Si cette question est posée à l’automobiliste français, nous connaissons tous la réponse : il vous dira que le pétrole n’a pas cessé de monter, puisque son plein vaut de plus en plus cher ! Et, indépendamment des effets qui seront discutés plus bas, notre automobiliste a bien raison de conclure de la sorte si nous regardons les prix dits courants, c’est-à-dire ce qui est effectivement payé avec la monnaie de l’époque pour l’achat d’un baril de pétrole.
Evolution du prix du baril en dollars courants – encore appelés « monnaie du jour », sans tenir compte de l’inflation – de 1861 à 2014.
C’est évident mon cher Watson : le prix du pétrole ne baisse pas, en particulier depuis 1970 !
Source : BP Statistical Review, 2015
Mais ce qu’oublie notre automobiliste, c’est que le montant de sa fiche de paie a aussi tendance à augmenter avec le temps, et depuis 1860 elle a même augmenté bien plus vite que le prix du baril. Une première manière de le montrer est simplement de « corriger de l’inflation » les prix courants. Cette opération ne prend pas en compte l’augmentation des revenus, juste le fait qu’un dollar (courant) de 1980 « vaut » moins cher qu’un dollar de 1960, mais plus cher qu’un dollar de 2000.
Cette opération fait alors apparaître les prix en « monnaie constante », et, surprise, ce n’est plus le même tableau !
Evolution du prix du baril en dollars constants de 1861 à 2014.
Où l’on réalise que les prix atteints en 2008 avaient déjà été atteints 2 fois auparavant en monnaie constante….
Source : BP Statistical Review, 2015
Il s’avère donc que le choc de 2008 n’a pas fait franchir un seuil « historique » en monnaie constante ; ce seuil avait déjà été franchi en 1979, ainsi qu’en 1864, mais il est vrai qu’il n’y avait pas le même nombre d’automobilistes au 19è siècle qu’aujourd’hui, et donc cet événement a moins marqué les mémoires. En pratique, le pétrole représentait à l’époque une toute petite partie de ce que la population achetait.
Regarder l’évolution en monnaie constante est déjà plus juste que de la regarder en monnaie courante, mais nous n’avons pas encore toute l’histoire : le « vrai prix » d’un objet n’est même pas sa valeur en monnaie constante, mais la fraction de ses revenus qu’il faut consacrer à son achat. A peu de choses près, cette notion de « prix rapporté au pouvoir d’achat » représente le temps qu’il faut travailler pour pouvoir se payer l’objet en question (car la seule chose qui ne varie pas au cours des âges est le temps dont nous disposons chaque jour, avec une limite immuablement fixée à 24 heures). Et là, nouvelle surprise !
Evolution du prix du baril ramené au PIB par personne pour la France (les deux en dollars).
Depuis 1960, le pic historique de la valeur réelle du pétrole a été en 1979, et en 2008 ce pic n’a pas été dépassé ni même égalé : en 2008, pour un français, le pétrole valait encore 25% de moins en « prix réel » que ce qu’il avait atteint en 1979. Et en 1986 le « vrai prix » était revenu aux valeurs très basses qui étaient celles d’avant le premier choc.
Calculs de l’auteur sur BP Statistical Review, 2015, et World Bank, 2015
Ceci expliquant cela, si nous regardons comment a évolué la facture pétrolière de la France, pour une consommation de pétrole qui en ordre de grandeur est restée la même (elle était de 120 millions de tonnes par an en 1979, est redescendue à 85 en 1985 puis est remontée à 95 en 2000 avant de descendre un peu à nouveau), nous voyons que, exprimée en euros constants elle n’est pas plus élevée qu’en 1979, mais que rapportée au PIB elle était en 2008 moitié moins élevée qu’en 1980.
En fait, rapportée au PIB, c’est de 1986 à 2003 que notre facture énergétique a été la plus basse de la période, encore plus basse qu’en 1970… et en 2008 elle était de 40% inférieure à ce qu’elle a été en 1979.
Evolution de la facture pétrolière de la France depuis 1970.
La courbe bleu foncé donne le montant en milliards d’euros constants de 2011 (échelle de gauche) ;
la courbe bleu clair donne cette facture en milliards d’euros courants (échelle de gauche aussi),
la courbe rouge en pointillés en % du PIB (échelle de droite).
