Il n’y a pas de réponse scientifique formelle à cette question
En effet, dire que le niveau de gaz carbonique (CO2) dans l’atmosphère à ne pas dépasser est de tant (par exemple de 550 ppmv) supposerait que l’on puisse établir que, tant que nous restons en-dessous de ce niveau nous ne courons aucun risque majeur (et il reste à définir précisément ce qui distingue un risque mineur d’un risque majeur), et que dès que nous l’aurons dépassé nous connaîtrons une situation en comparaison de laquelle le jugement dernier est une aimable plaisanterie.
Or rien de tel ne peut aujourd’hui s’énoncer à partir du dossier scientifique, pour les raisons suivantes :
- en dehors des indications qui nous sont fournies par les modèles, nous n’avons aucun moyen de savoir de manière précise ce qui se passe à l’échelle de quelques décennies quand la teneur de l’atmosphère en CO2 dépasse rapidement 280 ppmv (une ppmv = une partie par million, soit 0,0001% ; en 2002 nous sommes déjà à 370), et en particulier nous n’avons qu’une visibilité locale très réduite.
- à cause de la très longue durée de résidence du gaz carbonique dans l’atmosphère, les effets ne sont pas instantanés : ce n’est pas le jour où nous passerons au-dessus d’un seuil que nous aurons les ennuis, mais éventuellement quelques décennies ou siècles plus tard, sans que nous ne puissions inverser le cours des événements.
Par contre il y a quand même deux choses qu’il est possible de faire : c’est de relier quelques événements donnés à des seuils grossiers à ne pas dépasser, d’une part, et de relier l’évolution des émissions à la concentration maximale d’autre part. Et, bien sûr, il est relativement facile d’accepter que plus la concentration en CO2 montera haut et vite, plus la hausse des températures sera importante et rapide, et donc plus nous augmentons le risque d’avoir affaire à des conséquences (très) désagréables plus tard.
Commençons par quelques exemples de seuils :
- il semble vraisemblable que les coraux ne supportent pas plus de 1 à 2 °C d’augmentation permanente de la température des mers dans lesquelles ils vivent. L’observation montre que des élévations temporaires de température à ce niveau (par exemple pendant les événements El Nino) provoquent un blanchiment réversible, mais si cette élévation devient permanente le corail meurt. Eviter l’extinction d’une large partie des coraux requiert donc que la température planétaire n’augmente pas de plus de 1 à 2°C à terme (la température de l’eau de surface suit de très près celle de l’air, ce qui n’est pas vrai en allant plus profond). Or avec une stabilisation de la concentration à 450 ppmv c’est très exactement la fourchette de l’augmentation de température à laquelle il faut s’attendre au bout d’un siècle, et l’élévation sera supérieure à terme, ce qui suggère que sauf mise en oeuvre d’une réduction massive dans les années qui viennent ces écosystèmes sont d’ores et déjà largement condamnés.
- des analyses indiquent qu’il est possible que la « calotte occidentale de l’Antarctique » (celle qui recouvre le « doigt » qui remonte vers la Terre de Feu, sous le cap Horn, ainsi qu’un peu de continent à la racine du doigt) ait fondu dans le passé avec une température planétaire plus élevée de 2 à 3°C seulement par rapport à l’actuelle. Avoir la certitude d’éviter cet événement (la fonte de cette calotte « occidentale ») requiert donc de rester en-dessous de 2°C d’augmentation globale quelle que soit l’échéance, ce qui nécessite aussi de ne pas dépasser 450 ppmv à cause de l’effet retard de l’augmentation de température par rapport à la concentration en CO2. Rappelons que la fonte de cette partie de l’Antarctique, c’est 6 mètres d’eau en plus pour le niveau de la mer (les Bordelais, Nantais, Marseillais, Havrais, les Hollandais en totalité, quelques New-Yorkais et plus généralement tous les habitants du bord de mer auraient probablement quelques soucis à se faire), avec la possibilité de quelques raz de marée à l’occasion si une partie de la débâcle a lieu de manière soudaine.
- enfin l’arrêt de la circulation océanique « verticale » (dite thermohaline) pourrait se produire avec 3°C d’élévation de la température moyenne de la terre.
Sans que nous ayons une excellente visibilité, il existe donc quand même quelques ordres de grandeur de concentrations à ne pas dépasser pour éviter quelques événements pour lesquels la seule température est un déterminant direct. Il est beaucoup plus difficile de relier des événements pour lesquels la température – et sa distribution à la surface du globe – est un déterminant indirect : force maximale des ouragans, niveau maximal de précipitations ou durée maximale des sécheresses, etc.
Après cela, comment peut-on relier concentration maximale et émissions, afin de savoir quelle quantité de CO2 nous aurons dans l’atmosphère selon la manière dont vont évoluer nos émissions ? Cela est en fait relativement aisé parce que le CO2 est chimiquement inerte dans l’atmosphère : il ne s’élimine de l’air que par reprise par les « puits » (océans et biosphère continentale), et nous avons donc affaire à un banal problème de robinets. Le niveau de la baignoire (la concentration en CO2 dans l’atmosphère) dépend uniquement des émissions et du niveau d’absorption des puits.
Pour un niveau donné d’absorption des puits, la valeur des concentrations de CO2 dans l’atmosphère peut donc se déduire de la courbe des émissions (graphiques ci-dessous).
Divers scénarios d’émission contenus dans le rapport d’évaluation du GIEC publié en 1996.
L’axe vertical est gradué en milliards de tonnes équivalent carbone.
