En 1970, les réserves de pétrole, publiées par les compagnies pétrolières (y compris les compagnies d’état, voire plus bas), représentaient 30 fois la consommation annuelle du moment, laquelle était de l’ordre de 2,4 milliards de tonnes d’or noir par an. Les réserves publiées valaient donc environ 72 milliards de tonnes de pétrole cette année-là (ou encore 530 milliards de barils).
En 2010, après avoir consommé environ 125 milliards de tonnes de pétrole depuis 1970, soit quasiment deux fois plus que les réserves publiées en 1970, les nouvelles réserves publiées par les compagnies pétrolières (à nouveau, y compris les compagnies nationales, qui en détiennent 90%) s’élèvent à environ 180 milliards de tonnes (ou encore 1330 milliards de barils), soit de l’ordre de 40 fois la consommation de 2010. Les réserves, c’est apparemment bien plus fort que la multiplication des petits pains : plus on en consomme, plus il y en a !
Comment avons-nous pu avoir cet apparent miracle, qui est que les réserves ont pu ainsi croître et multiplier au fur et à mesure que nous les consommions, alors que la Terre est finie ? La réponse à cette énigme apparente tient dans la définition des réserves publiées, qui ne représentent pas la totalité du pétrole extractible que nous offre la planète, auquel cas cette valeur ne pourrait à l’évidence que diminuer, mais juste une partie de ce dernier. Plus précisément, pour l’essentiel des opérateurs pétroliers, ce qui est publié correspond aux réserves prouvées, qui est du pétrole :
- situé dans des gisements déjà en exploitation ; les gisements déjà découverts mais non encore exploités en sont exclus, et a fortiori les gisements non encore découverts,
- qui sortira sans qu’il soit nécessaire que les ingénieurs mettent au point des procédés qui n’existent pas encore ; ces réserves prouvées ne tiennent donc pas compte d’hypothétiques progrès futurs de la technique,
- qui sortira avec les hypothèses les plus prudentes faites sur les propriétés physiques du gisement – encore appelé réservoir, même si l’objet n’a rien de commun avec un réservoir de voiture, qui sont sa taille (ou son volume), la porosité de la roche et la qualité de la communication entre les pores, le pourcentage moyen de pétrole dans la roche, la viscosité du pétrole contenu, la température et la pression interne du réservoir, et encore quelques paramètres qui conditionnent fortement la quantité de pétrole extractible,
- dont l’exploitation est rentable sans qu’il soit nécessaire que le prix du baril augmente.
De manière évidente, toutes choses égales par ailleurs, exploiter un gisement (c’est-à-dire extraire du pétrole de ce gisement) diminue les réserves prouvées associées à ce gisement. Pour que les réserves augmentent alors même que l’on sort du pétrole du sol, il est donc nécessaire que « en même temps » il y ait quelque chose qui contribue à les augmenter. La première idée qui vient à l’esprit est généralement qu’il y a des découvertes de nouveaux gisements dont la mise en exploitation augmente les réserves. Si ces découvertes sont suffisamment importantes, les réserves prouvées augmentent alors plus vite par ce biais qu’elles ne diminuent à cause de l’extraction.
Mais il n’y a pas que les découvertes qui peuvent permettre aux réserves d’augmenter. Il y a aussi toutes les réévaluations du gisement qui sont faites après la découverte de ce dernier et qui conduisent à considérer qu’il contient en fait plus de pétrole extractible que « l’idée que l’on s’en faisait » au moment de la mise en exploitation (rappelons qu’une réserve prouvée n’est pas la totalité du pétrole contenu dans le réservoir, ou le gisement, mais juste l’évaluation qui est faite de la fraction qui sortira de manière certaine, et que cette information est indissociable de la date à laquelle elle est faite).
Avant de disserter sur les bonnes ou mauvaises raisons de faire de telles réévaluations, il n’est peut-être pas inutile de commencer par rappeler ce qu’est un réservoir de pétrole, qui encore une fois ne ressemble en rien à un réservoir de voiture, malgré l’emploi – à tort – du même terme (et des conséquences désastreuses que cela a pour certains décideurs qui n’y passent pas plus de temps que cela). Pour les hydrocarbures, un tel « réservoir » désigne une roche poreuse, le plus souvent du calcaire, du grès ou du sable (ou toute autre roche sédimentaire avec des petits trous), enfouie à des centaines ou des milliers de mètres sous terre, et dont les porosités ou interstices contiennent des choses diverses, dont la précieuse « huile » (c’est ainsi que les pétroliers appellent le pétrole) en proportions variables.
Cette roche poreuse peut avoir une forme « bizarre », et par exemple constituer un réseau qui ressemble bien plus à corail ou aux branches d’un arbre qu’à une forme bien compacte, genre cube ou un œuf, et donc ne pas être commode du tout à forer, ce qui rend « intéressantes » les discussions sur la fraction extractible du pétrole contenu. Le plus souvent, la roche poreuse contient aussi de l’eau (située sous le pétrole) et du gaz (situé au-dessus), ce dernier contribuant à la pression interne du réservoir. La proportion d’huile dans la roche (pour la partie qui en contient) peut aller de quelques % à quelques dizaines de %, et ce pourcentage peut fortement varier d’un bout à l’autre du réservoir. Enfin la viscosité de cette « huile » se promène entre celle de l’eau et celle du bitume.
Dans les autres caractéristiques d’un réservoir de pétrole qui le différencient fondamentalement d’un réservoir de voiture, il y a le débit : ce réservoir met des millions d’années à se remplir, et pour le vider partiellement les hommes vont mettre quelques dizaines d’années à un siècle. Une fois que nous avons compris cela, alors il est relativement facile de comprendre qu’au moment de la découverte d’un gisement, savoir combien de pétrole le gisement en question pourra fournir du début à la fin de son exploitation peut meubler quelques discussions animées !
Découvertes, vous avez dit découvertes ? De fait, avant de faire sortir du pétrole du sous-sol, il y a une petite formalité à remplir qui n’aura échappé à personne : il faut commencer par savoir où il se trouve, ce satané résidu de plancton. Et localiser du pétrole, cela commence par… une image sur un sismographe. La première étape de la recherche de pétrole consiste en effet à réaliser des échographies un peu particulières au-dessus des bassins sédimentaires (le pétrole ne peut se former que là où il y a eu des étendues d’eau permettant le développement du plancton ou des petites algues, donc des bassins sédimentaires) : on fait exploser des charges de dynamite à la surface du sol, ce qui envoie de puissantes ondes sonores vers le sous-sol, puis on analyse avec un appareil qui s’appelle un sismographe les échos obtenus par réflexion sur les diverses limites de couches géologiques en sous-sol.
