Pas de jaloux : il n’y a pas que le pétrole qui va passer par un « pic de production », c’est-à-dire un maximum à la production mondiale avant un déclin plus ou moins marqué. Le gaz y aura droit aussi, pour les mêmes raisons que celles qui permettent d’affirmer que cela sera le cas pour le pétrole :
- le gaz s’est formé au cours du même processus que celui qui a permis au pétrole d’exister, et de ce fait son stock sous terre est fixé une bonne fois pour toutes au début de la civilisation industrielle, comme pour le pétrole,
- l’extraction de gaz au cours du temps ne peut donc pas être indéfiniment croissante (sinon le gaz extractible serait infini), ni même indéfiniment constante (sinon sinon le gaz extractible serait aussi infini), mais doit – c’est mathématique, comme pour le pétrole – partir de zéro, terminer à zéro, et passer par un maximum absolu entre les deux.
Et pour rester dans les analogies, il n’y a pas plus 65 ans de tranquillité avec le gaz qu’il n’y a 40 ans de tranquillité avec le pétrole ! La fin de la tranquillité, pour le gaz, interviendra, selon les zones, d’ici 10 à 60 ans.
Pour savoir ce qui pourrait se passer sur le gaz, la méthode est la même que pour le pétrole :
- il est difficile d’extraire du sol un gaz qui n’a pas d’abord été découvert, donc la courbe des découvertes nous donnera les volumes qui peuvent être produits « plus tard »,
- Pour deviner la date approximative du maximum de production, il faut d’une part faire une hypothèse sur le cumul de la production gazière du début à la fin de l’ère du gaz (les réserves ultimes), qui est au plus égal au cumul des découvertes, et sur la forme approximative de la courbe de production (qui se déduit du délai moyen séparant découvertes de production).
Alors au travail ! (conseil d’ami : lisez d’abord la page sur le pic de production du pétrole avant ce qui suit, car nombre de raisonnements sont les mêmes).
Découvrir, d’abord
Comme pour le pétrole, le pic de production pour le gaz dépendra avant tout de la quantité totale de gaz extractible sur terre, et la seule manière d’avoir connaissance de l’existence de de gaz est de le découvrir. Comme pour le pétrole, le maximum du gaz extractible est donné par le cumul des découvertes. Or pour le gaz comme pour le pétrole, le maximum des découvertes annuelles est déjà… loin derrière.
Evolution des découvertes mondiales de pétrole et de de gaz extractible (il s’agit donc de l’évaluation 2P, faite à la date de découverte) pour le monde dans son ensemble, hors USA et Canada.
L’axe de gauche est gradué en milliards de barils de pétrole (ou d’équivalent pétrole pour le gaz), ce qui correspond aux barres bleues, qui donnent les volumes découverts par tranche de 5 ans.
L’axe de droite est gradué en nombre de gisements découverts, et correspond à la courbe orange qui passe par un maximum 15 ans après le maximum des volumes découverts.
Le nom du plus grand gisement de gaz ou de pétrole découvert est indiqué pour chaque tranche de 5 ans si cela est pertinent (par exemple Burgan et Ghawar concernent le pétrole, Urengoy, North Field et South Pars du gaz).
Notons deux faits bien connu des pétroliers mais beaucoup moins du grand public :
- Cela fait 40 ans que nous sommes passés par le maximum des découvertes annuelles de gaz (et 50 ans pour le pétrole), découvertes qui déclinent depuis 1970, et sont désormais largement inférieures à la production (mais cela n’empêche pas les réserves prouvées de continuer à croître, pour des raisons de nomenclature ou… de bluff !),
- Le nombre de gisements découverts chaque année est le même aujourd’hui que dans les années 60, mais pour des volumes 4 à 5 fois inférieurs (les gisements découverts sont donc 4 fois plus petits en moyenne).
Source : IHS energy, 2006
Par ailleurs, pour pouvoir dater le maximum, il faut aussi disposer du temps moyen qui sépare découvertes de production. Le graphique ci-dessous précise cela pour le gaz dans son ensemble.
