cela. Chez nous, cette dernière est largement décarbonée, puisque ni nucléaire, ni hydroélectricité, ni éolien ne sont significativement émetteurs de CO2. Mais ce n’est pas le cas partout : si l’on prend l’ensemble des électrons produits sur terre, environ 40 % viennent d’une centrale à charbon, et 25 % d’une centrale à gaz.
Résultat : si l’on agrège fabrication et fonctionnement de ses composantes, le numérique mondial, en 2018, c’était 4% des émissions de gaz à effet de serre issues des activités humaines. C’est certes moins que les 10% supposés par la majorité des personnes interrogées par L’Express (voir infographie ci-dessous), mais c’est autant que ce qui a été émis par la flotte mondiale de camions, ou deux fois les émissions du transport aérien. Le numérique, c’est aussi désormais environ 10% de l’électricité mondiale (les serveurs en consommant 4% à eux seuls), 80 % des données qui transitent concernant de la vidéo.
Dit autrement, 80% du flux de données sur la Toile sert à transmettre des images animées, avec quatre usages d’importance à peu près égale : les vidéos en streaming, le porno, les « tubes », et enfin tout le reste… Et non seulement le numérique n’est pas dématérialisé, mais il l’est de moins en moins : son empreinte carbone augmente de presque 10 % par an, de telle sorte qu’avant 2025, une poursuite de la tendance amènerait le digital à être aussi polluant que le milliard de voitures, qui pèsent 6% des émissions mondiales…
Peut-on limiter la dérive climatique tout en disposant de la 5G, des objets – dont la voiture – connectés, de la ultra-haute définition et autres « nouveautés » que les aficionados du digital attendent avec impatience ? La réponse est malheureusement non. Il va falloir choisir.
Cadeau bonus : quelques graphiques à l’appui de cet article
Vous trouverez ci-dessous quelques graphiques non publiés avec la chronique, mais utiles pour comprendre certaines affirmations.
Génération électrique mondiale depuis 1985, discriminée par type de production. On constate que la production d’origine fossile (charbon, gaz, pétrole) augmente en valeur absolue. Données BP Statistical Review.