Dès que les cours du pétrole font un peu de yoyo, ce qui est assurément le cas en cette année 2005, un débat revient sur le devant de la scène, qui est celui de l’influence réelle du prix du baril sur les économies dites « développées ». Ceux qui pensent qu’il y a une dépendance forte de la croissance économique au prix du baril considèrent de fait que les ministres peuvent faire de grands discours, et les responsables syndicaux tout autant : une fois que le cours du baril est ce qu’il est, la messe est dite, et les actions correctives des gouvernements pour préserver l’emploi ou obtenir la fameuse « croissance » (qui pourrait très bien ne s’avérer qu’une savante construction intellectuelle !) jouent à la marge.
Cet argument « dépendance forte », s’il est valide, signifie aussi que les leaders syndicaux se trompent d’ennemis quand il désignent à la vindicte populaire les actions du MEDEF ou de Dieu sait quel ministre lorsque le chômage monte. Le véritable coupable, c’est alors le prix de l’or noir !
Celles et ceux qui considèrent que la dépendance est faible ont une manière de voir le monde qui est l’exact opposé : le cours du pétrole joue à la marge, les véritables déterminants étant les politiques économiques des gouvernements, les plans pour l’emploi, les actions du MEDEF, etc.
Le meilleur moyen de savoir qui a raison n’est-il pas finalement d’aller voir ce que racontent les statistiques ? Cette petite page propose une comparaison sur 20 ans environ des évolutions respectives du cours du baril sur les marchés mondiaux (en dollars constants, et il s’agit bien sûr d’une moyenne sur l’année), du chômage dans la zone OCDE, et de la croissance économique dans cette même zone. Si l’argument « dépendance forte » est le bon, alors il doit être possible de trouver une corrélation entre le cours du pétrole et les autres indicateurs économiques, et qui reste valide bien au-delà d’une mandature, des spécificités nationales, et des gouvernements en place dans les divers pays de la zone OCDE.
Avant de nous attaquer à l’exercice, il faut cependant rappeler que les séries statistiques ont souvent la mauvaise idée de faire l’objet de ce que l’on appelle des « ruptures de série » (on cesse de compter de la même manière, comme cela a par exemple été le cas en France pour le chômage), ou de ne pas être établies de la même manière selon les pays (le chômage offre encore une belle illustration de ce phénomène, les uns appellant chômeur quelqu’un qui a travaillé moins de tant d’heures dans le mois, les autres quelqu’un qui n’a pas travaillé du tout).
De ce fait, il n’est pas aussi simple qu’il y paraît de disposer de séries très longues, homogènes, et cela peut gêner les comparaisons. Le traitement ci-dessous est réalisé avec des statistiques partant de 1979, ce qui, c’est une coincidence, est aussi l’année du plus haut du baril de pétrole pour le 20è siècle en dollars constants, à plus de 80 dollars 2004 par baril (mais le plus haut de tous les temps a été atteint en… 1864 !). Et l’on peut avoir de grandes crises économiques sans choc pétrolier, comme le graphique ci-dessous le rappelle aussi : en 1929, le prix du pétrole est resté très sage, mais il est vrai qu’à l’époque les transports étaient loin d’occuper la place qu’ils ont prise depuis.
Evolution du prix du baril en dollars constants (dollars de 2004) depuis 1861.
Même à 60 dollars le baril, nous sommes encore sous les records du 20è siècle, avec plus de 80 dollars (dollars 2004) le baril en moyenne sur 1980.
Source des données : BP Statistical Review, 2005
Comparaison brute
Une première manière de faire l’exercice est tout simplement de mettre sur un même graphique les valeurs au cours du temps de la croissance économique, du chômage, et du cours moyen du baril sur l’année.
Comme les valeurs sont très différentes (un taux de croissance, c’est quelques % d’augmentation du PIB d’une année sur l’autre, alors qu’un cours du pétrole, c’est quelques dizaines de dollars), on fait ce qui s’appelle une « normalisation » : on multiplie par 100 puis on divise par la valeur de l’année 1979 l’ensemble de chaque série. Avec ce traitement, la valeur en 1979 vaut toujours 100, quelle que soit la série, et ensuite cela monte ou baisse en reflétant la tendance réelle, mais avec des valeurs qui « tournent autour » de 100 pour toutes les séries, ce qui permet une comparaison sur un graphique avec la même échelle.
Ce premier traitement donne ce qui figure ci-dessous.
Evolution comparée des valeurs normalisées (valeur 100 en 1979) de la croissance économique de la zone OCDE, du taux de chômage de la zone OCDE, et du cours du pétrole en dollars 2004 constants (moyenne sur l’année).
S’il y a des corrélations, elles ne sautent pas aux yeux, et en particulier il n’est pas aisé de voir une corrélation claire entre le prix du baril et la croissance économique, et même entre taux de chômage et prix du baril.
Source des données : cours du pétrole, BP Statistical Review, 2005 ; chômage et croissance économique dans la zone OCDE : OCDE.
