Question sans intérêt, vont peut-être penser certains : bien sur qu’il est facile de stocker l’énergie. Il suffit d’avoir un réservoir de fioul chez soi, le plein d’essence dans la voiture, un tas de charbon dans la cave, ou encore une pile électrique : tout cela permet effectivement de disposer d’un stock d’énergie que nous pouvons consommer quand nous le souhaitons.
En effet, ce qui fait l’intérêt de l’énergie, ce n’est pas seulement d’en avoir : c’est d’en avoir quand nous en avons le souhait. La marine à voile ou les moulins à vent, qui dépendent d’une source d’énergie qui n’est pas nécessairement présente quand nous désirons qu’elle le soit, illustrent bien ce problème. Dès lors que nous ne pouvons pas stocker l’énergie provenant d’une source donnée, l’usage qui en découle ne se passe pas nécessairement quand nous bon nous semble, mais quand nous le pouvons. C’est très certainement un facteur déterminant pour l’organisation de la société.
Actuellement, 85% de l’énergie commerciale (c’est à dire celle qui est vendue à quelqu’un par quelqu’un d’autre) consommée dans le monde est constituée de combustibles fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel) qui remplissent naturellement la fonction de stock (c’est même comme cela que ces énergies sont définies : elles sont dites « énergies de stock ») : nous pouvons piocher dedans selon nos désirs, sans être tributaires d’impératifs particuliers, abstraction faite de la localisation parfois différente du stock et des consommateurs, comme c’est le cas pour le pétrole ou le gaz, mais cela est une autre histoire.
Répartition par nature de l’énergie commerciale (donc hors bois) consommée dans le monde en 2013.
Les énergies purement électriques (hydro, nucléaire, et les « divers ») sont converties sur la base de l’énergie primaire équivalente.
Source : BP statistical Review + Wood Hole Center
Pourquoi se préoccuper de stockage, alors, puisque pour le moment mère nature s’en est occupée pour nous en faisant des combustibles qui sont si faciles à déplacer et à entreposer ? Parce que, hélas :
- leur usage perturbe le climat, donc la disparition de leur usage sera peut-être le fruit de notre volonté de ne plus en utiliser (ou de ne plus en utiliser autant),
- les réserves sont finies, et quand bien même le problème ci-dessus serait résolu (ce qui est très loin d’être le cas actuellement), nous devrons bien nous en passer « un jour », si les petits cochons ne nous ont pas mangés avant.
De ce fait, si nous souhaitons conserver une organisation de société où 80% de l’énergie est disponible à la demande et non quand le vent souffle ou le soleil brille, il faudra alors disposer d’un moyen de stocker l’énergie produite quand le monde qui nous entoure le décide, pour la restituer quand nous en avons l’usage. Or c’est là que les ennuis commencent, car stocker l’énergie n’est pas toujours une affaire simple.
- Nous pouvons d’abord souhaiter stocker de l’énergie sous forme mécanique : un objet en mouvement, par exemple, possède une énergie dite « cinétique ». Pourquoi ne pas créer des grands volants d’inertie, ou d’autres objets en mouvement, qui stockeraient de l’énergie mécanique restituable à la demande ? Mais il faut des objets très lourds et rapides pour que de grandes quantités d’énergie soient mises en jeu à l’échelle de ce que nous consommons : un camion de 10 tonnes, roulant à 100 km/h, possède une énergie cinétique qui ne vaut « que » 1 kWh. Un volant d’inertie nécessitant une installation de quelques tonnes de poids permet donc de stocker quelques kWh au mieux : pas terrible.
- l’énergie mécanique peut aussi être « potentielle », c’est à dire que l’on a utilisé de l’énergie disponible pour créer une situation où un mouvement peut se produire à la demande. Il peut s’agir d’eau remontée en altitude, d’un réservoir d’air comprimé, etc. De l’eau placée en altitude dans un réservoir de barrage, par exemple, peut être « descendue » à la demande, et lorsqu’elle descendra, elle acquièrera une vitesse, et donc une énergie cinétique, qu’il est ensuite possible de transformer en mouvement dans un alternateur, puis en électricité.
EDF utilise déjà cette possibilité, pour « stocker » une partie de l’électricité produite en heures creuses par les centrales nucléaires, qu’il n’est pas toujours commode d’arrêter rapidement la nuit : cette électricité sert à pomper de l’eau pour la remonter dans des lacs de barrage où elle sera utilisée ensuite.
Les barrages équipés de ce dispositif s’appellent des stations de pompage. Il faut faire tomber 3,6 tonnes d’eau (ou d’autre chose !) de 100 m de haut pour obtenir un kWh d’énergie (cinétique au départ). Un stockage de 1 km³ d’eau à 250 mètres d’altitude représente donc 680 GWh d’électricité « stockée » (moins les pertes du barrage), soit environ 11 heures de consommation d’un pays comme la France.
Schéma de principe d’une station de pompage.
