Depuis que j’ai l’âge de lire le journal, j’ai vu passer la privatisation, totale ou partielle, d’opérateurs de téléphone, de banques, de constructeurs d’avions ou de voitures, de producteurs d’aciers ou d’aluminium, de compagnies aériennes, de fabricants de cigarettes, de chaînes de télévision, et je n’ai sûrement pas lu le journal avec suffisamment d’attention pour être capable de faire la liste exhaustive de toutes les entreprises qui ont fait l’objet de cette mesure.
Bien sûr, l’inconvénient de la privatisation, c’est que plus le temps passe et moins il reste de choses à privatiser. Comme le déficit public, lui, est une tradition bien ancrée dans notre pays, que le gouvernement soit à droite ou à gauche, et que l’habitude a maintenant été prise d’en boucher une petite partie avec le produit récurrent de privatisations tout aussi récurrentes, il va bien falloir continuer à trouver des choses à vendre pour éponger ce fameux déficit (notons au passage que n’importe quel chef d’entreprise qui fait tourner sa barraque en vendant les bijoux de famille – ce que font tous les gouvernements – finit assez rapidement à la barre du tribunal !).
Une fois que nous aurons privatisé EDF (est-ce vraiment une bonne idée ?), Air France, Areva , la SNCF, et encore quelques petites babioles qui traînent dans les tiroirs, que pourrons nous donc trouver ? Arrêtons de jouer petit bras ; j’ai une suggestion à faire qui aurait de la gueule, et qui en plus n’a, sur le plan de l’environnement, que des avantages : privatiser la totalité du réseau routier français. Énumérons donc tous les avantages qu’une telle opération aurait :
- l’Etat est une entreprise qui perd régulièrement plus de 20% de son chiffre d’affaires (30% en 2002 : la loi de finances prévoyait 300 milliards d’euros de dépenses pour 230 milliards de recettes fiscales, soit un déficit représentant 30% de ses recettes). Le service de la dette est le deuxième poste budgétaire du pays, seule l’Education Nationale arrivant encore devant (mais pour combien de temps ?).
Or, avec 2.268 km d’autoroutes non concédées, 24.000 km de routes nationales et 358.600 km de routes départementales, le pays possède un actif considérable : au bas mot 500 milliards d’Euros, si ce n’est plus, de quoi boucher 10 à 20 ans de déficit sans problème !
Nombre de km | Valeur au km (M€) | Valeur minimale (M€) | Commentaires | |
---|---|---|---|---|
Autoroutes non concédées | 2 268 | 7,62 | 17 287 | Coût de construction moyen |
Nationales | 24 000 | 4 | 96 000 | Estimation a minima |
Départementales | 358 600 | 1,2 | 430 320 | Estimation a minima |
TOTAL | 384 868 | - | 543 607 | - |
Certes il faudrait payer un petit quelque chose aux départements qui possèdent une grosse partie du réseau routier, mais comme il faut baisser les impôts, car c’est tendance coco, et que l’entretien de ce réseau coûte aussi fort cher, donc nécessite de prélever quelques impôts, justement, on doit pouvoir négocier avec ces collectivités locales….
- l’exploitant du réseau routier devra faire tourner sa boutique, et pour cela tous les automobilistes deviendront ses clients, et acquitteront donc des péages pour circuler sur ledit réseau : l’usage dudit réseau cessera d’être partiellement financé par ceux qui ne s’en servent pas, ou plus exactement cessera d’être financé sans lien direct avec l’usage, pour être exclusivement payé par ceux qui s’en servent, au prorata de l’usage. Quel économiste « libéral » peut s’élever contre cela ?
- La puissance publique n’ayant plus aucune raison de s’acquitter des charges engendrées par la circulation routière prenant place sur des réseaux privés, elle pourra donc facturer aux opérateurs desdits réseaux tous les coûts induits :
- les moyens de déblaiement, nettoyage, salage, etc, possédés par les DDE lui seront facturés,
- les coûts liés aux interventions des pompiers (accidents), policiers et gendarmes (respect des règles de conduite), etc, lui seront facturés,
- les coûts d’hospitalisation des accidentés de la route lui seront facturés,
- et même la collectivité lui facturera les coûts sanitaires de pollution, la construction des murs anti-bruit, édictera des lois et règlements « anti-pollution » qui l’obligeront à enterrer à ses frais les routes trop bruyantes… le rêve !
