L’effet falaise ? Jamais entendu parler. Il s’agit peut-être du vertige que l’on ressent quand on se promène sur la côte sauvage de Belle-Ile, ou quand on est suspendu à une prise au milieu d’une voie d’escalade ? En l’occurrence, peut-être que ces deux compréhension de cette expression sont valables, mais ici il va s’agir de tout autre chose : la « falaise » désigne la très rapide diminution du parc de centrales nucléaires que nous aurons en France si nous partons sur l’idée que ces dernières doivent être mises hors service à un âge fixe, identique pour tous. Cela vient tout simplement du fait que nous les avons construites en très peu de temps !
Puissance nucléaire installée chaque année, en France, entre 1977 et 2002, en Megawatts.
(L’année mentionnée est celle de la mise en service industrielle, donc le début de la production à pleine puissance après essais).
Source : Elecnuc, 2007
Puissance nucléaire totale disponible en France depuis 1977, en megawatts
(Nous sommes donc actuellement à 63000 MW, ou 63 GW).
On voit bien la très rapide montée en puissance, entre 1977 et 1991 pour l’essentiel (soit 15 ans environ).
Source : Elecnuc, 2007
Imaginons maintenant que nous décidions que toutes ces centrales nucléaires doivent être mises à la casse quand elles atteignent un âge donné, par exemple 40 ans. Alors cela signifie que nous allons perdre des capacités de production exactement au rythme de la construction passée, ce qui donne ce qui figure sur le graphique qui suit.
Puissance nucléaire subsistant en France sans construction nouvelle, et avec mise hors service à 40 ans des centrales existantes (en MW).
La puissance installée est de 63 GW (soit 63000 MW) jusqu’en 2018, puis elle décline rapidement et dès 2032 elle devient inférieure à 10 GW. Avec cette courbe la puissance installée résiduelle en 2025 est inférieure de 40% à celle de 2012.
Dit autrement, si les centrales sont mises à la casse à 40 ans, la puissance installée en nucléaire perd environ 25 GW entre 2018 et 2025. De là il peut se passer l’une des deux choses suivantes :
- Soit la puissance perdue en nucléaire est remplacée par « autre chose », qui en pratique serait très peu de l’éolien et beaucoup du gaz. En pareil cas (si le nucléaire est remplacé par du gaz et de l’éolien), nous aurions en apparence la baisse de la part du nucléaire à 50% « sans effort » (il suffit de décider de ne pas aller au-delà de 40 ans sur le parc existant). Cette éventualité, qui augmenterait les émissions de CO2 et aggraverait un peu plus le déficit commercial, est en fait peu probable, car nous n’aurons pas le gaz, en Europe pour substituer du nucléaire par un ensemble « gaz+éolien » (qui est du gaz les deux tiers du temps, il faut le rappeler !),
- C’est l’autre alternative qui s’applique alors : la puissance perdue en nucléaire est remplacée par… rien. A cause du lien entre énergie et économie, cette « jurisprudence 40 ans » serait alors un bon moyen d’engendrer la plus formidable récession qui soit pendant les années qui suivent le mandat de Hollande.
Si la durée de vie n’est pas de 40 ans mais de 60 (ce qui ne change pas grand chose à la sécurité, car dans une centrale nucléaire on change à peu près tout entre le début et la fin de vie, et une « vieille » centrale n’est pas plus dangereuse qu’un « vieil » immeuble), alors le parc résiduel suit la courbe ci-dessous. Ça change un peu la donne !
Puissance nucléaire subsistant en France sans construction nouvelle, et avec mise hors service à 60 ans des centrales existantes, en MW.
La puissance installée est de 63 GW (63000 MW) jusqu’en 2038, ce qui laisse un peu plus d’air pour préparer la suite.
Imaginons maintenant que nous décidions :
- De mettre les centrales actuelles hors service à 40 ans,
- De remplacer les centrales nucléaires en fin de vie par d’autres centrales nucléaires, qui elles vont durer 60 ans (EPR ou autres),
- De maintenir – même si ce n’est pas ce qu’a dit Hollande – une puissance installée de 65 GW jusqu’à la fin du siècle (cette valeur de 65 GW représente les 63 des centrales actuelles + les 1,6 de l’EPR en construction).
Ce programme suppose alors de respecter la courbe suivante des mises en service.
Puissance nucléaire à mettre en service chaque année, en MW, pour conserver une puissance de 65 GW (soit 65000 MW) avec une fin de vie des unités existantes à 40 ans.