L’analyse de ces échos permet en premier lieu de savoir si, selon toute probabilité, il y a du liquide (qui transmet différemment les ondes sonores) dans le sous-sol ou pas. Mais à ce stade il est hors de question d’évaluer de manière fine la présence d’une quantité donnée de pétrole, et encore moins de la fraction qui pourra être extraite si du pétrole est présent.
Exemple d’image obtenue par analyse sismique du sous-sol. Il faut un oeil exercé pour savoir transformer cette image en la présence éventuelle de pétrole, et combien !
Les analyses sismiques sont maintenant exploitées en trois dimensions, ce qui donne des images déjà un peu plus faciles à interpréter.
Exemple d’image obtenue par analyse sismique en trois dimensions.
Cette image donne une bonne idée de la forme de la roche poreuse, mais ne dit toujours pas ce que l’on va trouver dedans exactement.
Sur la base des analyses sismiques réalisées, la compagnie qui explore peut décider d’aller « un cran plus loin ». Ce cran supplémentaire, c’est un forage d’exploration. Il faut donc faire un trou dans la formation rocheuse pour remonter une carotte, c’est-à-dire une colonne de roche représentative de ce qui a été traversé. Cette carotte sera analysée, pas nécessairement sur place, pour voir de quel type de roche il s’agit, s’il y a effectivement quelque chose qui ressemble à du pétrole dedans, etc. Des capteurs divers seront aussi descendus dans le puits d’exploration pour mesurer tout un tas de paramètres (pression, température, pH, conductivité électrique, et j’en passe).
A ce stade, du pétrole sera trouvé… une fois sur six (dit autrement 5 fois sur 6 le forage d’exploration est « sec », c’est-à-dire qu’il n’y pas de pétrole dans la formation rocheuse dans laquelle on fait le trou). Il est encore prématuré de dire combien le gisement en contient exactement. La formation rocheuse qui s’appelle le réservoir peut être très inhomogène d’un bout à l’autre et bien malin qui peut dire combien la carotte est représentative de l’ensemble, et c’est encore plus vrai si la formation géologique en question fait des dizaines voire des centaines de km de long. Qu’à cela ne tienne, il n’y a qu’à faire un trou tous les 100 mètres ! En théorie c’est une excellente réponse, mais en pratique les finances de la compagnie pétrolière ne le supporteraient pas longtemps : un forage d’exploration coûte quelques millions de dollars, voire 10 fois plus en conditions un peu sportives (offshore profond, régions polaires, etc).
Coût d’un forage d’exploration en fonction de la profondeur et des conditions en surface.
Source : Pierre-René Bauquis, Total Professeurs Associés, 2008
Décider de forer pour mettre en exploitation doit donc se faire sur la base d’un nombre limité de forages d’exploration.
Mais si les forages d’exploration sont suffisamment prometteurs, alors le gisement est mis en exploitation, avec des puits dits… d’exploitation (qui coûtent beaucoup plus cher), qui servent à extraire du réservoir la plus grande fraction possible du pétrole qui s’y trouve. A ce moment, et à ce moment seulement, on peut commencer à parler de réserves prouvées. Pour le gisement mis en exploitation celles-ci sont évaluées sur la base des analyses sismiques, des analyses réalisées au moment des forages d’exploration, et du débit des premiers puits d’exploitation.
Pour chacun des paramètres pris en compte (volume de la roche-réservoir, porosité, perméabilité, pression, viscosité, etc) il y a, à l’évidence, une fourchette d’incertitude, parce que ces caractéristiques sont connues à distance via des analyses ou prélèvements, pas en se promenant dans la roche-réservoir comme les héros de Jules Verne. Le volume de la roche-réservoir peut donc être compris entre tant et tant, la porosité moyenne entre tant et tant, la viscosité entre tant et tant, etc.
Tous ces paramètres dimensionnent soit la quantité de pétrole dans la roche-réservoir (ce qui s’appelle le « pétrole en place »), comme par exemple la porosité, soit la fraction qui pourra être extraite, comme par exemple la perméabilité (la facilité de communication entre pores), ou encore la pression ou la viscosité de l’huile. Les réserves prouvées sont alors obtenues en mettant à la valeur la plus défavorable possible tous les paramètres pris en compte, ce qui correspond à du pétrole qui a 100% de probabilité d’être extrait, ou à peu près. Il existe d’autres « réserves », qui sont évaluées en même temps, simplement en donnant d’autres valeurs aux mêmes paramètres :
- les réserves 2P (prouvé + probable) correspondent à ce qui sortira « de la manière la plus probable » du début à la fin de l’exploitation du gisement (en langage mathématique, donc monstrueusement barbare, c’est l’espérance mathématique du pétrole extractible). C’est à l’évidence plus que le prouvé (le prouvé c’est le minimum garanti qui sortira) et c’est généralement sur cette valeur, non publiée, mais calculée en même temps que le prouvé, que les opérateurs pétroliers prennent leurs décisions d’investissement. Ces réserves sont encore appelées réserves ultimes, parce qu’elles représentent la meilleure estimation possible du total de ce qui finira par sortir du réservoir concerné. Elles sont périodiquement réévaluées – à la hausse ou à la baisse – en fonction de la production passée, de l’amélioration des techniques, de l’amélioration de la connaissance du réservoir, etc.
- les réserves 3P (prouvé + probable + possible) correspondent à ce qui pourrait sortir « au maximum » ; c’est donc la limite supérieure que l’on obtient en mettant tous les paramètres à la valeur la plus favorable possible. A peu de choses près, la probabilité que le pétrole extrait de l’ensemble des champs mondiaux corresponde aux réserves 3P de ces champs est aussi élevée que celle de gagner au loto !
Ce graphique illustre, sur un cas « pour l’exemple », les différentes valeurs associées aux différentes réserves pour un même gisement.
En mettant tous les paramètres aux valeurs les plus défavorables, il sortira 1 milliard de barils, en les mettant tous à la valeur la plus probable, il en sortira 1,7 milliard (soit 70% de plus), et en mettant tous les paramètres à la valeur la plus optimiste possible, il en sortirait 4 milliards de barils (soit 4 fois plus !).