Ce graphique donne la durée qui sépare la découverte d’une fraction donné des réserves ultimes de l’extraction du sous-sol de cette même fraction des réserves ultimes.
(« ultimate discovery » = réserves ultimes).
Ainsi, il a fallu environ 45 ans pour passer de la découverte de 10% des réserves ultimes (ce qui correspond à la graduation 0,1 sur l’axe des abscisses) à la production – c’est-à-dire l’extraction du sol – de 10% des réserves ultimes. Il a fallu 55 ans pour passer de la découverte de 20% des réserves ultimes à leur extraction du sol, et… pour le moment l’histoire s’arrête là.
Les auteurs de ce graphique supposent donc que seulement 20% des réserves ultimes ont été produites (extraites du sol) à ce jour. En d’autres termes, 80% des réserves ultimes peuvent encore sortir du sol, à supposer que nous ne nous soucions pas du changement climatique !
Source : « Transport energy futures: long-term oil supply trends and projections », Australian Government, Department of Infrastructure, Transport, Regional Development and Local Government, Bureau of Infrastructure, Transport and Regional Economics (BITRE), Canberra (Australie), 2009
Ensuite, comme pour le pétrole, on passe des découvertes à la production, sachant que bien entendu l’avenir n’est pas totalement écrit !
Ce graphique résume la manière dont on passe des découvertes mondiales de gaz extractible (en vert puis en noir pointillé) à la production (en rouge puis en courbes pointillées de couleurs diverses). L’ensemble est gradué en mille milliards de mètres cubes par an.
La courbe verte présente les découvertes de gaz extractible depuis 1950, en trillions de mètres cubes (un trillion = mille milliards). La valeur reportée est l’estimation 2P des réserves à leur date de découverte.
La courbe rouge présente la production mondiale de gaz depuis la même date, et nous voyons que la production cumulée représente effectivement une faible fraction des découvertes cumulées. Que va-t-il se passer ensuite ?
Les progrès de la technique et les réévaluations sur le potentiel des découvertes passées vont conduire à revoir les évaluations initiales (en général à la hausse) du gaz extractible sur les gisements déjà découverts, ce qui est illustré sur le graphique par les flèches « réévaluations à venir ». Toutefois pour des raisons physiques la réévaluation sera moins forte que pour le pétrole,
D’autres découvertes vont avoir lieu à l’avenir, mais elles ne seront pas aussi importantes que les découvertes passées, ce qui est normal puisque la planète a déjà été bien explorée !
En fonction de l’ampleur de ces réévaluations et nouvelles découvertes, la production future va encore monter un peu ou beaucoup, et redescendre vers 2020 ou vers 2040 ; la production cumulée ne pourra en aucun cas dépasser les découvertes cumulées de gaz extractible.
Source : Yves Mathieu, Institut Français du Pétrole, 2009
Extraire, ensuite
Comme pour le pétrole, le deuxième élément qui compte sera le taux d’extraction réel des ressources découvertes, ou qui pourraient l’être. Les discussions sur ce taux sont évidemment indissociables des avis des uns et des autres sur les progrès techniques à venir. Dans ce débat, les « techniciens » sont traditionnellement plus pessimistes que les économistes (entre autres choses parce que les économistes ont horreur du déclin, qui est pourtant une réalité quotidienne dans l’exploitation du pétrole ou du gaz !).
Une fois tout ceci exposé, qui pense quoi ? A tout seigneur tout honneur, commençons par la production française !
Production mondiale de gaz en mille milliards de mètres cubes par an.
(mille milliards de mètres cubes de gaz ≈ 0,9 milliard de tonnes équivalent pétrole).
La courbe indique la production réelle jusqu’en 2008, puis des profils divers selon les hypothèses :
- en noir gras figure la production assurée à partir des gisements déjà en exploitation : cette production passera par un plateau démarrant en 2010, et se terminant vers 2025, avant un déclin marqué.