On voit bien qu’en 2011 le prix du pétrole, exprimé en % du PIB (ce qui se rapproche du % du temps de travail que les Français doivent consacrer à acheter du pétrole), est resté bien plus bas qu’en 1979.
Source : Bilan énergétique de la France pour 2011, Commissariat Général au Développement Durable, 2012
Après ces belles digressions sur le brut, une réflexion peut venir à l’esprit d’observateurs avertis : peu de gens achètent directement du pétrole brut. En France comme ailleurs, l’essentiel du pétrole que nous consommons sert aux transports, et donc ce que nous achetons le plus comme produit pétrolier est de l’essence ou du gasoil. En pareil cas, ce que nous achetons inclut aussi des coûts de transformation (raffinage) et de distribution (fonctionnement des stations service) ainsi que des taxes. Cette partie représente près de 2 fois le coût du pétrole initial, et nous allons maintenant regarder comment a évolué des carburants routiers en prenant tout en compte.
Evolution du prix des carburants routiers depuis 1970, en euros constants.
Source : Chiffres clés de l’énergie, Service de l’Observation et des Statistiques, 2011
Et voilà encore une autre conclusion ! Nos concitoyens ont eu raison de penser que les prix du carburant n’ont jamais été aussi élevés qu’en 2008, puisqu’en euros constants c’est effectivement le cas, cependant… depuis 1970 le prix en euros constants n’a augmenté « que » de 15% pour l’essence, le diesel ayant augmenté de manière plus importante, mais cela est surtout le fait du rattrapage fiscal décidé sur ce carburant.
Dans le même temps, le PIB par personne a doublé, de telle sorte que le prix de l’essence ramené au pouvoir d’achat a été divisé par 2 environ pour le Français « moyen » par rapport à avant le premier choc pétrolier. Dit autrement, notre Français doit travailler deux fois moins longtemps en 2010 qu’en 1970 pour se payer un litre d’essence. Même pour le diesel, le prix en termes réels est environ 10% plus bas que ce qu’il était avant le premier choc, alors que ce carburant a fait l’objet de hausses significatives au niveau des taxes…
Et pour le smicard, dont le revenu a été multiplié par 3 et non par 2 sur la période, le prix réel de l’essence – celui exprimé en minutes de temps de travail – a été divisé par 3 entre 1970 et 2010. Alors, l’essence n’a jamais été aussi chère, vraiment ?
Plus généralement, si nous regardons comment a évolué l’énergie dans le budget des ménages, nous constatons que cela représentait près de 10% des dépenses en 1970, et… 7% des dépenses en 2010.
Evolution de la dépense des ménages en carburants et en énergies domestiques (barrettes verticales, milliards d’euros constants, échelle de gauche), et part de l’énergie dans les dépenses des ménages (courbe verte, en %, échelle de droite) depuis 1970.
Surprise ! En termes réels, c’est-à-dire rapportée à ce que nous gagnons, l’énergie vaut de moins en moins cher…
Source : Chiffres clés de l’énergie, Service de l’Observation et des Statistiques, 2011
Dans le même temps la consommation directe d’énergie finale par Français a augmenté de 20% à 30% (il s’agit ici de la consommation directe, pas de l’énergie contenue dans les biens et services achetés), et dans cette consommation l’électricité a été multipliée par 6. Or utiliser 1 en énergie finale en électricité revient à utiliser 3 en énergie primaire. Nous retrouvons ici une conclusion cohérente avec ce qui figure ci-dessus, à savoir que depuis 1970 le prix de l’énergie a eu tendance à fortement diminuer en termes réels (disons d’un facteur 2 à 3), et pas du tout à augmenter, contrairement à l’impression de quasiment tout le monde.
Et avant ?
Bien évidemment, nos parents n’ont pas commencé à acheter du carburant en 1970, puisqu’à cette époque il y avait déjà plus de 10 millions de véhicules en circulation en France. Faute de disposer de séries sur le prix de l’essence depuis 1900, nous allons revenir au prix du pétrole : comme le montre le graphique du haut, en dollars constants le prix du baril en 1880 était égal à celui en… 1998. Pendant ce temps là, le PIB par Américain a été multiplié par 8 à 10 (il a même été multiplié par 20 si nous allons de 1850 à 2000).