Source : Yves Mathieu IFP, Juin 2004
Les réserves prouvées, qui sont souvent les seules à être publiées, ne désignent donc pas la totalité de ce qui existe sous terre, ni même ce qui finira par sortir de la manière la plus probable des réservoirs non encore épuisés (ce qui correspond au 2P), mais seulement la fraction de ce pétrole encore sous terre qui sortira de manière certaine ou quasi-certaine des réservoirs exploités aujourd’hui, avec les techniques disponibles d’aujourd’hui (ou dans un futur proche et prévisible), et avec un coût d’extraction prévisible qui reste inférieur ou égal au prix de vente présent (ou d’un futur proche et prévisible).
Si nous passons maintenant à une zone géologique dans son ensemble (un pays, le monde, un continent…), le graphique ci-dessous présente d’une autre manière la différence entre les différentes sortes de réserves.
Différentes sortes de réserves.
Notons à nouveau que les réserves dépendent de manière cruciale du taux de récupération, c’est-à-dire du rapport entre le pétrole présent dans le réservoir au début de l’exploitation (qui peut ne jamais être connu avec précision ! ), et la partie qu’il sera possible de remonter du début à la fin de l’exploitation (et qui ne sera connue qu’à la fin de l’exploitation). Ce taux est donc le mieux connu… lorsque le réservoir cesse d’être exploité.
Toutes les réserves, y compris les réserves prouvées, relèvent d’une appréciation subjective et temporelle par nature.
Et une évidence désormais est que toutes ces réserves ont vocation à être périodiquement recalculées, parce que :
- toutes choses égales par ailleurs l’exploitation en cours les fait diminuer (il n’y a pas de miracle : extraire du pétrole d’une roche réservoir diminue la quantité qui reste dans la roche !)
- mais il y a de nombreuses manière de les réalimenter :
- de nouveaux gisements peuvent être découverts puis mis en exploitation, et alors, sans changer les conditions techniques ou économiques, cela conduit à augmenter les réserves prouvées,
- les techniques d’extraction peuvent s’améliorer, ce qui, en pratique, signifie que nous pourrons récupérer à l’avenir une part plus importante du pétrole contenu dans les réservoirs. Actuellement ce taux est évalué à 35% en moyenne : toute amélioration de ce taux de 1% – c’est-à-dire en le passant de 35% à 36%, puis de 36% à 37%, etc – augmente les réserves de 3% environ.
- les conditions économiques peuvent changer : si le prix de vente du pétrole est de 20 dollars le baril, cela n’a pas de sens pour les compagnies pétrolières de chercher à extraire du pétrole avec un coût d’extraction de 25 dollars le baril, même si les quantités qu’elles pourraient ainsi extraire sont potentiellement très importantes. Si le baril passe à 60 dollars alors les gisements où le coût d’extraction est de 25 dollars le baril vont rentrer dans les réserves, pour la fraction techniquement récupérable bien sûr.
- la quantité de « pétrole en place » peut être revue à la hausse, parce que le volume du réservoir est revu à la hausse, et plus généralement il peut y avoir des réévaluations à la hausse pour les divers paramètres qui servent à dimensionner le pétrole en place.
- enfin la raison peut être… mystérieuse ! Nous verrons plus bas que les compagnies pétrolières (nationales) des différents pays du Golfe Persique déclarent facilement des réserves prouvées en croissance ou constantes, alors qu’il n’y a ni découvertes significatives, ni amélioration significative des procédés d’extraction, ni réévaluations significatives des propriétés physiques des réservoirs (qui sont généralement très anciens, voir plus bas).
Il est alors normal de se demander si nous n’avons pas affaire à une partie de poker menteur, avec comme mobile au crime le fait que, pour les sociétés cotées, la valeur de l’action est proportionnelle à la quantité de réserves prouvées qu’elles déclarent posséder, et que pour les sociétés nationales des pays de l’OPEP (2/3 des réserves mondiales, voir ci-dessous), les quotas de production sont proportionnels aux réserves qu’ils publient (donc plus les réserves sont élevées, plus le pays a le droit d’exporter des quantités importantes de pétrole).
Enfin, pour finir de compliquer la chose, selon les pays ce n’est pas la même information qui est publiée !
- Les Américains publient les réserves prouvées, soit « l’ensemble du pétrole que l’on considère raisonnablement pouvoir extraire à l’avenir à partir des ressources physiques connues, compte tenu des conditions techniques et économiques du moment« .
- Dans le reste du monde, les réserves publiées correspondent parfois aux seules réserves prouvées, parfois à l’addition des réserves prouvées, définies ci-dessus, de 50% des réserves probables, qui incluent notamment les découvertes futures considérées comme probables, et de 25% des réserves possibles, qui tiennent également compte des découvertes futures considérées comme possibles.
Maintenant que nous savons à peu près de quoi nous parlons (une formalité dont ne s’embarrassent pas nécessairement tous ceux qui ont un avis sur le futur du pétrole !), alors nous pouvons commencer à disserter sur l’évolution de ces réserves, régionales ou mondiales, sur une période un peu longue (depuis 1980 pour être précis). Comme une réserve est une notion attachée à un gisement, les réserves régionales ou mondiales sont construites de manière « bottom up« , en additionnant les réserves associées à tous les gisements qui sont situés dans une zone donnée.
Cela ajoute une petite difficulté : les gisements de pétrole n’ont pas de raison particulière de ne pas franchir les frontières d’un pays, rien que pour ne pas nous compliquer la vie quand nous faisons des statistiques. Du coup certains réservoirs sont à cheval sur une frontière ; le cas le plus spectaculaire concerne le plus gros gisement de gaz au monde qui est à cheval sur la frontière de l’Iran et du Qatar, et comme l’exploitation d’un côté ou de l’autre de la frontière « dégonfle » le réservoir de manière presque identique, la question est de savoir à qui appartient le gaz restant !
Si nous supposons cette petite difficulté résolue, voici comment ont évolué les réserves de pétrole publiées depuis 1980 : elles ont doublé pour le pétrole, essentiellement avec les réévaluations faites par les pays de l’OPEP, et plus récemment avec l’apport des extra-lourds du Venezuela et des bitumes du Canada.
Évolution depuis 1980 des réserves publiées pour différentes zones du monde.
Canadian Oil Sands = sables bitumineux du Canada.
Venezuela Orinoco Belt = extra-lourds du Venezuela, dans l’Orénoque.
Il est facile de constater que toutes les zones déclarent des réserves « perpétuellement » en croissance. Information justifiée ou intox ?
Source : BP Statistical Review, 2012
Arrive maintenant la question intéressante : quelle cause (ou quelles causes) ont éventuellement justifié cette forte croissance des réserves publiées ?
Avons nous découvert de nouvelles ressources physiques ?