- mais certains champs déjà découverts ne sont pas encore en production, et par ailleurs on sait évaluer statistiquement des découvertes minimum restant à faire sur la planète. Le supplément de production venant de ces champs correspond à la courbe en noir fin. Cet apport permet d’augmenter la production jusqu’à 4000 milliards de mètres cubes par an, et d’extraire 38 000 milliards de mètres cubes supplémentaires Toutefois ces ressources contribueront à la production pour autant que l’on dépense l’argent pour les chercher et les exploiter !
- puis il y a la possibilité d’un « rab » : les ressources à découvrir « probables ». Il s’agit de gisements très vraisemblablement présents quelque part, mais dont l’existence n’est pas garantie à 100%.
- enfin il y a la possibilité d’une « bonne surprise » : les ressources « possibles ». Ces ressources se rapprochent de l’évaluation 3P pour les réserves d’un gisement.
Les gaz non conventionnels aux USA sont déjà compris dans les ressources extractibles dans le schéma ci-dessus, mais pas ceux hors des USA.
Source : Yves Mathieu, Institut Français du Pétrole, Panorama 2010
Autres vues sur le même pic
L’Institut Français du Pétrole n’est bien sûr pas le seul à faire des pronostics sur l’évolution de la production gazière. En voici quelques autres ; comme pour le pétrole ce qui les différencie fondamentalement à la base est l’évaluation des réserves ultimes et la vitesse possible de mise en production de ces réserves. Commençons tout d’abord par un rapport fait par l’administration australienne et qui est largement détaillé sur la page traitant du pic de production du pétrole.
Simulation de la production mondiale de gaz, en mille milliards de pieds cubes par an (ah ces anglo-saxons !!), et en discriminant conventionnel et non conventionnel.
150.000 milliards de pieds cubes ≈ 4000 milliards de mètres cubes par an.
Cette simulation donne un maximum du même ordre que celui de l’IFP, mais vers 2050 (par contre l’hypothèse d’un plateau du conventionnel qui démarre en 2010 est partagée).
Source : « Transport energy futures: long-term oil supply trends and projections », Australian Government, Department of Infrastructure, Transport, Regional Development and Local Government, Bureau of Infrastructure, Transport and Regional Economics (BITRE), Canberra (Australie), 2009.
Dans les autres pronostics disponibles, nous pouvons notamment citer Pierre-René Bauquis, ancien directeur gaz puis ancien directeur stratégie de Total, qui considère que le pic gazier mondial arrivera entre 2030 et 2050 (donc un peu plus tôt que le pronostic ci-dessus qui le met en 2050), également à 4000 milliards de mètres cubes par an (soit environ 3,6 milliards de tonnes équivalent pétrole par an).
Pic de production et… pic d’exportation (ou d’importation)
Une différence majeure entre le pétrole et le gaz est que le pétrole est liquide et le gaz… gazeux (7 ans d’études supérieures pour en arriver là, avouez que ca vaut le coup !). Cette évidence va engendrer une réalité complètement différente du commerce mondial. A la différence du pétrole, pour lesquel les coûts de transport représentent 10% à 15% du coût de production, pour le gaz ces coûts arrivent en premier: le transport peut coûter jusqu’à 10 fois plus que la production ! Ce coût de transport élevé comparé au coût de production empêche le gaz de faire l’objet d’un vrai marché mondial, comme pour le pétrole ; seulement 22% du gaz extrait dans le monde passe une frontière avant d’être consommé, alors que c’est le cas pour les 2/3 du pétrole produit.
Du coup le gaz est donc plus une juxtaposition de marchés régionaux qu’un vrai marché mondial, et les pics auront bien plus une réalité régionale que pour le pétrole. Evidemment cela ne rend pas les pronostics plus simples… mais nous pouvons tenter un peu de prospective pour l’Europe des 27, qui importe aujourd’hui 60% de son gaz (ce pourcentage tombe à 40% si l’on considère que l’Union et la Norvège forment un tout géopolitique homogène, ce qui n’est pas complètement idiot, même si la Norvège ne fait pas partie de l’Union).
