Interview parue sur le site du Journal du Dimanche le 9 janvier 2022.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous est celui, relu et amendé, que j’ai envoyé au journal. Entretien réalisé par Marianne Enault.
L’Union européenne s’apprête à inclure le nucléaire parmi les énergies de transition, dans le cadre de la taxonomie verte, avec pour objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Ingénieur et président du Shift Project, un think tank pour une économie décarbonée, Jean-Marc Jancovici rappelle que la fission ne produit pas de CO2 et revient sur les différents scénarios énergétiques pour la France. Pour lui, « le nucléaire doit contribuer à la décarbonation » quand, à l’inverse, il juge que tout miser sur les énergies renouvelables est un pari risqué ».
La Commission européenne souhaite inclure le nucléaire dans les énergies vertes, qu’en pensez-vous ?
La taxonomie est une tentative de la Commission européenne, démarrée il y a quatre ans, de fournir au monde financier quelque chose à la fois simple et juste – et c’est une gageure – pour leur permettre d’avoir une mesure de la compatibilité de leurs investissements avec un monde qui se décarbone. Il y a deux manières de voir le problème. La première est de considérer chaque investissement et de s’interroger sur le fait de savoir si le monde est moins carboné après cet investissement. Par exemple, si vous construisez une usine pour vendre en Europe des voitures électriques qui vont remplacer des voitures à essence, cela va effectivement faire baisser les émissions de CO2 dans l’Union européenne. Mais si vous construisez une usine identique en Chine pour ajouter des voitures électriques aux voitures existantes, les émissions globales augmentent.
Avec cette méthode, il n’existe pas de secteur vert ou pas vert. Je peux par exemple améliorer le fonctionnement d’une centrale à charbon et ainsi faire baisser les émissions, et à l’inverse je peux investir dans l’éolien en plus de ce qui existe déjà et augmenter alors – même peu – les émissions. Mais si la Commission européenne avait retenu cette approche, cela aurait demandé un effort énorme au monde financier, qui aurait du analyser investissement par investissement la pertinence de faire.
Elle a donc retenu une autre option, qui consiste essentiellement à étiqueter des objets comme verts ou pas verts, et parfois quelles que soient les conditions de leur déploiement. La limite de cette approche est que plein de secteurs sont hors nomenclature : si j’investis dans une usine de cannes à pêche ou de casseroles, est-ce que c’est vert ? La taxonomie ne vous le dit pas. En revanche, le secteur énergétique est entièrement couvert, et toutes les énergies renouvelables (ENR) sont vertes, par exemple. Comme évoqué plus haut cela peut toujours se discuter : si vous utilisez de l’éolien et du solaire, c’est mieux que du gaz, mais c’est moins vert que le nucléaire, car il faut plus de métaux, plus de place et plus de matériaux pour ces ENR.
Et pour le nucléaire ?
La Commission a été hésitante car elle avait inscrit comme principe dans cette taxonomie le « Do no significant harm ». Ce principe consiste à dire que vous devez améliorer l’indicateur principal (le CO2) sans faire du mal en dehors. Stricto sensu, c’est impossible, car toute activité humaine a des contreparties et des effets indésirables. Cet indicateur ne peut être utilisé que de manière conventionnelle – et donc éventuellement « politique », et non scientifique. Si l’on regarde les faits, le nucléaire doit contribuer à la décarbonation.
Pourquoi ?
La fission ne produit pas de CO2. L’énergie nucléaire est très concentrée, et utilise de très petites quantités de matière. Fissionner un gramme d’uranium libère autant d’énergie que de brûler une tonne de pétrole. C’est donc un million de fois plus économe en masse que les combustibles fossiles. Les installations – centrales certes, mais aussi mines et infrastructures de transport – sont donc en plus petit nombre, et il y a beaucoup moins d’emprise au sol.
La fission produit certes des déchets, mais en faible quantité. Les analyses scientifiques nous disent que le nucléaire est l’énergie qui représente le moins d’externalités environnementales et sanitaires quand on compare aux autres énergies. Et donc, si l’on se place d’un point de vue scientifique, pourquoi le nucléaire ne serait-il pas vert ? La Commission européenne a donc raison de dire que le nucléaire fait partie des énergies éligibles.
Mais peut-on vraiment parler d’énergie de transition quand on sait le temps que prend le lancement d’une nouvelle centrale ? Nos objectifs climatiques sont fixés à 2030 et 2050…
Si on dit que c’est une énergie de transition jusqu’en 2050, cela revient à dire que c’est une énergie durable ! Et les engagements politiques à 2050, tout le monde comprend que ça n’engage à rien… Le point important est de dire que tout de suite, maintenant, le nucléaire se situe du bon côté de la barrière.
Cela signifie-t-il qu’il faut construire d’autres centrales en France ?
Rappeler les caractéristiques physiques du nucléaire n’implique rien du tout sur le rythme de construction. Mais il faut rappeler les enjeux : l’Union européenne s’est engagée à la neutralité carbone en 2050. En pratique, cela veut dire qu’il faut baisser les émissions de gaz à effet de serre de 5% par an au moins, soit au même rythme que ce que nous avons eu la première année du Covid en 2020. Un monde qui atteint la neutralité carbone, c’est donc un monde dans lequel on a un Covid supplémentaire par an ! Le progrès technique ne sera pas à même d’assurer cette baisse seul, et donc, cela revient à une économie en contraction de 3% à 4% par an. C’est ça que veut dire l’Accord de Paris.