La première idée qui vient à l’esprit, naturellement, quand on constate que les réserves ont augmenté malgré une consommation croissante, est que l’on a découvert de nombreuses gisements de pétrole supplémentaires, et que la mise en production de ces découvertes fait plus que compenser notre consommation. Eh bien…. depuis 30 ans c’est parfaitement faux.
En vert : découvertes annuelles de pétrole récupérable (il s’agit donc déjà d’une évaluation de la fraction extractible du pétrole découvert ; il s’agit des réserves 2P), en milliards de barils.
En bleu : consommation annuelle de produits pétroliers (même unité).
La demande après 2000 est bien entendu une projection, non une prévision.
Depuis 1980 (d’autres auteurs considèrent que cela est même vrai depuis 1970), nous consommons chaque année plus que nous ne découvrons de ressources « physiques » dans le sol.
Source : Exxon Mobil, 2002
Même courbe qu’à gauche (découvertes mondiales), mais en données annuelles et avec une moyenne mobile sur 20 ans, et publiée par une autre compagnie pétrolière.
L’intérêt de cette courbe est surtout la « prolongation » des découvertes qui indique que l’avenir probable est celui de la poursuite de la baisse des découvertes (en tendance) et non d’un nouveau cycle de découvertes importantes.
Source : Shell/IHS Energy, 2005
En particulier, les « champs géants », c’est-à-dire ceux qui « font la différence » au niveau du total mondial des ressources, n’ont fait l’objet d’aucune découverte significative depuis 1980.
Totalité du pétrole découvert sous terre, pour l’ensemble du monde hors US et Canada, en milliards de barils, par taille de champs et par année.
(les tailles de champ sont en millions de barils ; 1 baril = 159 litres).
On note que des découvertes ont encore lieu pour des petits champs (les courbes rouge et bleue continuent de croître), mais que les « champs géants » (courbe noire), à plus de 2 milliards de barils pièce, n’ont fait l’objet de quasiment aucune découverte depuis 1980, et que les « grands champs » (de 500 millions à 2 milliards de barils, en vert) ne s’accroissent quasiment plus depuis 1990. Outre qu’ils ne permettent pas de rajouter de grandes quantités aux réserves, les petits champs sont moins commodes à exploiter que les grands.
Source : Jean Laherrère, 2003
Pour illustrer ce fait que les découvertes « majeures » sont maintenant fort anciennes, on peut souligner que l’essentiel de la production de pétrole du Moyen Orient – qui totalise 2/3 des réserves mondiales et un tiers de la production mondiale – provient de champs découverts il y a fort longtemps.
Arabie Saoudite
70% de la production de ce pays vient de champs découverts il y a plus de 50 ans.
Nom du champ de pétrole | Ancienneté de la découverte en 2002 | Production 2002 (milliers de barils par jour)n | % de la production du pays |
---|---|---|---|
Ghawar | 54 ans | 4.500 | 56% |
Abqaiq | 62 ans | 600 | 7,5% |
Safaniyah | 51 ans | 500nn | 7,5% |
Iran
50% de la production de ce pays vient de champs découverts il y a plus de 40 ans.
Nom du Champ de pétrole | Ancienneté de la découverte en 2002 | Production 2002 (milliers de barils par jour) | % de la production du pays |
---|---|---|---|
Gachsaran | 65 ans | 500 | 15% |
Marun | 39 ans | 500 | 15% |
Karang + Doroud + Bibi Hakimeh | 41 ans | 520 | 16% |
Aghadari | 66 ans | 200 | 6% |
Irak
80 % de la production de ce pays vient de champs découverts il y a plus de 44 ans.
Nom du Champ de pétrole | Ancienneté de la découverte en 2002 | Production 2002 (milliers de barils par jour) | % de la production du pays |
---|---|---|---|
Kirkuk | 75 ans | 900 | 32% |
Rumaila South | 49 ans | 500 | 18% |
Rumaila North | 44 ans | 700 | 25% |
Al-Zubair | 64 ans | 150 | 5% |
Koweit
67% de la production de ce pays vient de champs découverts il y a plus de 47 ans.
Nom du Champ de pétrole | Ancienneté de la découverte en 2002 | Production 2002 (milliers de barils par jour) | % de la production du pays |
---|---|---|---|
Burgan | 64 ans | 1.200 | 57% |
Raudhatain | 47 ans | 200 | 10% |
Ancienneté de quelques uns des principaux champs de pétrole du Moyen Orient.
Les 3 plus importants (Ghawar, Kirkuk, Burgan) font à eux seuls 40% de la production des 4 pays ci-dessus en 2002, et ont été découverts avant-guerre ou juste après. Aucun champ significatif pour la production de ces pays n’a été découvert depuis 30 ans.
Source : Matthew Simmons, Simmons & Cie
Dire que les découvertes annuelles (exprimées en 2P, c’est-à-dire en donnant la quantité totale de pétrole qui sortira des gisements découverts) sont inférieures à la consommation annuelle depuis 30 ans, c’est donc dire que la croissance, ou même la constance, des réserves prouvées doit venir « d’autre chose » que des découvertes. En clair, les réserves n’ont pas augmenté parce que nous avons mis la main sur de grandes quantités de nouvelles ressources physiques.
Il nous reste donc à explorer les conditions économiques, la technologie, et… le reste. En fait technologie et économie sont un peu liées : si la technologie devient plus performante, le prix d’extraction diminue toutes choses égales par ailleurs.
Les conditions techniques ont-elles changé ?
Au début de l’exploitation pétrolière, tout ce que l’on savait faire était de forer jusqu’à la poche de pétrole, puis d’attendre que, sous la pression du gaz généralement associé au pétrole, ce dernier veuille bien avoir l’obligeance de remonter tout seul jusqu’à la tête de derrick. Bien évidemment, dès que la pression du gaz n’est plus suffisante, il ne remonte plus rien. Or se contenter de planter « bêtement » un tube à la verticale ne permet pas souvent de récupérer le pétrole de manière importante dans toutes les parties du réservoir, surtout si ce dernier a une forme compliquée, possède une épaisseur faible mais de grandes dimensions sur l’horizontale, etc. Mais depuis les débuts de l’exploitation industrielle de l’or noir les techniques de forage ont considérablement progressé : on sait désormais forer « de travers », à l’horizontale, avec plusieurs branches… (quelques exemples ci-dessous).
Quelques exemples de puits sophistiqués actuellement réalisés.
