Chronique parue dans L’Express du 9 avril 2020.
Le principe de cette chronique mensuelle publiée dans l’Express est de commenter un fait (mesurable ou observable), qui, le plus souvent, sera « pas évident » pour le lecteur. Pour savoir jusqu’où ce fait sera contre-intuitif, un petit sondage en ligne est effectué pendant une semaine à 15 jours avant que je ne rédige mon texte, pour demander « l’avis de tou(te)s ». C’est bien entendu votre serviteur qui formule la question ainsi que les réponses possibles.
Pour cette édition de cette chronique, la question posée était la suivante : « Selon vous, à quel moment la production mondiale de pétrole est passée, ou passera par un maximum historique ? ». Les réponses possibles étaient « Entre 1974 et 1979 » (choisie par 21% des répondants), « En 2008 » (choisie par 11%), « Entre 2018 et 2022 » (choisie par 48% des répondants), et enfin « Après 2040 » (choisie par 20% des répondants).
La bonne réponse est bien entendu fournie et commentée dans ce billet ; celle obtenue par le sondage fournie à la fin du billet.
Du pétrole ? Mais nous en avons trop ! De fait, avec un baril qui se traine entre 20 et 30 dollars dans un contexte de surproduction massive, il serait déraisonnable d’expliquer que nous en manquons déjà. Et pourtant…
Du début du 20è siècle aux chocs pétroliers, qui marqueront la fin des Trente Glorieuses, la production d’or noir mondiale a cru au rythme insolent de 5% à 10% par an, contribuant fortement à une hausse de la production économique qui a décuplé de 1900 à 1974.
Ces chocs pétroliers, nous avons coutume de les voir comme un accident de parcours qui a vu le prix s’envoler, puis redevenir sage, et « tout repart comme avant ». Mais en fait tout n’est pas reparti comme avant. De 8% juste avant les chocs, le rythme de croissance de la production de pétrole est descendu à un modeste 1% de moyenne pendant les 30 années qui ont suivi.
1%, cela signifiait toujours la croissance de l’approvisionnement global, mais non le maintient de l’approvisionnement par personne : si l’indicateur retenu est la quantité produite par terrien et non la quantité produite globale, le premier pic est survenu en 1979. Jamais un humain n’avait autant utilisé de pétrole que cette année là, et jamais plus il n’en utilisera autant.
Et entre autres conséquences de ce passage du pic de la production par personne, nous avons assisté, dans tous les pays occidentaux en même temps, à l’apparition du chômage, de l’endettement public, des services (pour mieux mutualiser une production qui ne croissait plus aussi vite), et de la mondialisation, c’est à dire la recherche de gains de productivité en allant chercher ailleurs du travail pas cher.
En 2005, la modeste croissance du pétrole s’arrête encore. C’est que le monde s’apprête à connaître un nouveau pic de production, global cette fois : c’est celui qui va s’appliquer, en 2008, à l’ensemble de ce qui s’appelle le pétrole conventionnel. Ce terme désigne le pétrole « classique », qui s’extrait d’une roche poreuse où il est allé s’accumuler après une lente migration dans le sous-sol depuis la roche qui l’a vu naître, qui s’appelle la « roche mère ». Le pétrole a été formé dans cette dernière par chauffage géothermique de la matière organique qui a été enfouie dans le sol avec les sédiments océaniques qui donneront la roche mère elle-même.
Ce passage du pic conventionnel conduit la production mondiale à rester quasiment stable de 2005 à 2009, déclenchant un nouveau choc, qui vient heurter le mur de dettes qui s’est patiemment construit depuis le choc de 1973, et qui restera dans les mémoires sous le nom de « crise des subprime ».
Mais les pétroliers n’ont pas encore dit leur dernier mot, et la production repart grâce à deux ressources de fonds de tiroir : les sables bitumineux du Canada, et surtout les pétroles de roche mère des USA. Connus depuis longtemps, mais plus difficiles à extraire que le pétrole conventionnel, ces hydrocarbures avaient été laissés de côté, car ils demandent des investissements bien plus importants par baril extrait que le brut « ordinaire ».
Malgré cet apport, depuis fin 2018 la production a de nouveau cessé de croitre. Elle va même décroitre à bref délai, car à 20 ou 30 dollars le baril (voire moins de 10 pour celui issu des sables bitumineux canadiens, qui fait l’objet d’une décote) personne ne gagne d’argent dans ces « nouveaux pétroles ». Quelque part entre 2018 et 2022, le monde passera donc par un pic « tous pétroles », qui sera peut-être le bon.