Le système se compose de deux retenues d’eau, une au-dessus de la pompe/turbine et une en dessous. Quand il y a de l’électricité disponible pour pas cher (heure creuse) et que le bassin du dessus est vide, on actionne une pompe (qui consomme de l’électricité) pour remonter l’eau de la retenue aval (il faut donc un barrage à l’aval aussi, pour avoir de l’eau disponible en grandes quantités).
A l’inverse, quand il y a une forte demande d’électricité, alors on laisse chuter l’eau de l’amont vers l’aval, en actionnant au passage une turbine (classique) pour produire de l’électricité. Si la capacité aval est plus faible que la capacité amont le système sert à la fois de barrage classique (pour l’eau qui ne fait que descendre) et de station de pompage (STEP en abrégé).
Une partie de la STEP de Grand Maison, en France.
La retenue amont est le « lac de barrage », en haut, et la retenue aval un autre lac – la retenue du Verney – qui se trouve 900 m plus bas (en dénivelée) sur le cours d’eau (et n’est pas sur la photo).
Source : EDF / Photographe : Patrick de Goumoëns
- L’énergie peut être stockée sous forme de chaleur. Par exemple la croûte terrestre, chauffée par l’énergie géothermique dégagée par le centre de la terre (énergie géothermique qui provient elle-même de la radioactivité naturelle des roches), a emmagasiné des quantités considérables de chaleur, et a formé ainsi un stock dont nous pourrions récupérer une partie. Un ballon d’eau chaude que nous avons chez nous est aussi un stock d’énergie sous forme de chaleur. A l’avenir nous pourrions envisager de stocker la chaleur obtenue l’été pour l’utiliser l’hiver, ou celle obtenue le jour pour se chauffer la nuit, etc.Il faut augmenter la température de 86 kg d’eau de 10°C pour « stocker » 1 kWh d’énergie.
- L’énergie peut être stockée sous forme chimique. Tout combustible est un stock d’énergie sous forme chimique. Il suffit de faire brûler le composé ainsi stocké pour récupérer de l’énergie sous forme de chaleur.Si voulons disposer d’énergie sous forme « chimique » sans recourir au pétrole, au gaz ou au charbon, cela signifie qu’il faut recréer un combustible de manière rapide. Une première manière de faire est d’utiliser la photosynthèse, que l’on trouve également à l’origine des combustibles fossiles, qui ne font que nous restituer une petite partie de l’énergie solaire captée il y a plusieurs millions à plusieurs centaines de millions d’années.Le bois de feu ou les biocarburants nous permettent de stocker de l’énergie sous forme chimique, avec des rendement variables. Pour « stocker » 1 kWh sous forme de biocarburant il en faut environ 10 cl, ou environ 200 grammes s’il s’agit de bois. Pour la partie production, il faut disposer d’environ 1 m² (biocarburants) à environ 0,5 m² (bois) de surface par kWh (mais les biocarburants « intègrent » une dépense d’énergie fossile pour leur production).
- Nous pouvons aussi stocker l’énergie chimique sous forme d’hydrogène (dont il importe de rappeler qu’il n’existe pas naturellement sur terre). Il existe de multiples solutions sur le papier, mais aujourd’hui seules la compression et la liquéfaction sont techniquement au point pour faire tenir des quantités pas totalement ridicules dans un volume donné.De l’hydrogène comprimé à 200 bars (c’est à dire 200 fois la pression atmosphérique) « contient » 0,4 kWh par litre (un litre contient alors 30 grammes d’hydrogène), et en supposant que le poids du réservoir soit de 50 à 100 fois le poids de l’hydrogène stocké (c’est l’ordre de grandeur de ce que la technologie sait faire aujourd’hui), le poids du dispositif requis pour stocker l’équivalent d’un kg de pétrole (11,6 kWh) est de 17 à 35 kg environ. La liquéfaction permet de disposer de bien plus d’énergie par unité de volume, mais pour liquéfier il faut accepter de sacrifier plus de 50% de l’énergie contenue dans l’hydrogène initial : pas terrible !
- Enfin une batterie est encore un moyen de stocker de l’énergie sous forme chimique, les échanges d’énergie avec l’extérieur se faisant cependant sous forme électrique. Avec les batteries « standard » au plomb utilisées dans nos voitures, il faut environ 30 kg de batteries pour stocker 1 kWh. Il faut aussi tenir compte de l’énergie nécessaire pour fabriquer la batterie, qui représente 10% de l’énergie qui sera stockée pendant la batterie au cours de sa vie. Une pile est aussi un stock d’énergie chimique, à cette différence près que l’on investit généralement beaucoup plus de 1 dans la fabrication de la pile pour récupérer 1 ensuite.
