Interview parue sur le site de Marianne le 3 mars 2020. Les réponses aux questions ont été revues et validées par mes soins.
NB : le chapô est du journaliste qui m’a interviewé et n’est pas soumis à relecture ; il reflète donc la seule opinion du journaliste, comme d’usage en pareil cas.
Le gouvernement procède actuellement à la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim. L’argument invoqué ? L’écologie. Comment ? En réduisant la part du nucléaire dans notre production d’électricité. Une « imposture » pour Jean-Marc Jancovici, qui explique pourquoi l’énergie nucléaire est la plus sûre et la plus respectueuse de l’environnement.
Jean-Marc Jancovici est polytechnicien, associé co-fondateur de Carbone 4, cabinet de conseil spécialisé dans la transition vers une économie décarbonée et l’adaptation au changement climatique, fondateur et président de The Shift Project, « think tank de la décarbonation de l’économie », professeur à Mines ParisTech, membre du Haut Conseil pour le climat, et auteur de sept livres de vulgarisation sur l’énergie et le climat.
Marianne : Le premier réacteur de la centrale nucléaire de Fessenheim a été arrêté dans la nuit de vendredi 21 à samedi 22 février dernier. Etait-ce, selon vous, nécessaire ? Une bonne mesure pour l’écologie ?
Jean-Marc Jancovici : Si l’on considère qu’une bonne mesure pour l’écologie est une mesure qui permet de faire baisser la pression humaine sur son environnement, alors cette décision n’est pas écologique, en ce sens qu’elle n’est pas globalement favorable à l’environnement. Car le nucléaire – contrairement à la tonalité générale qui a, je suis désolé de le dire, largement été véhiculée par vos confrères de façon infondée, et qui permet de parler dans cette affaire de « faillite médiatique » – est une modalité de production de l’électricité qui est, sur à peu près tous les critères factuels, plus respectueuse que toutes les autres modalités concurrentes. Prenons ces critères un par un.
Sur le premier critère – le plus évident – qu’est celui du climat : le nucléaire est un mode de production qui rejette extrêmement peu de Co2 par kWh. La réaction nucléaire elle-même ne rejette pas de Co2. Elle consiste à casser en deux le noyau d’un métal qui s’appelle l’uranium, en lui donnant une « indigestion » avec un neutron : dans un réacteur, on fait absorber un neutron à un noyau d’uranium, et ce dernier a une « indigestion » – il devient instable – qui le conduit à se casse en deux. Ce fractionnement en deux noyaux, qui s’appellent les « produits de fission » (et dont une partie deviendra les « déchets nucléaires »), libère une quantité d’énergie absolument considérable. A masse égale, cela libère un million de fois plus d’énergie que la combustion : autant d’énergie est libérée par la fission d’un gramme d’uranium que par la combustion d’une tonne de pétrole.
Comme la fission libère énormément d’énergie par unité de masse, on peut obtenir beaucoup d’énergie nucléaire avec de très petites quantités de matière. Certes il faut des engins de mine pour extraire le minerai, du béton pour la centrale, et de l’énergie pour enrichir l’uranium ou traiter les déchets, mais comme tout ce la s’applique à des très petits poids, à l’arrivée les quantités de CO2 engendrées (sur toute la chaine) par kWh électrique sont très basses. A nouveau, c’est ce rapport de un à un million entre la fission et la combustion qui explique cette « vertu » du nucléaire sur le plan CO2.
Pourtant, une majorité de français pense que le nucléaire contribue beaucoup au réchauffement climatique. D’où peut venir cette méprise ? Peut-être de l’image d’Epinal que constitue la centrale nucléaire avec un panache de vapeur au-dessus d’une tour de réfrigération. Mais les tours de réfrigération n’émettent que… de la vapeur d’eau, ce qui ne contribue en rien aux émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine. Notre planète, couverte aux 2/3 d’océans, est une énorme machine à évaporer devant laquelle la vapeur de nos centrales nucléaires est totalement négligeable.