Source : IFP
Il est également possible d’injecter dans le gisement de l’eau, de la vapeur, des détergents, ou du CO2 sous pression pour favoriser la récupération d’une fraction plus importante du pétrole qui s’y trouve. Le « taux de récupération » du pétrole (qui n’est réellement connu que lorsque le réservoir est abandonné) peut énormément varier d’un champ à l’autre, avec une médiane qui se situe aux alentours de 35% (graphique ci-dessous).
Taux de récupération constaté ou envisagé (sur l’axe vertical) pour 3300 champs de pétrole au monde, en fonction de la taille du réservoir (c’est-à-dire de la quantité de pétrole physiquement sous terre), exprimée en milliards de barils (en abscisse).
1 baril = 159 litres.
Source : Jean Laherrère, Petroconsultants, 1997
Même sans découvrir de nouveaux champs, une augmentation du taux de récupération pour les ressources existantes augmente mécaniquement les réserves, et les compagnies pétrolières expliquent volontiers que ce taux est passé de 25% à 35% durant les 35 dernières années, ce qui engendre donc, à réservoirs constants, une hausse de presque 50% des réserves (sans tenir compte de la production survenant entre-temps).
Il y a bien évidemment une limite à la réévaluation qui découle des progrès techniques, car les taux de récupération ne sont pas seulement fonction des méthodes employées, mais aussi – et surtout, disent les géologues – des caractéristiques physiques du réservoir (taille et perméabilité des pores, par exemple) et du pétrole (viscosité notamment).
Ainsi le taux actuellement constaté n’est que de 3% pour certains réservoirs dits « compacts fracturés », où l’huile circule très difficilement, et la technique ne pourra pas beaucoup augmenter ce chiffre, mais de plus de 80% lorsque la roche qui contient le pétrole est très poreuse, avec des pores qui communiquent bien, et un pétrole assez fluide, comme en Libye ou au Canada.
Certaines études suggèrent en outre que les progrès techniques ne permettent pas d’augmenter significativement la fraction récupérable d’une poche de pétrole, mais surtout de la faire sortir plus vite. Comme l’estimation des ressources en terre – donc des réserves – est parfois basée sur le débit des puits qui sont forés dedans (et les estimations de ce qu’il y a sous terre augmentent avec ce débit, bien sûr), on comprend que cette discussion n’est pas sans importance !
Toutefois c’est bien dans cette variable que réside l’essentiel de « l’augmentation des réserves » depuis quelques décennies : avec le temps qui passe, les opérateurs considèrent qu’ils arriveront à faire sortir de chaque réservoir de pétrole une fraction plus importante du précieux liquide qui s’y trouve.
Les conditions économiques ont-elles changé ?
Une autre raison parfois mise en avant pour expliquer la « croissance » des réserves est l’évolution du prix du baril depuis 2000, rendant rentable l’extraction de ressources qui auparavant coûtaient trop cher à exploiter (eau profonde par exemple).
Prix du baril de pétrole en dollars courants (courbe mauve) et dollars constants de 2009 (courbe bleue) de 1861 à 2011.
Source : BP Statistical Review, 2013
Cela étant, les réserves prouvées ont aussi augmenté alors que le prix du baril baissait, et donc ce n’est pas une affaire de prix qui explique l’essentiel de la hausse ! En période de hausse, l’observation des tendances historiques montre que le doublement du prix du baril (en dollars constants) n’a augmenté les réserves à bref délai que de quelques %. En d’autres termes, la quantité de pétrole qui sera extraite d’un gisement déjà en production (car les réserves prouvées ne concernent quasiment que les gisements en production) ne dépend que peu du prix du baril. Les économistes parlent d’une élasticité du montant des réserves au prix du baril qui est très faible, à l’opposé de ce que l’on observe pour d’autres ressources minières.
Il y a une excellente raison à cela : pour les ressources minières, quand le prix du métal augmente il devient possible de « s’attaquer » à des minerais qui ont des concentrations moindres, même si cela demande une énergie de traitement supérieure, et les réserves accessibles augmentent alors (c’est très exactement le cas pour l’uranium).
Il y a certes une limite, mais comme on cherche à extraire une matière qui ne fait pas partie des « intrants » utilisés pour l’extraction (dont l’énergie), la limite sera économique avant d’être physique : l’extraction continue tant que le prix des intrants (qui reflète évidemment pour partie leur rareté) reste inférieur au prix du produit extrait. Il restera toujours un petit quelque chose quelque part au moment où l’extraction s’arrêtera (mais cela peut ne pas être grand chose !) parce qu’elle cessera d’être profitable.
Pour les hydrocarbures liquides ou gazeux, cette règle de la limite économique n’est pas la seule : il y a également une limite franche qui est purement physique (mais qui peut être atteinte ou pas avant la limite économique) : comme on cherche à extraire de l’énergie en utilisant pour cela… de l’énergie, la limite physique est atteinte dès qu’il faut dépenser plus d’1 kWh d’énergie (qui est largement composée de pétrole et de gaz) pour extraire et raffiner 1 kWh de pétrole (ou de gaz).
C’est cette limite physique qui fixe très largement le taux de récupération maximal des réservoirs de pétrole conventionnel (sachant que la « résistance » à l’extraction augmente au fur et à mesure que le pétrole résiduel diminue) : quand il faut dépenser plus d’énergie pour l’extraction que le contenu de ce qui est extrait, il n’y a plus de « réserve d’énergie primaire ».
Quand il faut utiliser plus de 1 en énergie pour extraire 1, il reste assurément une ressource en terre, mais cette ressource n’est plus une source d’énergie primaire. Pour l’exploiter il faut alors disposer d’une autre source d’énergie primaire, qui fournira plus de kWh que le pétrole extrait n’en contient. On peut par exemple imaginer une centrale nucléaire ou solaire qui va produire de la vapeur ou de l’eau injectée sous pression pour « laver » un gisement et remonter à la surface une fraction supplémentaire du pétrole qu’il contient (une large partie des réservoirs d’Arabie Saoudite est déjà exploitée comme cela, sauf que pour le moment on dépense encore nettement moins d’énergie pour l’extraction que le contenu du pétrole extrait).