Cette simple comparaison ne permet donc pas de départager les deux discours possibles sur le degré de dépendance des économies occidentales au cours du baril. Comme la comparaison brute est de très loin l’exercice le plus fréquemment fait par vous et moi quand nous avons plusieurs séries de données, et surtout par nombre d’économistes dissertant sur la question, c’est un peu ennuyeux !
Mais nous allons maintenant procéder à un petit traitement qui va permettre d’y voir plus clair. Nous allons regarder non pas les valeurs normalisées, mais la variation normalisée du plus haut au plus bas de la période 1979-2003 pour le chômage, le prix du pétrole, et la « faiblesse de la croissance ». En d’autres termes, pour chacune de ces trois grandeurs, nous allons réaliser le traitement suivant :
- pour le prix du baril et le taux de chômage, l’année où la valeur de la période 1979-2003 est la plus faible se verra affecter 0
- pour ces deux séries, l’année où la valeur de la période 1979-2003 est la plus élevée se verra affecter 100
- pour représenter la « faiblesse de la croissance » dans la zone OCDE, nous allons affecter à l’année de plus forte croissance la valeur 0, et la valeur 100 à l’année de plus faible croissance,
- enfin pour toutes les autres années, nous allons retenir la normalisation de l’écart à la valeur la plus faible pour les deux premières séries (pétrole et chômage), et à la valeur la plus forte pour la croissance (en « inversant » les valeurs pour la croissance, nous aurons donc une courbe qui montera d’autant plus vers le haut de l’échelle que la croissance est faible).
Toute cette affaire va nous amener à des courbes qui vaudront 0 pour le plus bas de la période, 100 pour le plus haut, et qui se promèneront entre les deux en reflétant l’évolution réelle pour le reste. Et comme il ne faut pas s’arrêter en si bon chemin de tripotage de courbes (ah, les maths ça a du bon parfois…), nous allons réaliser un petit décalage temporel :
- pour la « faiblesse de la croissance » de la zone OCDE, nous allons décaler d’un an, ce qui signifie que la valeur inscrite au-dessus de l’année 1985 sera en fait celle de l’année 1986,
- pour le taux de chômage de la zone OCDE, nous allons décaler de 3 ans, ce qui signifie que la valeur inscrite au-dessus de l’année 1985 sera en fait celle de l’année 1988
- pour le prix du baril, il n’y a pas de décalage : la valeur indiquée est bien celle de l’année !
Était-ce bien la peine de se donner tant de mal ? Quand on voit le graphique qui en résulte, il n’est pas interdit de penser que oui…
Résultat du « petit traitement » décrit ci-dessus pour le prix du baril (en dollars 2004 constants depuis 1979), comparé – de manière normalisée – à la « faiblesse de la croissance » de l’année qui suit, et au taux de chômage de 3 ans après.
Le plus haut du chômage sur la période est donc obtenu est obtenu en 1983, 3 ans après le plus haut du pétrole en 1980, puis un nouveau point haut est obtenu en 1993, 3 ans après un petit « pic » du prix du pétrole en 1990, et enfin un nouveau point haut survient en 2003, 3 ans après un « pic » secondaire du prix du baril en 2000.
Rendez-vous en 2008/2009 pour voir si « ça marche » encore à l’avenir ?
En effet, ce graphique fait apparaître une forte suspicion de corrélation – à la hausse comme à la baisse – entre :
- le prix du baril en dollars constants,
- la faiblesse de la croissance de l’année qui suit,
- le taux de chômage 3 ans après (et PAS instantanément !).
Pour mettre encore mieux cette corrélation en évidence, nous pouvons utiliser non pas les valeurs de l’année, mais la moyenne glissante sur 3 ans, ce qui donne le graphique qui suit.
Graphique identique au précédent mais avec les moyennes glissantes sur 3 ans.
(sauf pour les deux dernières années : moyenne sur 2 ans puis valeur de l’année) : la valeur de l’année N représente en fait la moyenne des années N-1 à N+1.
La corrélation entre croissance l’année N et taux de chômage 2 ans après en moyenne dans l’OCDE devient alors spectaculaire. La corrélation entre prix du baril l’année N et le taux de chômage l’année N+3 est aussi relativement « solide » : lorsque le prix du baril monte ou descend, le taux de chômage fait grosso modo de même 3 ans après (en moyenne), avec une amplitude qui est cependant variable.
Bien sûr, le graphique ci-dessus n’est pas une preuve définitive, car les corrélations s’observent a posteriori, et tant qu’une loi « physique » n’est pas établie par ailleurs, on ne peut pas établir de prévision définitive par simple extrapolation de ce qui a été observé. En particulier, si le pétrole était la seule cause possible de la hausse du chômage, il y aurait accord non seulement sur la tendance mais aussi sur l’amplitude, ce qui n’est clairement pas le cas pour le graphique ci-dessus.
