On peut légitimement se demander si, pour lutter contre le changement climatique, il ne suffit pas d’attendre que nous ayons de moins en moins de combustibles fossiles, ce qui provoquera par contre-coup la baisse de nos émissions. C’est tellement simple qu’il suffisait d’y penser, ou vous me la referez celle-là tellement c’est idiot ? En fait, ici comme ailleurs ce sont les chiffres et ordres de grandeur qui vont nous servir de juge de paix.
Dans un monde dans lequel la consommation de combustibles fossiles deviendrait tout d’un coup constante (ce qui n’a bien sûr jamais été le cas), nous disposerions :
- de pétrole conventionnel pour environ 40 ans en nous limitant aux réserves prouvées, sachant que les réserves prouvées ne représentent qu’une partie du pétrole qui sera extractible un jour (et surtout la consommation n’est pas constante, ce qui raccourcit les horizons de temps),
- d’une quantité à peu près équivalent de pétrole « non conventionnel » : sables asphaltiques, offshore profond (mais ne sont pas mobilisables aussi vite),
- de gaz conventionnel pour environ 60 fois la consommation actuelle (les estimations varient de 65 à 100 ans),
- de gaz non conventionnel pour des montants mal évalués,
- de charbon pour 200 fois la consommation actuelle.
En plus de tout cela, il existe une quantité significative de méthane (le principal constituant du gaz naturel) présent dans les premières centaines de mètres des sédiments océaniques (les hydrates de méthane), qui font toujours l’objet d’une intense discussion pour savoir si ils seraient exploitables « un jour » ou pas.
Présentées sous cette forme, les informations nous laissent penser que si nous ne « faisons rien », nous n’aurons pas de contraintes involontaires sur les émissions (à cause du manque de ressources) avant quelques siècles (merci le charbon). En fait, nous allons voir que ce n’est pas comme cela qu’il faut raisonner.
Un peu de prospective
Le haut de la fourchette des réserves mondiales ultimes de combustibles fossiles représentent, fin 2005, de l’ordre de 4.000 Gtep (4000 milliards de tonnes-équivalent pétrole), réparties comme suit :
- à peu près 800 Gtep de réserves dites prouvées à fin 2008 (voir explications sur cette page)
Type de ressource | Gtep en ressources prouvées | Années à consommation constante (2005) |
---|---|---|
Charbon et lignite | 460 | 160 |
Pétrole | 160 | 43 |
Pétrole non conventionnel | 80 | - |
Gaz naturel | 160 | 65 |
Total | 860 | 95 |
Réserves dites prouvées à fin 2008
- au plus 3.000 Gtep de réserves dites « additionnelles ». Ces réserves viennent en plus des réserves prouvées et se composent de la fraction extractible de tous les hydrocarbures qui sont contenus dans les réservoirs restant à découvrir, ainsi que dans les réservoirs déjà découverts et mis en exploitation quand la technique aura progressé, ou quand il y aura une « bonne surprise » sur la taille du réservoir, la porosité, la fluidité de l’huile, etc (voir page sur la définition des réserves). En gros c’est la fraction qui finira par être extractible des « ressources en terre » connues ou supposées avec une probabilité d’existence supérieure à 50%,
Type de ressource | Gtep en réserves additionnelles (haut de fourchette) |
---|---|
Charbon et lignite | 2 540 |
Pétrole et gaz conventionnels | 300 |
Pétrole non conventionnel | 120 |
Total | 2 950 |
Réserves dites additionnelles.
Comme nous l’avons fait ci-dessus, il est usuel de présenter les réserves en années de consommation constante. Aujourd’hui le monde entier consomme de l’ordre de 10 Gtep d’énergie fossile par an, et donc bien des gens considèrent que des ressources ultimes restantes de 4.000 Gtep permettent encore 4 siècles de consommation d’énergie fossile, sans prise en compte des problèmes liés au CO2 dégagé par ces ressources. C’est simplement oublier… que dans un univers « non contraint » la consommation d’énergie fossile croît sans cesse, et qu’en plus un « haut de fourchette » pour les réserves ultimes n’est pas équivalent à des hydrocarbures accessibles de manière certaine.