Mais un réacteur nucléaire, ca ne se construit pas comme un abri de jardin. Il faut environ 7 ans pour construire un réacteur de A à Z en vitesse de croisière (ça prendra environ 10 ans pour les EPR de Flammanville et Olkiluoto, mais les EPR de Taishan – en Chine – devraient être terminés en 5 à 6 ans, donc 7 ans sera une moyenne acceptable !). Du coup il faut décider d’une construction 7 ans avant que le réacteur soit effectivement mis en service (avec du gaz c’est 2 à 3 ans et avec du charbon environ 5, sauf opposition locale qui peut alors rendre les délais plus longs).
A ce moment, pour avoir les mises en service correspondant à la période 2019 – 2047 du graphique ci-dessus, il faut signer des autorisations de mise en chantier, pour les mêmes puissances, comme il est indiqué sur le graphique ci-dessous.
Puissance nucléaire à mettre en construction chaque année, en MW, avec des réacteurs qui dureront 60 ans, pour conserver une puissance de 65 GW jusqu’en 2080.
Le graphique ci-dessus montre :
- que la décision de construire un EPR à Flammanville (puissance = 1,6 GW), prise en 2008, est cohérente avec une mise en service suffisamment tôt pour pallier l’éventuelle fermeture de Fessenheim en 2018 (car Fessenheim atteindra 40 ans en 2017, et c’est peut-être la raison mise en avant par Hollande pour envisager de la fermer cette année là),
- Qu’il faut alors décider dès 2012 la construction d’un autre EPR ou équivalent (1,8 GW de puissance) pour avoir en 2019 de quoi remplacer les réacteurs qui atteindront 40 ans en 2018, etc
- Que, plus généralement, si les centrales sont mises hors service à 40 ans, alors Hollande va devoir décider pendant son mandat :
- soit de mettre en chantier 23 GW de puissance nucléaire (soit 16 EPR ou équivalent), pour avoir un parc installé qui conserve la même puissance,
- soit, comme il est expliqué plus haut, de voir le parc nucléaire perdre 17 GW, de manière irrémédiable, pendant le mandat de son successeur (la différence entre les deux valeurs vient de ce que le délai de construction est de 7 ans et le mandat du successeur de 5 ans).
Dans le deuxième cas de figure, comme nous serons en récession – ou quasi – à cause d’une insuffisance de pétrole et de gaz, nous n’aurons bien évidemment pas l’argent pour faire de l’éolien et du solaire « à la place » du nucléaire, sachant que cela demande 5 à 50 fois plus de capitaux de faire des renouvelables intermittentes que de faire du nucléaire à production identique. Nous ne pourrons pas plus faire du gaz car le pic gaz pour l’Europe est en cours ou proche.
Dit autrement, si Hollande décide de ne pas prolonger les centrales passé 40 ans – ce qui est l’argument logique pour fermer Fessenheim en 2017 et pas à un autre moment – et s’il ne décide d’aucune mise en chantier pendant son mandat (la première décision de construction étant à prendre en 2012), la France perd plus de 15 GW de puissance nucléaire – soit environ 110 TWh ; un quart de sa consommation – pendant les 5 ans qui suivent 2017, avec à la clé une très probable récession pas piquée des hannetons, puisque l’énergie pilote la production.
Et si on ne ferme pas les centrales à 40 ans ?
Il est cependant possible de maintenir les centrales au-delà de 40 ans. De nombreux pays exploitent actuellement des unités qui ont atteint ou dépassé cet âge : Allemagne, Argentine, Belgique, Brésil, Canada, Corée du Sud, USA, Finlande, Inde, Russie, Slovaquie, Grande Bretagne, Suède, Suisse, Taiwan. Si nous décidons de prolonger les unités existantes à 60 ans, voici comment se déplace la courbe des nouvelles unités à mettre en service pour conserver 65 GW de puissance installée (qui intègre l’EPR de Flammanville).
Puissance nucléaire à mettre en service chaque année, en MW, pour conserver une puissance de 65 GW (65000 MW), avec une fin de vie des unités existantes à 60 ans.
A ce moment, Flammanville correspond à ce qu’il faut avoir construit en 2016, et pour le reste il n’y a pas de nouvelles constructions à démarrer avant 2030.