Evolution du PIB par personne aux USA depuis 1860.
Rappelons que la comptabilité nationale – dont le PIB est un des agrégats – n’existe que depuis 1945, et que les chiffres publiés pour des années antérieures sont des reconstitutions à dire d’expert.
Source : Johnston & Williamson, « What was the US GDP then?« , MesuringWorth, 2008
Dit autrement le prix du pétrole rapporté au PIB – ce qui est à peu de choses près le prix rapporté au pouvoir d’achat – a été divisé par 8 à 10 pour un Américain, et par extension l’ordre de grandeur de ce multiple doit pouvoir s’appliquer à un occidental sur la même période. Dans le même temps, l’efficacité de l’utilisation de ce pétrole a été multipliée par un facteur difficile à calculer de manière précise, mais qui doit se situer entre 3 et 10. Pour les voitures, en un demi-siècle la technique a permis de gagner un facteur 10 à 20 sur le service mécanique issu du pétrole, selon que l’on compte la puissance ou l’énergie cinétique à pleine vitesse.
La voiture de 1950 :
375 cm³ de cylindrée, 9 CV de puissance, 60 km/h, 500 kg, et une consommation de… 4,5 litres aux 100.
La voiture de 2008 :
1.400 cm³ de cylindrée, 70 CV de puissance, 160 km/h, 1.000 kg, et une consommation de… 5 à 6 litres aux 100
En allant de gauche à droite, pour une consommation qui est restée quasi-identique, nous pouvons déplacer une masse double, à une vitesse de pointe multipliée par trois ; nous avons 8 fois plus de puissance de moteur, et une énergie cinétique à pleine vitesse multipliée par 20.
Comme dans le même temps – nous l’avons vu plus haut – le prix réel du carburant lui-même a été divisé par un facteur 2 à 3, nous en arrivons à cette conclusion étonnante que le prix réel d’un kWh mécanique issu du pétrole a vu son prix divisé par quelque chose entre 30 et 60 depuis 1950 ! Plus cher, le pétrole ?
30 milliards de barils et moi, et moi, et moi…
Après cette avalanche d’analyses de séries historiques, montrant que notre appréciation « intuitive » d’une hausse du prix du pétrole est complètement erronée, finissons par un petit calcul amusant : la comparaison du prix de l’énergie fournie par le pétrole avec celle fournie… par nos muscles.
Un homme bien entraîné peut fournir, avec ses jambes, guère plus d’un demi-kWh d’énergie mécanique par jour, et avec ses bras c’est 10 fois moins qui est envisageable (voir détails là). Si nous avons payé ce travailleur de force au SMIC, à environ 15 euros par heure charges comprises, le kWh mécanique va nous revenir à environ 200 euros dans le meilleur cas de figure (les jambes) ou 2000 dans le plus mauvais (les bras). Dans un litre d’essence nous avons 10 kWh d’énergie thermique, qui fourniront 2 à 4 kWh d’énergie mécanique une fois passés dans un moteur.
Avec une essence à 1 euro le litre en ordre de grandeur, le kWh mécanique issu du pétrole vaut donc 25 à 50 centimes, soit…. 500 à 10.000 fois moins cher que le kWh issu du travail humain en occident. Soyons politiquement totalement incorrects : même en utilisant des esclaves, dont le travail est gratuit, mais qui doivent néanmoins être maintenus en vie, ce qui suppose de la nourriture, un toit (notamment sous les moyennes latitudes en hiver), une défense contre les prédateurs et les maladies, etc, un calcul d’ordre de grandeur montrerait que le kWh mécanique vaut encore quelques euros, soit 10 à 100 fois plus qu’avec un moteur. Un tracteur de 70 kW (soit 100 chevaux) remplace ainsi le travail mécanique de 100 chevaux ou 1000 ouvriers agricoles ; pas étonnant que les campagnes se soient vidées !
Voici donc le mot de la fin sur le prix réel du pétrole : compte tenu du changement d’ordre de grandeur qu’il nous permet d’obtenir dans la création de flux physiques (puisque l’énergie, par définition, correspond à l’apparition de flux physiques), le prix du pétrole n’est pas élevé, il est nul. La seule bonne question est de savoir ce qui va se passer quand il cessera de l’être…..