Si la hausse du prix du baril n’a qu’un effet marginal sur le volume des réserves à bref délai, cette hausse de prix maintenue dans la durée rendra néanmoins économique l’exploitation de ressources autres que le pétrole conventionnel (bruts extra-lourds, une fraction des schistes, etc), qui peuvent servir à fournir les mêmes produits finis que le pétrole conventionnel, mais coûtent plus cher à exploiter, à la fois sur le plan économique et sur le plan énergétique. Une partie de ces ressources peuvent même ne pas être énergétiquement rentables (c’est notamment le cas de l’essentiel des schistes), mais d’autres le sont si le prix est assez élevé. Notons que pour le charbon la limite « énergétique » n’est quasiment jamais atteinte, parce que l’énergie utilisée pour accéder à cette ressource est uniquement mécanique ou à peu près, et l’énergie mécanique d’extraction d’un combustible solide et déjà concentré ne pèse pas lourd face à l’énergie thermique contenue dans le produit extrait).
Coûts de production des hydrocarbures selon leur nature.
Les pétroles déjà produits l’ont été avec des coûts de production allant de 2 à 20 $ le baril, les pays du Moyen Orient fourniront leur brut entre 6 et 15 $ le baril, le reste du pétrole conventionnel est accessible à moins de 26 $ le baril, etc.
Ces coûts de production s’entendent hors « coûts de CO2 » (c’est-à-dire une pénalisation économique des émissions liées à l’extraction, et au raffinage), lesquels pourraient limiter fortement – ça serait même le but ! – l’intérêt économique pour une partie des ressources existantes.
NB1 : EOR signifie « Enhanced Oil Recovery » : il s’agit de racler un peu mieux les réservoirs existants, par exemple en injectant de la vapeur, de l’eau, ou des polymères divers, mais cela demande des investissements importants et débouche donc sur un coût d’extraction supérieur .
NB2 : ce graphique signifie que Chevron considère qu’il reste 2.800 milliards de barils de pétrole accessibles, plus 1000 milliards de pétroles extra-lourds (essentiellement les sables canadiens et les huiles du bassin de l’Orénoque au Venezuela), plus 1000 milliards de barils d’huile de shiste, qui pour le coup font débat sur la rentabilité énergétique possible. Cette évaluation est nettement supérieure à tout ce qui peut se voir ailleurs.
Source : IEA/Chevron
Toutes choses égales par ailleurs, une hausse de prix du baril finira(it) par engendrer la création de nouvelles réserves, mais les temps de développement sont longs pour ces gisements nouveaux (rappelons qu’une réserve concerne un champ exploité !) et la « réponse » à la hausse de prix peut donc prendre 5 à 20 ans. Enfin augmenter les réserves est une chose, mais augmenter le débit en est une autre !
Si le pétrole est en quantité finie, qu’est-ce qui a baissé pendant que les réserves ont augmenté ?
Comme nous l’avons vu en haut de cette page, une réserve est donc une simple déclaration de l’opérateur, qui correspond à ce que ce dernier est certain de pouvoir faire sortir de terre (ou encore de prélever sur ses ressources), compte tenu des informations géologiques, techniques, et économiques du moment. Il s’agit donc d’une sous-catégorie du pétrole restant, et si les réserves prouvées augmentent c’est que « autre chose » dans les ressources globales restantes diminue. Encore une fois, il n’y a pas de miracles ou de génération spontanée de pétrole !
Pour bien comprendre ce qui se passe, nous allons revenir aux réserves ultimes, qui se définissent (voir plus haut) comment la somme de ce qui sera extrait de terre du début à la fin de l’exploitation d’un gisement. Cette notion s’applique aussi à l’ensemble de la planète, et dans ce cas il va s’agir de l’addition de :
- ce qui a déjà été consommé,
- ce qui est contenu dans les réserves prouvées,
- ce qui est contenu dans les réserves probables et possibles. Ces dernières désignent du pétrole qui se trouve essentiellement :
- dans les réévaluations à venir des gisements déjà exploités, soit pour des raisons de caractéristiques du réservoir, soit par suite d’améliorations techniques ou de hausses de prix,
- dans les gisements déjà découverts mais pas encore mis en exploitation (« yet to be developped » en jargon anglais)
- dans les gisements non encore découverts mais qui le seront plus tard (« yet to be found » en jargon anglais)
Par définition, les réserves ultimes sont constantes (pour les matheux, les réserves ultimes ne sont rien d’autre que l’intégrale de la production mondiale du début à la fin de la production de pétrole, et sont donc indépendantes de la date, par contre leur estimation peut changer au cours du temps). Or au cours des dernières décennies :
- ce qui a déjà été consommé a augmenté (c’est évident, mon cher Watson !)
- ce qui est contenu dans les réserves prouvées a augmenté, comme nous l’avons vu,
- Il n’y a donc que deux possibilités avec ces données (pardon, mais c’est de l’arithmétique !) :
- ou bien l’évaluation des réserves ultimes (tout le pétrole qui finira par sortir de terre) a été revue à la hausse, ce qui permet d’avoir à la fois une hausse du pétrole déjà extrait et une hausse des réserves prouvées,
- ou bien l’évaluation des réserves ultimes est la même aujourd’hui qu’avant, et alors c’est que les réserves probables et possibles ont diminué. Dans cette éventualité, il reste alors moins de « gras » dans les découvertes futures (qui ne seront plus très significatives), les réévaluations futures (qui ne seront plus très significatives), etc.
Il se trouve que les réserves ultimes font l’objet d’estimations régulières, et la médiane des estimations faites, depuis 30 ans, est…stable.
Estimations publiées sur les réserves ultimes depuis 1970, en milliards de barils.
(rappel : 1 tonne = 7,3 barils environ).
Il n’y a pas de tendance claire à la hausse ou à la baisse des réserves ultimes depuis 30 ans si l’on prend la médiane des estimations (et les estimations les plus optimistes ont été faites en 1975 et non en 2000 !).
Source : Compilation réalisée pour le séminaire de l’ASPO à Paris, Mai 2003
La conclusion logique de cette affaire est donc la suivante : si les réserves prouvées ont augmenté ces dernières décennies, c’est tout simplement parce que du pétrole contenu dans les réserves probables et possibles a « basculé » dans les réserves prouvées plus vite que ces dernières n’ont été vidées par l’extraction.
Comparaison des consommations cumulées, réserves prouvées, et réserves additionnelles en 1970 et 2005, en milliards de tonnes équivalent pétrole, et en supposant que les réserves ultimes totalisent 2500 milliards de barils, soit 342 milliards de tonnes équivalent pétrole.
(réserves ultimes = totalité du pétrole extractible sur terre, y compris ce qui est déjà extrait)
(une tonne ≈ 7,3 barils).
Ce que nous avons fait depuis l’avertissement du Club de Rome (en ce qui concerne le pétrole) n’est pas d’avoir « élargi » le monde, mais juste changé de classification du pétrole dont l’existence et l’extractabilité future étaient déjà considérées comme statistiquement acquises.