Nous allons maintenant faire l’exercice en supposant que la croissance actuelle de la consommation de combustibles fossiles se prolonge à l’avenir jusqu’au jour où il n’y a plus rien. Nous allons supposer en outre que chaque type de combustible fossile peut se substituer à un autre, ce qui est « chimiquement » parfaitement exact :
- Depuis les années 1920, il est possible de faire des hydrocarbures liquides de synthèse à partir de charbon (c’est le procédé Fisher-Tropsch), pour remplacer le pétrole (seul inconvénient, ca fait du CO2 en pagaille, mais ici nous allons ignorer cet aspect),
- Il est tout aussi possible de faire de la chimie organique à partir de charbon,
- Il est tout possible de faire de la chaleur industrielle ou pour les réseaux de chauffage urbain avec un des hydrocarbures de manière indifférente,
- Il est encore parfaitement possible d’utiliser indifféremment gaz, charbon ou pétrole pour la production électrique (qui, dans le monde, est actuellement faite avec du charbon pour 40%, du gaz pour 20%, devant le nucléaire avec 15% et l’hydroélectricité avec 15% aussi, le solde étant le fait du fioul lourd et, de manière marginale, des éoliennes, des panneaux solaires et d’autres dispositifs « nouveaux »),
Il n’est donc pas si infondée que cela de supposer que tous les hydrocarbures solides, liquides ou gazeux peuvent être amalgamés en un seul grand ensemble dans lequel nous piochons de manière croissante tant qu’il y en a. Si nous supposons en plus que nous avons une croissance annuelle de la consommation d’énergie fossile de 2% par an (ce qui s’observait depuis les chocs pétroliers, en gros), en combien de temps avons nous vidé nos tiroirs ?
- en 50 ans (au lieu de 100 sans croissance) pour consommer toutes les réserves prouvées de pétrole, gaz, et tous types de charbons,
- en 115 ans (au lieu de 400 sans tenir compte de la croissance) pour consommer toutes les réserves prouvées et additionnelles supposées de pétrole, gaz, et tous types de charbons ; cf. ci-dessous.
Consommation mondiale d’énergie avec 2% de croissance par an.
Tant que le toujours plus reste l’objectif de tout le monde, et que cela « passe » physiquement, ne pas perpétuer une telle croissance est difficile à éviter.
Rions un peu : en théorie, appliquer à 9 milliards d’individus (ordre de grandeur de la population de la 2è moitié du 21è siècle en prolongation tendancielle) la consommation d’un américain « moyen » de l’an 2000 (7 tonnes équivalent pétrole par an) amènerait une consommation de 63 Gtep par an, niveau qui serait atteint en 2100. En fait cela n’arrivera jamais (voir plus bas), mais cela donne un ordre de grandeur intéressant quand on parle d’étendre le mode de vie des pays « développés » à l’ensemble de la planète : une chose est sûre, le niveau de de convergence ne peut en aucun cas se faire au niveau de l’américain actuel ! (ni même de l’européen actuel).
Si nous supposons maintenant une croissance annuelle de 3% de cette consommation d’énergie, c’est-à-dire plus près de l’augmentation de la consommation mondiale toutes énergies confondues depuis la dernière guerre mondiale, ces durées passent respectivement à 43 ans (moment où la courbe « cumulée » atteint la valeur 800) et 90 ans (moment où la courbe « cumulée » atteint la valeur 4.000 ; ci-dessous).
Consommation mondiale d’énergie avec 3% de croissance par an.
Les 63 Gtep par an seraient atteints en 2066 seulement, sauf que… nous n’y arriverons pas, parce qu’il n’existe pas de consommation qui soit maximale le jour J et nulle le lendemain matin (sauf météorite anéantissant toute l’humanité en quelques secondes).
En effet, pour les hydrocarbures dans leur ensemble comme pour le pétrole, nous aurons un « pic » de consommation suivi d’une décroissance de l’offre, parce que cette consommation prélève dans un stock fini aux échelles de temps qui nous intéressent (incidemment cette conclusion d’un maximum est applicable à toute production issue d’un stock non renouvelable, ce qui concerne aussi tout minerai métallique).
Evolution de la consommation énergétique mondiale avec des réserves de charbon plutôt dans le haut de la fourchette, et une demande soutenue « tant que ça passe ».
Malgré un développement « fort » des renouvelables et du nucléaire dans ce scénario le report du pétrole sur le charbon ne fait pas gagner 2 siècles de croissance de la consommation d’énergie, mais « juste » une génération, et ce au prix d’une addition climatique sur laquelle nous allons disserter plus bas, mais qui sera très certainement ingérable pour ceux à qui nous allons la confier.
Source du graphique : EDF R&D, Revue de l’énergie, avril 2007
La conclusion de ce qui figure plus haut est donc assez simple : nous aurons très vraisemblablement droit au pic de la consommation mondiale d’énergies fossiles « quelque part » entre 2010 et 2060. Mais est-ce que cela fait une différence au niveau du climat ? La réponse est bien sûr que oui, ce qu’illustre le tableau ci-dessous.