Cela va avoir une conséquence majeure pour nous. Cela fait 40 ans que le PIB mondial varie exactement comme la quantité de pétrole qui sort de terre (quel que soit son prix), parce que les transports sont le facteur limitant de l’économie mondiale. Quand le pétrole va se mettre à baisser de façon structurelle, le PIB va faire de même « un certain temps ». Les montagnes de liquidités qui seront déversées post-covid n’y changeront hélas pas grand chose.
Cadeau bonus : quelques graphiques à l’appui de cet article
Vous trouverez ci-dessous quelques graphiques non publiés avec la chronique, mais utiles pour comprendre certaines affirmations.
Variation, lissée sur 10 ans, de la production de pétrole dans le monde depuis 1900. On voit bien que de 1900 aux chocs pétroliers, cette variation se promène dans une fourchette qui va de 5% à 10% de croissance par an, ce qui va permette à l’or noir de contribuer à une croissance très forte de l’approvisionnement énergétique mondial, donc du parc de machines en fonctionnement (voir graphique suivant), donc du PIB. Données primaires Shilling et al. & BP Statistical Review, calcul de l’auteur.
Variation, lissée sur 10 ans, de l’approvisionnement énergétique dans le monde depuis 1900. On voit bien que de 1900 aux chocs pétroliers, non seulement l’approvisionnement énergétique mondial augmente, mais il le fait de plus en plus vite. Depuis cette époque, cet approvisionnement augmente toujours, mais de moins en moins vite. Données primaires Shilling et al. & BP Statistical Review, calcul de l’auteur.
Approvisionnement énergétique par personne, en kWh par an (moyenne mondiale), depuis 1860. On voit l’essor spectaculaire du pétrole qui, quasi-inexistant en 1900, dépasse le charbon en 1962, pour atteindre en 1979 presque le double de la valeur du combustible solide. Rapporté à l’individu, c’est en 1979 qu’a eu lieu le pic de production : jamais depuis, et jamais à l’avenir sur une terre peuplée de milliards d’individus nous ne reviendrons à cette valeur de 1979, qui s’est élevée un peu au-dessus de 8600 kWh de pétrole par personne en moyenne, soit environ 860 litres consommés dans l’année pour chaque terrien (mais avec des disparités majeures, puisque 28% du pétrole mondial était consommé par les USA en 1979, alors que la même année la Chine prenait 2,8%, soit… 1% de moins que la France !).
Données primaires Shilling et al. ; BP Statistical Review ; Nations Unies, calcul de l’auteur.
Production mensuelle de pétrole brut & condensats dans le monde. On voit clairement le plateau qui démarre en 2005, et qui va durer jusqu’en 2010, c’est-à-dire au moment où la très forte hausse du prix va déclencher le « raclage de fond de tiroirs », à savoir d’une part la récupération assistée sur les gisements conventionnels, et d’autre part l’essor des pétroles non conventionnels (images suivantes). Ce plateau a directement déclenché la baisse de l’approvisionnement dans les pays de l’OCDE et la crise financière qui s’en est en suivie (qui a suivi un ralentissement du PIB incompatible avec le niveau de dette à rembourser).
Données Energy Information Agency.
Production américaine de pétrole, discriminée entre « conventionnel » et « pétrole de schiste ». L’essor de ce dernier à partir de 2009 est spectaculaire. Source : Oil from a Critical Raw Material Perspective, Geological Survey of Finland
Vue aérienne d’un champ de « shale oil » aux Etats Unis, dans la région d’Odessa (Texas). Chaque rectangle clair accueille un puits, et fait la taille d’un petit terrain de foot (50 à 70 m de long sur 30 à 50 m de large). Ce type d’exploitation nécessite beaucoup plus de puits pour une production donnée que le pétrole « conventionnel » (et occupe plus d’espace), ce qui explique qu’il coute plus cher.
Production de pétrole au Canada discriminée par type. On voit clairement l’essor des sables bitumineux, qui produisent un pétrole de synthèse qui ressemble à du pétrole « normal ». Source : Oil from a Critical Raw Material Perspective, Geological Survey of Finland
Variations respectives, depuis 1965, de la quantité de pétrole produite (donc consommée) dans le monde (pas du prix !), en violet, et du PIB par personne en moyenne mondiale, en bleu.
Dans les deux cas de figure il s’agit de moyennes glissantes sur 3 ans.
On voit facilement que, depuis 1986, la variation du PIB par personne est parfaitement ajustée sur celle de la quantité de pétrole qui sort des puits. Quand il y a un décalage temporel, c’est bien la variation sur le pétrole qui précède celle sur le PIB, et non l’inverse.
Source des données : BP Statistical Review, 2018, et World Bank, 2018, calculs de l’auteur.