Les noms des diverses courbes correspondent à la concentration atmosphérique en CO2 qui sera atteinte au moment de la stabilisation. Par exemple S750 signifie que si les émissions suivent le chemin décrit par la courbe, la concentration finira par se stabiliser à 750 ppmv (rappel : une ppmv = une partie par million, soit 0,0001%).
On peut voir que, quel que soit la valeur de la concentration en CO2 au moment de la stabilisation, parvenir à cette dernière suppose que les émissions redescendent à un moment ou à un autre sous la moitié de ce qu’elles étaient en 1990, soit 2,5 à 3 Gt par an.
Source : GIEC, 1996
Évolutions correspondants de la concentration en CO2 dans l’atmosphère, en ppmv.
Chaque courbe ici se réfère à celle qui porte le même nom sur la figure de gauche.
Pour ceux qui aiment les maths, les courbes de cette figure correspondent à l’intégrale de la courbe portant le même nom sur la figure de gauche, moins l’intégrale de la fonction d’absorption des puits, laquelle, en première approximation, est constante et vaut 3 Gt/an (en fait elle varie un peu avec le niveau de la concentration atmosphérique, mais reste aux alentours de quelques Gt équivalent carbone/an, alors que les émissions pourraient monter bien plus haut).
Source : GIEC, 1996
Ces courbes se lisent de la manière suivante : pour une concentration en CO2 qui se stabilise à un niveau donné (figure de droite), on a calculé des exemples de courbes d’émission qui y correspondent (figure de gauche). La correspondance entre figures se fait sur les références de courbe (S450, S550, etc). Le point origine représente les émissions de 1990. Le trait gras (IS92a) correspond au « scénario catastrophe » où les émissions ne baissent pas pendant le 21è siècle.
Il y a une conclusion importante, si ce n’est essentielle :
- stabiliser la concentration de gaz carbonique dans l’air suppose, quel que soit le niveau de cette stabilisation, que les émissions mondiales de ce gaz redescendent « un jour » sous la moitié des émissions de 1990, puis encore en-dessous après,
- pour que la concentration de CO2 dans l’atmosphère se stabilise « seulement » à 450 ppmv (S450), niveau au-delà duquel des gros ennuis semblent probables dans un futur plus ou moins lointain (mais personne ne peut dire qu’en dessous nous n’en n’aurons pas aussi !), il faut enclencher la décroissance des émissions dès 2010-2020 pour les ramener en 2100 à un gros tiers des émissions actuelles.
- plus nous attendons pour réduire les émissions, et plus la stabilisation se fera à un niveau élevé.
La seule chose que l’on puisse dire, lorsque l’on regarde ces courbes, est que la rapidité du démarrage des réductions a un impact très significatif sur le niveau de stabilisation à terme, et que donc le plus de réduction le plus tôt sera le mieux. Dans cet esprit, si Kyoto n’est pas un objectif ultime, il a le mérite de tenter de mettre en mouvement la décroissance des pays industrialisés, sans garantir toutefois une baisse globale des émissions.
Cette baisse globale est cependant assez peu probable tant que nous considérons comme légitime que les pays dits « en voie de développement » se rapprochent le plus possible de notre niveau de consommation matérielle, qui va assez inexorablement avec notre niveau d’émissions de gaz à effet de serre, et que les réserves de combustibles fossiles le permettent.
Baisser les émissions sera de toute façon une réorientation conséquente
Nous avons vu que les consommations énergétiques ont tendance à augmenter. Est-ce cela signifie nécessairement que nous ne pouvons rien faire contre les augmentations des émissions de CO2 ? Non, car nous disposons de sources d’énergie sans CO2, et nous savons comment réduire vite les émissions des autres gaz à effet de serre. Et, comme le monde est fini, les émissions finiront par décroître « un jour ».
Mais par contre il ne se passera rien sous forme volontaire et organisée si l’objectif de réduction ne devient pas un objectif explicite et prioritaire.
- Explicite : cela veut dire qu’il est toujours dans la liste des points pris en compte dans toute décision collective (construction – ou absence de ! – d’infrastructure, fiscalité énergétique ou agricole, avantages octroyés à tel ou tel secteur d’activité, etc). Cela veut dire que cet objectif ne fait pas partie des non-dits, des choses que « on verra plus tard », et surtout que le citoyen le souhaite expressément et force le politique à en tenir compte dans tout contexte (mais cela signifie aussi que le citoyen connait les contreparties et les accepte).
- Prioritaire : cela veut dire que si nous devons choisir entre une décision compatible avec la réduction des émissions et une décision qui ne l’est pas (par exemple souhaiter la modération des prix de l’énergie à court terme, ou encore l’encouragement à la consommation matérielle de chacun d’entre nous), sans possibilité de concilier les deux, il faut systématiquement arbitrer en faveur de la réduction (ce qui n’est quasiment jamais le cas aujourd’hui).
Sans que l’on puisse savoir si nous avons déjà perdu la partie ou pas, une chose est sûre : plus nous traînons et plus nous-mêmes ou nos descendants proches courons de risques. Le GIEC a estimé que nos émissions dans quelques dizaines d’années pouvaient varier du tout au tout en fonction de ce que nous allons faire.
Il se pose alors le problème de savoir qui devrait réduire et montrer l’exemple, et comment le faire. L’une des solutions pourrait être d’organiser un référendum mondial, ou au moins européen.
Pour en savoir plus
Effet de serre : les marges de manœuvre, in La Jaune et La Rouge de mai 2000, par Benjamin Dessus, Ecodev-CNRS ;
Sous forme papier : « Dangerous climate impacts and the Kyoto protocol« , Brian C. O’Neill & Michael Oppenheimer, Science, vol. 296, 1971-1972, 14 juin 2002