Période de survenance du maximum des émissions de CO2 * | Concentration atmosphérique en CO2 au moment de la stabilisation ** | Concentration atmosphérique tous gaz à effet de serre au moment de la stabilisation en CO2-équivalent *** | Augmentation de température globale à l'équilibre, par rapport à la température de 1850 **** |
---|---|---|---|
2000 à 2015 | 350 à 400 ppm | 445 à 490 ppm | 2,0 à 2,4 °C |
2000 à 2020 | 400 à 440 ppm | 490 à 535 ppm | 2,4 à 2,8 °C |
2010 à 2030 | 440 à 485 ppm | 535 à 590 ppm | 2,8 à 3,2 °C |
2020 à 2060 | 485 à 570 ppm | 590 à 710 ppm | 3,2 à 4,0 °C |
2050 à 2080 | 570 à 660 ppm | 710 à 855 ppm | 4,0 à 4,9 °C |
2060 à 2090 | 660 à 790 ppm | 855 à 1130 ppm | 4,9 à 6,1 °C |
(*) La période à laquelle les émissions de CO2 passent par un maximum (étant entendu qu’avant le maximum des émissions ces dernières sont toujours en croissance, par définition, et donc que plus le « pic » est tardif, et plus les émissions seront monté haut, et plus nous aurons tapé dans le charbon),
(**) La concentration atmosphérique en CO2 au moment où cette dernière cesse d’augmenter (se stabilise), ce qui surviendra quelques décennies à quelques siècles après le maximum des émissions (ce n’est pas au moment où les émissions passent par leur maximum que la concentration se stabilise, mais au moment où les émissions sont redescendues sous la moitié des émissions de 1990),
(***) La concentration atmosphérique tous gaz à effet de serre confondus au moment où la situation se stabilise, avec les mêmes hypothèses que pour la colonne précédente,
(****) L’élévation de température planétaire au moment où la situation se stabilise de ce point de vue, sachant qu’un délai de quelques décennies à quelques siècles sépare la stabilisation de la concentration en gaz à effet de serre de la stabilisation des températures, et que ce qui figure ci-dessus ne prend pas en compte un franchissement de seuil sur le cycle du carbone (ou sur autre chose, l’actualité récente abondant en mauvaises nouvelles, comme par exemple sur le Groenland ou l’acidification de l’océan).
Source : GIEC, résumé pour décideurs du rapport d’évaluation du groupe 3, 2007
Ce que dit le tableau ci-dessus, en clair, est que le prix à payer pour 30 ans de croissance supplémentaire de l’énergie fossile (avec un pic qui passe de 2020 – pétrole seul – à 2050 – tous hydrocarbures, en chiffres ronds) est un doublement de l’élévation de température atteinte à terme, et peut-être plus si des mécanismes amplificateurs se révèlent être plus « sensibles » que ce qui est actuellement envisagé (c’est un risque majeur à l’échelle de quelques décennies pour le cycle du carbone, un risque non négligeable « plus tard » pour les hydrates de méthane, un risque non négligeable à l’échelle du siècle pour l’absorption de l’océan, etc).
Or la différence entre 2°C et 4 ou 5 °C est colossale. La première peut éventuellement rester gérable, même si elle aura déjà des impacts majeurs sur la biodiversité et les écosystèmes, l’agriculture, la santé (via la prolifération des germes bien plus que via l’impact direct des canicules). Rappelons nous que 5°C, c’est « juste » ce qui nous sépare d’une glaciation. Ce que montrent les calculs de coin de table ci-dessus, c’est donc que si nous attendons la raréfaction des hydrocarbures pour faire baisser les émissions de CO2, nous n’allons pas avoir un problème qui en aura évacué un autre, mais nous allons cumuler deux problèmes en même temps. Nous aurons les inconvénients de la pénurie et les troubles sociaux attachés, ET les des dégâts climatiques majeurs un peu plus tard, puisque le paroxysme du changement climatique est postérieur au maximum des émissions de quelques décennies à quelques millénaires.
Et pour ne pas avoir ce scénario catastrophe, il faut que les émissions de CO2 se mettent à baisser dès 2020 au plus tard. En pareil cas, le carbone que nous pouvons encore mettre dans l’atmosphère représente un tout petit peu moins que les réserves prouvées conjuguées de gaz et de pétrole. Eviter le grand saut dans l’inconnu climatique peut donc se résumer à « ne pas toucher au charbon quand nous aurons moins de pétrole ». De ce fait, nous sommes d’une certaine manière pile dans la mauvaise situation :
- il reste assez d’hydrocarbures et de charbon pour nous permettre d’émettre de plus en plus de CO2 pendant une large fraction du siècle à venir,
- plus nous repoussons l’échéance en ce qui concerne la baisse de la consommation d’hydrocarbures et plus nous risquons de fortes concentrations de CO2 dans l’atmosphère et donc un dérèglement majeur du climat ensuite,
- mais il ne reste pas assez de combustibles fossiles pour être sûr que nous aurons à notre disposition l’énergie nécessaire pour parer aux éventuelles catastrophes dans quelques dizaines d’années (par exemple reconstruire de quoi nourrir et loger quelques milliard d’hommes si il faut migrer de manière massive), et encore moins pour compter dessus pour alimenter une croissance économique ininterrompue pour le siècle à venir.