Mais nous pouvons aussi souhaiter utiliser de l’électricité nucléaire pour « sortir du fossile », car les renouvelables n’y suffiront pas sauf à diviser la consommation d’énergie par 10, et alors la consommation tout court par quelque chose compris entre 5 et 10. Imaginons que, pour être en ligne avec une transition qui ferait largement appel au nucléaire pour supprimer le fossile, on souhaite doubler le parc nucléaire à l’horizon 2050, pour le porter à environ 130 GW installés. En pareil cas, l’histogramme des mises en service ressemblerait à ce qui suit.
Puissance nucléaire à mettre en service chaque année, en MW, pour monter progressivement à une puissance installée de 120 GW, avec des centrales durant 60 ans.
Le graphique ci-dessus montre que pour être en ligne avec cette évolution il faut raccorder au réseau l’équivalent d’un EPR chaque année à partir de 2018. Compte tenu des délais de construction, cela signifie que Hollande devrait alors décider d’une mise en chantier par an – en gros – à partir de… 2012. Et s’il ne le fait pas ? A nouveau, comme le déclin du pétrole et du gaz ont commencé en Europe, cela signifie que la France aura rapidement de moins en moins d’énergie de manière contrainte, et comme l’énergie pilote l’économie, cela signifie la récession peu après (et donc des troubles bancaires, des problèmes de gestion des finances publiques, etc).
Quid du pognon ?
Tout se payant en ce bas monde, il est évident que pour renouveler des centrales, nucléaires ou pas, il faut payer trois sous. Combien ?
Admettions que nous souhaitons maintenir un parc nucléaire à 65 GW. Admettons ensuite que les centrales actuelles soient limitées à 40 ans de durée de vie, mais que les EPR ou équivalent qui les remplacent puissent aller jusqu’à 60 ans. Admettons enfin qu’il en coûte 4000 euros par kW de puissance installée pour les nouvelles centrales nucléaires. Il faut alors investir, hors actualisation, environ 500 milliards d’euros d’ici à 2100 (soit 5 milliards par an) pour avoir en permanence 65 GW de puissance installée.
Si nous prolongeons les centrales actuelles jusqu’à 60 ans, il faut alors investir moins souvent, et la facture pour les 90 ans qui viennent baisse à 280 milliards d’euros (on économise donc 220 milliards de reconstruction, mais il est clair qu’il faut quand même payer quelques milliards pour maintenir les centrales au-delà de 40 ans). Le fait que les EPR puissent éventuellement vivre 80 ans ne change pas ce montant sur le 21è siècle (mais après si).
Si nous souhaitons progressivement doubler la puissance installée d’ici 2050, pour avoir un parc capable de fournir environ 1000 TWh d’électricité sans carbone par an, et le maintenir à ce niveau ensuite, l’addition pour le 21è siècle monte à 650 milliards d’euros (avec des centrales qui vivent 60 ans), hors renforcement du réseau. Rappelons pour mémoire que pour le moment la France consomme 1800 TWh d’énergie finale, dont 1300 de fossile : pour se passer de ces 1300 TWh carbonés, avoir 500 TWh d’électricité nucléaire en plus n’est probablement pas du luxe, même en se serrant significativement la ceinture sur notre consommation finale (une large partie peut venir d’économies et de renouvelables, mais pas la totalité).
Par comparaison, le remplacement du nucléaire par de l’éolien + stockage, en divisant par 2 l’électricité fournie en France (on passerait donc de 500 à 250 TWh électriques par an), avec des éoliennes « vivant » 25 ans (elles sont données pour 20 en général), et un doublement du coût en capital de l’éolienne seule pour tenir compte du stockage associé, coûterait environ 750 milliards d’euros d’investissements sur le 21è siècle. Pour maintenir 500 TWh par an – soit ce que produit le nucléaire aujourd’hui – il faudrait monter à 1600 milliards d’euros, avec les mêmes hypothèses par ailleurs.
Un remplacement progressif du nucléaire par de l’éolien stocké coûte donc environ 6 fois plus qu’avec du nucléaire à 60 ans, sans faire rien gagner sur les émissions de CO2 par ailleurs. Avec le photovoltaïque les investissements seraient multipliés par un facteur 5 à 10 par rapport à l’éolien (donc 50 par rapport au nucléaire), à consommation identique.
Donc le nucléaire est certes hors de prix, mais les alternatives non carbonées sont bien plus chères, alors que nous allons probablement enchaîner des récessions, ou quelque chose qui y ressemble. C’est assurément la fin des solutions faciles !