- L’énergie peut être « stockée » dans un noyau atomique fissile. L’Uranium représente donc un stock d’énergie, à ceci près que le dispositif nécessaire pour « extraire » cette énergie (une centrale nucléaire) est un peu plus gros qu’un poêle à charbon. Il faut un dixième de milligramme d’uranium pour stocker un kWh : la quantité d’énergie nucléaire par unité de masse est la plus élevée de toutes les formes d’énergie que nous connaissons. C’est pour cela que son exploitation requiert des dispositifs très sophistiqués : c’est cette forme d’énergie qui libère les plus grandes puissances par unité de masse, et il faut savoir le gérer.
Récapitulons
Toute les formes d’énergie décrites ci-dessus peuvent se stocker, mais plus ou moins commodément, et avec un rendement plus ou moins bon. J’ai reproduit ci-dessous les masses qu’il faut mettre en jeu pour « stocker » l’équivalent d’un kg de pétrole.
Bois | Batteries plomb acide | Hydrogène comprimé | Masse en mouvement | Eau en altitude | Uranium | Chaleur |
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2,22 kg, quelques m2 de surface mobilisés sur un an | Plus de 300 kg de batteries | 15 à 30 kg de réservoir, occupant un peu moins de 30 litres | 2 camions de 40 tonnes lancés à 116 km/h | 43 tonnes d'eau pouvant effectuer 100 m de chute | 1 milligramme | 10 °C d'élévation de la température pour 1 tonne d'eau, ou 50 °C d'élévation pour 200 kg d'eau |
Masse requise pour stocker l’équivalent d’un kg de pétrole.
(11,6 kWh – 1,3 litre en gros)
Une conclusion s’impose à la lecture de ce tableau : pour les combustibles fossiles, la fonction de stock, qu’ils remplissent naturellement, sera très difficile à remplacer à énergie consommée équivalente lorsque l’usage de ces combustibles aura diminué, sauf pour le bois, qui est le plus proche en termes de masses et espaces mobilisés.
Le nucléaire est un cas intermédiaire : l’uranium n’est pas renouvelable et serait assez vite épuisé avec les filières actuelles, mais peut devenir quasi-renouvelable avec la surgénération, et par ailleurs il est très facile de stocker l’uranium mais bien plus difficile de stocker l’électricité qui est issue des centrales.
Et un kWh, c’est beaucoup ou c’est peu, finalement ?
1 kWh, c’est donc beaucoup quand il s’agit de le stocker, puisqu’il faut 30 kg de batteries pour cela, mais bien peu quand il s’agit de le consommer : en moyenne, et toutes énergies confondues, un Français consomme environ 45.000 kWh par an, soit 5 kWh par heure ! Un homme au travail consommant une puissance de 200 Watts environ, cela signifie qu’un Français dispose, à travers sa consommation d’énergie, de l’équivalent de 25 esclaves en permanence si nous prenons la puissance absorbée, voire de 100 esclaves si nous raisonnons en termes d’énergie mécanique ou thermique restituée : ces esclaves des temps modernes s’appellent voiture, chaudière, lave-linge, usines automatisées, etc. Et il ne s’agit pas là des « esclaves » de M. Seillère ou de M. Messier, mais bien des esclaves de M. tout le monde.
Cependant une très large part de cette énergie nous semble « invisible », car elle ne nous est pas facturée sous forme de kWh, mais de manières très diverses, et souvent nous ne les voyons pas directement mais seulement au travers de ce que nous consommons.
Ainsi, pour consommer 1 kWh, il suffit de :
- rouler 1 km avec une voiture qui consomme 8 litres aux 100 (la moyenne annuelle par véhicule est de l’ordre de 14.000 km, soit autant de kWh consommés dans l’année),
- ou faire 5 km en train,
- ou faire faire 200 m à un semi-remorque,
- ou faire 1 à 2 km en avion (il s’agit bien de l’énergie dépensée par personne, et non pour l’ensemble de l’avion !),
- ou faire fonctionner un réfrigérateur sur une journée, ou faire fonctionner un congélateur sur une demi-journée (moyennes françaises),
- ou faire fonctionner un sèche linge 1/4 d’heure,
- ou éclairer une maison moyenne pendant une soirée « moyenne » (moyenne française),
- ou chauffer un seul m² de maison pendant une demi journée à une journée,
- ou fabriquer 200 à 500 grammes d’acier (selon que l’on recycle ou pas) ou de carton, 100 à 200 grammes de plastique, ou quelques dizaines de grammes d’aluminium,
- ou manger 100 grammes de bœuf ou 500 grammes de porc (l’énergie « incluse » dans la viande est essentiellement l’énergie qu’il a fallu dépenser pour cultiver les céréales dont la bête s’est nourrie, ce qui a nécessité de l’essence dans le tracteur, et surtout la fabrication d’engrais : l’agrochimie est très intensive en énergie),
- ou acheter 600 grammes de litchis ou d’ananas venus des îles par avion,
- ou consommer une demi-heure de temps d’un employé de bureau (sur la base d’une dépense d’énergie de 1,5 tonne équivalent pétrole par an et par salarié du tertiaire).