Après, le monde étant fini, la seule question est de savoir si nous faisons tout de suite un énorme effort de sobriété, ou si nous attendons que les pénuries et les pathologies régulent le système pour nous. Il faut se poser cette question. Et, dans ce contexte, le nucléaire nous aide. Se passer du nucléaire augmente la difficulté à résoudre le problème d’ensemble. Les différents scénarios établis par RTE offrent une conclusion assez simple : moins on fait de nucléaire et plus on se complique la vie.
Faut-il développer des petits réacteurs, les fameux SMR ?
Les petits réacteurs modulaires vont-ils beaucoup changer la donne dans les trente ans qui viennent ? La réponse est non. Ce qui changera la donne c’est de prolonger l’existence des centrales en fonctionnement – donc de ne pas les fermer prématurément pour des raisons non techniques, comme on l’a fait pour Fessenheim – et mettre en chantier des unités de puissance le plus vite possible. Si les Français ne savent plus les construire, nous pouvons envisager de nous faire aider par d’autres ! Les Chinois et les Russes seraient surement ravis. Mais il serait bon de compter sur nos propres forces.
Comment envisager un réseau européen quand les choix dans chaque pays sont si différents les uns des autres ?
Chacun tire dans son coin en comptant sur les autres pour être sortis du besoin si jamais il s’avérait qu’il a fait les mauvais choix. Les Belges voudraient fermer leurs centrales nucléaires en comptant sur des importations d’électricité quand ils en auront besoin, un peu comme les Espagnols. Les Allemands comptent sur le gaz russe. Dans le rapport RTE, plus il y a de renouvelables et plus on prend de paris. D’abord celui d’avoir des interconnexions avec les voisins beaucoup plus importantes qu’aujourd’hui. Cela veut dire construire des infrastructures physiques, mais aussi que les voisins aient des capacités pilotables capables d’être actionnées quand nous avons besoin d’importer de l’électricité.
Il y a aussi la question du stockage : ce ne sont pas les batteries seules qui vont nous aider : il faut des dispositifs avec du gaz de synthèse, dont le rendement de fabrication est très mauvais (il faut donc produire 3 à 4 fois plus d’électricité que celle qui sera restituée après stockage). Il faut enfin installer des puissances très importantes car vent et soleil sont rarement disponibles au maximum. Or, dès à présent le rythme d’installation de l’éolien en Allemagne et en Grande-Bretagne a baissé par rapport au maximum atteint en 2018. Moins on fait de nucléaire, plus on prend le pari de ne pas y arriver avec les énergies renouvelables, avec comme risque de ne plus avoir d’électricité du tout pour certains consommateurs à certains moments.
Rappelons que le monde moderne est totalement dépendant de l’électricité : sans elle, il n’y a plus d’argent, plus de transports, plus de communications… Un monde dans lequel la prévisibilité de l’électricité devient plus faible est un monde qui se désorganise. Si on fait le pari de ne pas accélérer autant qu’on le pourrait sur le nucléaire et de miser sur le renouvelable, si jamais ce pari ne réussit pas – et il y a beaucoup d’éléments contre lui -, vous vous retrouvez dans un monde moins approvisionné et instable.
Peut-on miser sur le fait que le prix des ENR va encore baisser ?
Le prix des ENR ayant beaucoup baissé, il est tentant de penser que nous allons pouvoir en mettre partout. Mais pour recourir aux ENR, il faut beaucoup de métaux, beaucoup de ciment, beaucoup de surface. Le prix d’aujourd’hui ne vous dit rien sur la facilité physique à faire demain. Leur prix a baissé car on a mis la mondialisation fossile au service de la production de panneaux solaires et d’éoliennes. Mais si demain, il n’y a plus de diesel pour opérer les mines, plus de charbon pour affiner les métaux, plus de porte-containers pour faire venir les panneaux solaires de Chine, je ne suis pas certain que le prix des ENR va rester là où il est. L’argent est l’arbre qui cache la forêt, il faut en revenir aux critères physiques pour prendre position sur la facilité – ou pas – à faire.
Mais sait-on encore construire des centrales ?
Quand on a dû refaire une centrale, l’EPR de Flamanville, on a un peu pataugé car c’est quelque chose qu’on n’avait pas fait depuis longtemps. Ça a donc pris plus de temps que prévu et coûté plus cher. Savoir à quelle vitesse on peut aller est une affaire de ressources physiques, de compétences, et de contexte. Dans le monde « tranquille » d’aujourd’hui, par exemple, il faut plusieurs années de procédures préalables avant de décider de la construction d’un réacteur. Dans un monde sans heurts, ce n’est pas un problème, car il n’y a pas de pénalité à perdre du temps. Mais si on change de paradigme, si on pense qu’il faut s’organiser pour échapper à un péril mortel de relativement court terme, attendre apporte du risque. Il faut alors accélérer les choses, acquérir les compétences plus vite.
Est-ce qu’il faut aussi prendre en compte le prix de l’électricité pour le consommateur, à la fin de la chaîne ?
Je n’ai jamais fait du prix de l’énergie pour le consommateur mon cheval de bataille, car, compte tenu du service qu’elle nous rend, l’énergie ne vaut rien. Certains parlent de la compétitivité de l’économie, mais c’est le luxe de gens qui pensent que nous n’avons aucun problème plus sérieux sur les bras, ce qui n’est pas mon cas.