Par contre la corrélation « croissance faible l’année N -> hausse du chômage l’année N+2 » reste valable sur cette période. S’il ne constitue donc pas une preuve (bis), ce graphique semble néanmoins renforcer la thèse de ceux qui pensent que les économies occidentales voient leur sort se jouer plus dans les sous-sols de l’Arabie Saoudite, de l’Iran ou de la Russie que dans les couloirs des ministères des capitales à Washington, Tokyo ou Berlin. Evidemment, si cette corrélation est forte, c’est une très mauvaise nouvelle pour l’avenir :
- Vu l’évolution du cours du baril en 2005, cela signifie que la hausse du taux de chômage quelque part entre 2007 et 2009 est déjà « inscrite dans l’histoire » (résultat dans 2 ou 3 ans !),
- Plus généralement, l’offre de pétrole étant amenée à décliner « un jour » de manière inexorable, on voit mal ce qui pourrait empêcher les prix de grimper jusqu’au plafond – et même de crever ce dernier – tant que nous considérerons qu’il est impensable de se passer de voitures et de chauffage central, et tout aussi impensable de ne pas en acquérir pour celles et ceux qui n’en ont pas encore,
- Si cette corrélation prix du pétrole/taux de chômage se maintient à l’avenir, alors on voit mal comment de forts taux de chômage ne seraient pas certains pour le futur comme conséquence de la hausse inéluctable du prix du baril, au moins sur quelques années.
- Les forts taux de chômage amenant avec eux le désarroi social qui amène lui-même des tentations extrémistes (car en démocratie il faut toujours un coupable –déjà Tocqueville le disait !– et bien évidemment il ne peut pas s’agir de nous-mêmes, et de notre envie de posséder 40 m² chauffés et une tonne de voiture par adulte en âge de conduire), on peut se demander si notre dépendance au pétrole ne porte pas en germe le retour de régimes totalitaires dans ce qui s’appelle actuellement les « démocraties occidentales ».
Avant que la baisse de la production de pétrole ne nous fasse mourir de faim, elle risque surtout de nous faire perdre la démocratie ; les exemples du 20è siècle (Allemagne, Russie, Chili, Italie, Corée du Nord, Chine…) montre que la dictature – qui éventuellement amène la famine – est un risque bien plus sérieux que l’insuffisance alimentaire, du moins tant que le climat ne se modifie pas trop. L’avenir dira si on joue à se faire peur pour rien, ou non…
Si cette peur n’est pas vaine, je ne suis pas sûr que le jugement de l’histoire sera très tendre avec tous ceux d’entre nous qui, aujourd’hui, sont contre la désintoxication « volontaire » qui porte un nom très simple : la hausse de la fiscalité. Entre une « déconsommation » mesurée et progressive, au moins pour ce qui utilise des hydrocarbures, et une dictature (qui accessoirement amène généralement une déconsommation forcée et bien plus rapide) résultant d’une déstabilisation forte de la société, il n’est pas sûr que nos descendants nous pardonneront de leur avoir donné la seconde parce que nous avons refusé la première !
Comparaison entre la variation de la production mondiale de pétrole (courbe violette ; pour l’année N il s’agit du taux de croissance annuel moyen de la production sur les 3 années N-2, N-1 et N) et de la variation du PIB par personne en moyenne mondiale (courbe bleue ; pour l’année N il s’agit aussi du taux de croissance annuel moyen sur les 3 années N-2, N-1 et N).
La corrélation du sens de la variation est parfaite, et celle de l’amplitude presque parfaite de 1986 à 2012, avec néanmoins le pétrole qui précède clairement le PIB en 2000 et 2005 et non l’inverse…
Sources : Banque Mondiale pour le PIB, BP Statistical Review pour la production de pétrole.
Enfin, pour finir sur une note plus gaie, si cette corrélation est effectivement « solide », Laguillier, Thibault et Besançenot (et Hollande, et Bayrou, etc) pourront toujours pourfendre le MEDEF, Sarkozy (qui sera peut-être président à ce moment là), la Commission Européenne et Dieu sait qui encore à la prochaine montée du taux de chômage : le vrai coupable sera Mère Nature, assez stupide pour n’avoir pas prévu du pétrole à profusion pour l’éternité, sans effet de serre bien sûr….
Plus sérieusement, n’est-il pas temps que l’on se penche enfin un peu sérieusement sur une question qui semble aujourd’hui absente des cercles de réflexion, et qui est : comment garantir l’emploi – et donc la stabilité des sociétés – dans un contexte de décroissance économique durable ?
Actuellement, tout le monde aime à croire que la croissance économique ne tient qu’à notre bonne volonté (ce qui est une autre manière de dire qu’aucune limite physique ne saurait contraindre notre volonté d’expansion, hypothèse un peu hardie, non ?), et donc que la bonne question est seulement « que faut-il faire pour avoir la croissance en permanence ? ». Mais admettons que nous revenions sur terre et acceptions ce fait brutal qui est que l’expansion humaine indéfinie n’est pas possible, à cause des lois de la physique : ne faut-il pas alors se préparer à gérer avec le moins de casse possible une inéluctable décroissance, qui semble se profiler pour le 21è siècle quelles que soient les options envisagées, plutôt que de taper des pieds par terre en disant « j’veux pas », ce qui est notre comportement actuel ?