Dit autrement, les opérateurs pétroliers, en 1970, savaient déjà que la partie jaune de la barre serait « statistiquement » extractible un jour, mais les quantités correspondantes de pétrole n’étaient pas incluses dans les réserves prouvées, dont la définition interdit de comptabiliser du pétrole dont la probabilité d’extraction est inférieure à 90%. Ce qui s’est passé entre 1970 et 2005 est tout simplement que ce pétrole « statistiquement extractible » est devenu extractible pour de bon, et cette conversion s’est effectuée plus rapidement que l’extraction en provenance des réserves prouvées. Par contre la quantité de pétrole extractible sous terre (la somme des réserves prouvées et des réserves probables et possibles) a bien diminué, ce qui est normal.
Sources : Schilling & Al. 1977 et IEA (consommation cumulée), BP Statistical review 2007 (réserves prouvées), et ASPO+IFP pour les réserves ultimes.
Une des conclusions logiques de cette affaire est que, désormais, l’essentiel du pétrole qui reste à extraire de terre est contenu dans les réserves prouvées. Et, en ce qui concerne la production future, en se basant sur ce qui est indiqué par les géologues pétroliers, les projections pour 2040 ne se présentent donc pas très différemment aujourd’hui de ce qu’elle étaient en 1975
Où sont les réserves de pétrole ?
A question simple, réponse qui l’est presque autant : les réserves sont là où ne sont pas les consommateurs ! Le Moyen Orient, qui ne consomme « que » 6% du pétrole mondial, détient environ 60% de ce qui « reste à extraire ».
Part des diverses régions du monde dans les réserves prouvées, la production et la consommation en 2012.
On voit que les pays à réserves « faibles » (Ancienne Union Soviétique, Amérique du Nord) ont pourtant des niveaux de production qui ne sont pas ridicules. Ces chiffres prennent en compte les réserves de pétrole non conventionnel, qui sont situées pour une large part au Canada et au Venezuela.
Source : BP Statistical Review, 2013
Si l’on sait, en particulier, que l’Arabie Saoudite détient à elle seule le cinquième des réserves planétaires (hors sables bitumineux du Canada), et que l’Iran et l’Irak possèdent chacun environ 10% du total mondial, la situation géopolitique de ce début de XXIè siècle peut être lue de manière assez évidente ! Du reste cette prépondérance du Moyen Orient dans les réserves mondiales est une situation qui ne date pas d’hier : les champs « super-géants » ont été découverts dans cette zone, avant ou après la Seconde Guerre Mondiale, et cette zone représente depuis 30 ans 55% à 65% des réserves de manière « remarquablement » stable.
Part de chaque zone dans les réserves mondiales depuis 1980.
L’essentiel des réserves de la zone « Europe & Eurasia » concerne bien entendu les réserves de Russie, et dans une moindre mesure celles du Kazakhstan et de l’Azerbaïdjan.
L’augmentation forte de la zone « Amérique du Sud » provient de la réévaluation au Venezuela à cause du brut extra-lourd qui s’y trouve, dans le bassin de l’Orénoque, et c’est la même cause (apport des bitumes du Canada) qui est à l’origine de l’augmentation forte de la part Nord-américaine en 1999.
Source : BP Statistical Review, 2013
Jusqu’à quand la « croissance » des réserves prouvées ?
Un fait marquant des réserves prouvées est que, depuis 25 ans désormais, et alors même que les découvertes baissent et que la production augmente (en fait la production semble s’être stabilisée depuis 2006), les réserves croissent quelque soit la zone géographique.
Évolution des réserves prouvées, en millions de barils, pour les principales régions du monde depuis 1980.
L’augmentation forte pour l’Amérique du Sud en 2009 est due à l’arrivée dans les réserves du Venezuela des huiles extra-lourdes de l’Orénoque ; idem pour l’arrivée des sables bitumineux au Canada en 1999.
Source : BP Statistical Review, 2013
Elles croissent parfois même exprimées en multiple de la production de l’année écoulée !
Facteur (réserves)/(production de l’année écoulée) (appelé R/P en abrégé) pour les principales régions du monde depuis 1980.
Il est remarquable de noter que ce ratio a une furieuse tendance à être constant ou croissant quelle que soit la zone, sauf pour le Moyen-Orient.
Source : BP Statistical Review, 2013
Cette hausse ininterrompue est cependant considérée comme un artefact de la nomenclature par les géologues de l’ASPO (Association for the Study of Peak Oil), qui, avec une autre méthode de datation des réserves (2P backdaté, voir explications ci-dessous), aboutissent à un résultat qui n’est plus une hausse mais une baisse depuis 1980, c’est-à-dire précisément depuis le moment où la production annuelle s’est mis à dépasser les découvertes annuelles de pétrole extractible.
Évolution depuis 1950 des « réserves », exprimées en milliards de barils restant à extraire, selon la signification accordée à ce mot et les sources.
La courbe « technical backdated mean » correspond à une estimation du pétrole restant à extraire faite par l’auteur de la courbe. « Backdated » signifie que le pétrole que l’on pense pouvoir extraire d’un réservoir donné est affecté en totalité à l’année où le premier puits d’exploitation est foré dans le réservoir en question.
La méthode courante, lorsque plusieurs puits ont été forés dans une même roche réservoir, est d’affecter à chacun de ces puits (ou à des groupes de puits proches) une évaluation du pétrole qui en sortira, c’est-à-dire… une réserve. La méthode « backdated » réaffecte l’intégralité des « réserves par puits », qui sont publiées au fur et à mesure que les puits sont forés, à l’année de forage du premier puits dans le réservoir. Cette méthode date donc toutes les réserves associées à un réservoir de l’année de forage du premier puits.
Cette courbe a déjà commencé à décroître depuis 1980, contrairement à la courbe des réserves prouvées publiées dans les journaux classiques de la profession.
Du coup, pour un nombre de réservoirs donnés qui ont tous connus un premier forage, les réserves publiées sont inférieures aux réserves « backdated » tant que des nouveaux puits sont forés dans des réservoirs existants (la différence est le « supplément » qui viendra au fur et à mesure des forages), et donnent une impression de hausse que la méthode « backdated » ne donne pas.
Quelle est la bonne courbe … ?
Source : Jean Lahérère, 2003
Quel type d’acteur détient les réserves prouvées ?