Si l’image d’une centrale nucléaire classiquement montrée à la télévision ou dans le journal n’était pas une centrale en bord de rivière, mais en bord de mer, on ne verrait pas de tours de réfrigération, qui ne sont alors pas nécessaires parce que la mer sert de source froide. Ces tours ne sont pas le propre du nucléaire, mais de toute centrale thermique en bord de rivière, qu’elle soit à charbon, à gaz ou nucléaire.
En termes de chiffres, la base carbone de l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) – organisme qui n’a pas pour mandat de dire du bien du nucléaire, c’est le moins que l’on puisse dire ! – nous dit que le CO2 engendré par le nucléaire est de 6 grammes par kWh électrique. Cette valeur est de 10 grammes pour l’éolien (pour la construction et l’installation de l’éolienne), et de 50 grammes pour le photovoltaïque (ce qui correspond à la fabrication du panneau, et de son environnement électrique, car là aussi il faut de la mine, de la métallurgie, de la chimie, etc.).
Si l’électricité doit être stockée sur batterie, il faut fabriquer cette dernière, et c’est beaucoup de métallurgie et de chimie : cela émet de 50 à 200 grammes par kWh stocké et restitué.
Avec une centrale à gaz, on rentre dans des installations où il y a sur site de la combustion de combustibles fossiles. Un kWh de centrale électrique à gaz correspond à 400 grammes de CO2, dans une centrale moderne, sans tenir compte des fuites de méthane liées à l’extraction et à la distribution du gaz. Ces fuites sont d’ailleurs probablement sous-estimées, selon un article qui vient de paraître dans Nature.
Les émissions passent à 800 grammes de CO2 par kWh pour une centrale à charbon moderne, et 1.000 pour une centrale moyenne du parc installé. Il y a donc un facteur 150 entre les centrales nucléaires et les centrales à charbon en termes d’émissions par kWh. Si l’on parle climat, le nucléaire bat tout le reste.
Prenons désormais le critère de l’espace occupé au sol. Pour celui-ci aussi, le nucléaire, grâce à sa très grande concentration énergétique, bat tous les autres modèles énergétiques. J’ai fait un rapide calcul : en utilisant du solaire, il faut environ 500 fois l’espace du nucléaire pour produire la même quantité d’électricité à la fin de l’année. Et ce multiple ne tient pas compte du fait qu’avec le solaire, il faudrait en stocker une partie, avec des pertes au moment du stockage. Du coup il faut encore augmenter la surface (de 20 et 40%) pour produire l’électricité qui sera perdue au moment du stockage. En France, il y a même des parcs solaires au sol qui ont conduit à de la déforestation pour être installés ! La production annuelle de la seule centrale de Fessenheim était quasiment équivalente à l’ensemble de la production des panneaux photovoltaïques en France (environ 2% de la production française).
Le critère de l’espace au sol conditionne d’ailleurs le respect de la biodiversité, puisque la préservation de celle-ci est essentiellement une préservation des habitats. La nuisance apportée aux espèces est donc pour partie proportionnelle à l’espace dont nous avons besoin au sol pour un usage donné. De ce point de vue le nucléaire est, aussi, l’énergie la plus respectueuse de la biodiversité.
Et ce n’est pas parce qu’une énergie est renouvelable que le dispositif qui permet de l’exploiter – qui lui n’est jamais renouvelable – est sans impact sur l’environnement. Une thèse récente montre par exemple que les éoliennes ont une fonction de répulsion pour les chauves-souris, qui ne fréquentent plus autant – voire plus du tout – l’environnement situé à moins de 1km d’une éolienne. Autre exemple : les éoliennes nécessitent des plots en béton enterrés, mais très près de la surface. Cela revient à mettre des rochers dans le sol… ce qui n’est pas idéal pour faire pousser des plantes dessus ensuite !