Evolution de la production domestique et des importations de gaz en Europe « géographique » (Union Européenne et Norvège) depuis 1970.
La production de la Mer du Nord, qui assure actuellement 60% de l’approvisionnement européen, a passé son pic au début des années 2000, avec comme conséquence que l’approvisionnement global (production domestique+importations) a commencé à décliner. Quand la Norvège – plus gros producteur de la Mer du Nord – va passer son pic de production, le déclin devrait devenir plus marqué.
Source : BP Statistical Review, 2013
Part de chaque provenance dans les importations de gaz en Europe politique.
(pour les pays « mineurs » les pourcentages exacts peuvent varier un peu selon les sources, mais le trio Russie-Norvège-Algérie est toujours donné gagnant dans le même ordre et avec à peu près les mêmes pourcentages).
Source : Pierre-René Bauquis, Total Professeurs Associés, 2008
Le pronostic fait sur l’évolution de la production de gaz russe est donc crucial pour savoir si les européens pourront continuer à se chauffer au gaz pour pas cher ou pas, et si « on » remplacera effectivement du nucléaire par du gaz. En Russie, il y a Gazprom… et le reste : Gazprom y représente 85% de la production ! Or cette dernière va probablement rester plate pour les décennies à venir, le déclin normal des champs en exploitation étant juste compensé par les nouveaux projets mis en développement (notamment Yamal).
A côté de cela, si on demande l’avis aux consommateurs, chacun en veut plus qu’avant !
Production de Gazprom de 2000 à 2020, discriminée par gisement exploité (aires brunes), et consommation souhaitée (barres verticales).
CIS désigne les pays de l’ancienne URSS (dont l’Ukraine, qui revendique sa part, on s’en souvient !). Le développement de gisements dans certains de ces pays (Kazakhstan, Turkménistan) va « alléger » les importations de gaz russe dans ces mêmes pays (ce qui explique pourquoi la partie rouge de la barre diminue après 2015).
Côté production, ce qui va permettre de prendre le relais des champs actuellement en exploitation est Yamal, un champ géant en Sibérie, et dans une moindre mesure celui de Stockman (et ses satellites). La production de Gazprom se maintient donc à environ 550 milliards de mètres cubes par an, et dans le même temps la production hors Gazprom passera au mieux de 100 à 200 milliards de mètres cubes par an (c’est la prévision de l’AIE, qui est généralement une borne supérieure, voire très supérieure, à la réalité !). Le total va donc passer de 650 à 750 milliards de mètres cubes par an environ.
Dans le même temps, les consommateurs voudraient passer de 640 à… 810 milliards de mètres cubes par an. Tout le monde ne va pas être servi : il va donc y avoir un « pic des importations ». Sur le dos de qui l’Europe sauvera-t-elle ses importations si elle les sauve…. et que se passe-t-il si elle ne les sauve pas ?
Source : Pierre-René Bauquis, Total Professeurs Associés, 2008
Sachant, encore une fois, que le gaz se transporte mal (à tel point qu’aujourd’hui l’Iran consomme du gaz importé sur une côte, et exporte la totalité de sa production venant de l’autre, parce que construire un gazoduc qui traverserait le pays pour aller des champs situés d’un côté du pays aux villes situées de l’autre coûterait plus cher !) le débat sur la date et le niveau des divers pics régionaux et la manière dont cela va changer la donne ne fait que commencer.
Certes les gaz non conventionnels ont fortement changé la donne en Amérique du Nord pour quelques dizaines d’années, mais comme le gaz est une affaire de marchés régionaux – ce qui se traduit notamment par des prix très différents désormais selon les zones – cela ne signifie pas que pour l’Europe l’avenir va s’écrire très différemment.