Question pas inintéressante, compte tenu de l’importance du pétrole dans la civilisation industrielle! En effet, les réserves prouvées sont nécessairement détenues par quelqu’un puisqu’elles correspondent à des gisements exploités, donc pour lesquels « quelqu’un » a été autorisé à y planter ses derricks. En pratique, le propriétaire peut être :
- une compagnie d’état, encore appelée compagnie nationale ; tous les pays de l’OPEP en ont une,
- une compagnie privée, qui détient alors des réserves prouvées là où elle a des permis d’exploitation, et au prorata du % détenu dans l’exploitation si la propriété du gisement est partagée (ce qui est très fréquent dans le domaine pétrolier).
Et la photo de groupe donne un résultat peu connu de mes concitoyens : l’essentiel des réserves prouvées est détenu par des compagnies d’état, donc non cotés.
Classement par ordre d’importance des premiers détenteurs de réserves dans le monde, gaz et pétrole agrégés.
Les compagnies d’état sont en beige, les compagnies russes (privées en théorie, mais fonctionnant presque comme des compagnies d’état en pratique) en bleu, et dans ce classement ne figure qu’une seule compagnie internationale, Exxon (en vert puisqu’il s’agit de grands écologistes !).
Les autres compagnies familières des européens (BP, Shell, Total), sont détentrices chacune de 1% à 2% des réserves mondiales seulement, et ne figurent pas dans ce classement.
Source : PFC, 2005
Qui vérifie les publications sur les réserves ?
Voilà une question qui va être vite vue : quasiment aucune publication de réserves ne fait l’objet d’une vérification par une tierce partie. Avant de savoir qui vérifie éventuellement ce qui est publié, commençons par le commencement : qui doit publier quelque chose en la matière ? Deux catégories de compagnies sont concernées :
- pour les entreprises cotées, et en particulier à la Bourse de New-York, il est obligatoire de publier les réserves prouvées détenues par la compagnie (la Securities and Exchange Commission, gendarme de la bourse américaine, oblige les compagnies pétrolières à publier cette information), mais nous avons vu ci-dessus que cela ne concerne qu’une petite partie des réserves mondiales (environ 10%),
- les compagnies d’état des pays de l’OPEP ont des quotas d’exportation qui sont proportionnels aux réserves prouvées, et donc la publication de ces dernières est aussi obligatoire pour mettre en oeuvre la répartition des quotas de production au sein de l’OPEP.
Mais :
- les ressources, c’est-à-dire l’estimation de ce qu’il y a sous terre, ne fait l’objet d’aucune obligation de publication, et il est donc impossible de savoir si les réserves publiées sont prudentes ou au contraire irréalistes au regard des ressources restantes,
- aucune des entreprises qui publie n’a d’obligation de vérification de ses inventaires physiques par une tierce partie. Même pour les sociétés cotées, il est évident que le commissaire aux comptes n’a ni la compétence technique (allez me trouver un commissaire aux comptes qui sache finement discuter de la perméabilité d’une roche réservoir au vu des analyses physiques réalisées !), ni l’accès aux données de terrain, ni le temps nécessaire pour valider la totalité des réserves prouvées publiées par l’entreprise. Il arrive (ce fut le cas pour Shell il y a quelques années) qu’une entreprise soit obligée de revoir le montant de ses réserves, mais cela reste une exception et la pression extérieure est globalement de peu d’effet sur les chiffres publiés par les entreprises.
Les réserves publiées ne sont donc soumises à aucune contre-expertise de manière organisée. Après, il y a bien sûr des experts extérieurs aux compagnies, et qui sont du reste souvent d’anciens cadres du secteur (par exemple Campbell, Laherrère, Perrodon, Mathieu, Bauquis…. pour citer ceux qui sont le plus connus en France), qui tentent de discuter de la validité des chiffres publiés grâce à des informations qu’ils obtiennent officiellement…. ou non au travers de leur réseau personnel.
Mais comme il n’y a pas de référence publique, passée la conclusion évidente que le pétrole aura une fin, vous et moi ne sommes pas en position de savoir commodément si l’information est véridique ou si c’est un coup de poker menteur quand une compagnie d’état publie des réserves prouvées qui ne baissent pas alors qu’il n’y a plus de découvertes significatives, que la production baisse, et qu’aucune raison de réévaluer les ressources ou le taux d’extraction n’existe !
Évolution des réserves prouvées publiées par l’Arabie Saoudite depuis 1980.
eux évolutions laissent perplexe :
- la forte augmentation en 1988, sans découvertes d’envergure. Une explication fait sens : au moment où le prix du pétrole était au plus bas, il fallait pouvoir vendre plus de pétrole pour continuer à gagner autant d’argent. Comme, pour les pays de l’OPEP, les « droits d’exportation » sont proportionnels aux réserves prouvées, la seule manière d’augmenter rapidement les exportations est d’augmenter rapidement les réserves prouvées.
- la constance remarquable des mêmes réserves depuis 1990, comme si l’extraction des gisements était exactement compensée, chaque année, par des découvertes – alors que les experts occidentaux considèrent qu’il n’y en a pas eu de significatives depuis 1990 – et des réévaluations.
Source : BP Statistical Review, 2013
Évolution de la production de l’Arabie Saoudite de 1965 à 2012, en milliers de barils par jour.
La production cumulée de 1980 à 2012 atteint 100 milliards de barils, soit 60% des réserves déclarées en 1980… qui ont fortement augmenté depuis !
Le deuxième motif d’intrigue est que nous voyons que la production de 1988 à 2012 a varié du simple au double, entre 6 et 11 millions de barils par jour. Pourtant, il semblerait que chaque année la production ait été exactement compensée par l’accroissement des réserves prouvées grâce aux découvertes et réévaluations. Bizarre, non ?
Enfin, une dernière chose étonnant est que la production de ce pays semblait décliner depuis 2005, à une époque où le prix était en hausse, et le monde avait soif de plus de pétrole. Mais s’il y a plein de réserves, plein de consommateurs prêts à payer de plus en plus cher de plus en plus de pétrole, comment expliquer cette baisse ?
Plus généralement, comment le profane peut-il décrypter les informations en apparence contradictoires qui parviennent à lui ?
Source : BP Statistical Review, 2013
Pour conclure ce petit voyage en terra reserva, le mot de la fin est que, comme souvent dans les domaines difficiles d’accès, nous n’aurons le fin mot de l’histoire qu’après coup… ce qui sera un peu tard pour se préparer à « l’après pétrole ». Et puis, comme chaque médaille a son revers, il ne faut pas oublier non plus que plus nous avons de pétrole, de gaz et de charbon, et plus le risque de changement climatique augmente…. rien n’est simple !