Comme l’exploitant, qui n’est pas un philanthrope, non mais sans blague, aura toutes les dépenses de la route comme postes de coûts, il en tiendra compte dans le montant de ses péages. Il pourra aussi s’assurer contre une partie de ces dépenses possibles (accidents, événements climatiques, etc), mais il inclura tout autant les primes d’assurance correspondantes dans les péages qu’il facturera.
Par ailleurs, toute activité qui nécessite la construction d’une infrastructure routière nouvelle (grande surface par exemple) devra en assumer le coût (parce qu’aucun opérateur privé ne sera assez fou pour la lui mettre gratuitement à disposition !).
- Nous aurons alors – enfin – le fameux coût complet du transport routier que tous les économistes réclament à corps et à cri ! Nous saurons tous, exactement, ce qu’il en coûte de rouler par km parcouru, en plus de l’achat de la voiture et du carburant.
- Tout ce qui est facturé à l’exploitant sera autant de gagné pour les dépenses publiques (l’assurance maladie-accidents est bien sûr gérée par un organisme distinct de l’Etat, mais enfin c’est aussi de la dépense publique). Ne serait-ce que le budget de la direction des routes, qui ne sera plus nécessaire, représente environ 5 milliards d’euros (7 fois le budget de l’environnement, soit dit en passant, donc après il ne faut pas trop s’étonner de ce qui se passe question inflation des transports !) : et hop, on dégraisse le mammouth public, ce qui me semble parfaitement dans l’air du temps.
- Bien sûr, l’automobiliste, qui paiera plus de péages, est un contribuable comme les autres, et il paiera moins d’impôts. Il pourra alors choisir de continuer à payer peu d’impôts…tout en arrêtant de payer des péages, en roulant moins, et voilà qui est tout bénéf pour son porte-monnaie (enfin qui est encore plus bénéf, parce que dès aujourd’hui c’est plus rentable de se déplacer en train, vélo ou bus lorsque l’on voyage seul ou à 2). Ce sera aussi bon pour l’environnement : les transports sont le premier contributeur aux émissions de CO2 en France, comme chacun sait.
- Notre futur ex-automobiliste finira de compenser financièrement en devenant petit porteur de la SNCF privatisée, dont les actions s’envoleront au moins jusqu’à la lune, car elle sera privée d’une concurrence déloyale : actuellement, on paye pour utiliser une voie ferrée, quel que soit le trajet, mais on ne paye rien pour utiliser une route, à quelques exceptions autoroutières près !
- Le transport routier de marchandises coûtera beaucoup plus cher, et donc le consommateur sera incité à consommer local, de saison, ou encore du made in my region et non made in ailleurs, et voici encore des bénéfices écologiques à la pelle.
- Alors que l’OMC interdit aux Etats de prendre des mesures restreignant la liberté du commerce (au nom de quoi un Etat ne peut pas explicitement avantager des produits qui parcourent 40 km contre des produits qui en ont parcouru 10.000), l’OMC n’aura rien à dire à une privatisation – parfaitement dans l’air du temps – ni au fait que l’exploitant voudra rentabiliser son investissement en faisant payer tout le monde, partout et tout le temps,
- On remarquera que les camionneurs se mettent en grève contre l’Etat quand il augmente les taxes sur les carburants, mais comment se mettre en grève contre des centaines d’exploitants routiers distincts qui font payer des péages ? Du reste les camionneurs n’ont jamais protesté contre le niveau des péages. Voilà la question du renchérissement du transport routier, objectivement souhaitable si nous voulons diminuer le trafic routier de marchandises, réglé par la vertu des prix de marché !
- Et en cherchant bien je suis sûr que l’on trouverait encore quelques avantages à l’affaire….
C’est idiot, vous croyez ? Bon, je pensais pourtant avoir trouvé une bonne idée…..