En termes de matériaux, le nucléaire nécessite, selon ce que vous regardez (ciment, cuivre, acier, etc), quelques fois moins à une centaine de fois moins de quantités par kWh produit que le solaire et l’éolien. Le cout inférieur par kWh des modes diffus (éolien, solaire) est d’une part le résultat d’un service qui n’est que partiel comparé aux modes pilotables, et d’autre part une situation nécessairement transitoire au regard des matériaux nécessaires.
Pour commencer, un mode non pilotable (éolien ou solaire) ne rend pas le même service qu’un mode pilotable. Dans le premier cas de figure, votre frigo et votre ascenseur fonctionnent uniquement quand il y a assez de vent ou de soleil, alors qu’avec un mode pilotable ces appareils – et tous les autres – fonctionnent quand vous le souhaitez. Comme le service rendu n’est pas le même, comparer les couts en sortie de dispositif de production est comparer des choux et des carottes. Il faudrait rajouter tous les couts système (réseau, stockage, ajustement de la fréquence) pour les modes non pilotables, ce qui change un peu les chiffres !
D’autre part, un mode qui utilise 10 ou 100 fois plus d’espace et de matériaux qu’un autre ne peut « couter moins cher » que dans un monde où l’économie est totalement déconnectée de la physique, et cela ne va pas durer !
Comparons maintenant le nucléaire à l’hydro-électricité, énergie renouvelable. Il faut noyer des surfaces parfois impressionnantes pour créer le lac de retenue. Par exemple le lac du barrage de Guri, au Venezuela, a une superficie de 4500 km2 (autant qu’un département français) pour une puissance de 6 EPR, qui demanderaient 2000 à 3000 fois moins de place pour la même puissance. L’hydro-électricité est par ailleurs beaucoup plus meurtrière que le nucléaire. Selon l’ONU, l’accident nucléaire le plus meurtrier de l’histoire est celui de Tchernobyl. Il y a eu quelques dizaines de morts au moment de l’accident, il y aura quelques centaines de cas de décès prématurés chez les enfants au moment de l’accident qui ont développé un cancer à la tyroïde, et enfin il y a les morts prématurées dus à l’évacuation, et qui résultent du stress qui augmente les comportements à risque de type alcool ou tabac (les chiffres sont difficiles à trouver, disons quelques milliers en ordre de grandeur). En face, l’accident de barrage le plus meurtrier au monde a fait quant à lui de 20.000 à 100.000 morts, en Chine dans les années soixante-dix. En Europe, la rupture du barrage de Vajont-Longarone (Italie), survenue en 1963, a provoqué 2000 morts et détruit de nombreux villages dans la vallée à l’aval. Et l’évacuation pour le barrage des Trois Gorges, parfaitement renouvelable, a concerné un million de personnes, six fois plus qu’à Tchernobyl !
Prenons ensuite le critère des déchets : le nucléaire en produit, comme toutes les formes d’énergie (il n’existe pas d’énergie sans déchets), mais, comme on a utilisé de toutes petites quantités de matière pour alimenter les centrales, à l’arrivée il y a de toutes petites quantités de déchets. Ils sont dangereux, certes, mais en toutes petites quantités. La totalité des déchets vraiment dangereux que le parc nucléaire français a produit depuis le début de son fonctionnement tient dans une piscine à La Hague. Ce sont assurément des cochonneries, mais elles sont gérées, alors que les « cochonneries » des modes fossiles sont dispersées dans l’atmosphère, et pour les renouvelables « modernes » (éolien et solaire) la multiplication des mines et l’industrie en amont engendrent aussi des déchets.
Ces déchets nucléaires de haute activité seront bien mieux sous terre, ce qui est le projet français, plutôt que de les laisser en surface. En les enterrant profond, nous ne ferions qu’imiter la nature : le plus vieux stockage géologique de déchets nucléaires au monde date d’il y a deux milliards d’années ! Il s’est créé spontanément (il y a 2 milliards d’années il n’y avait pas beaucoup d’hommes) dans un gisement d’uranium à Oklo, au Gabon, suite à la mise en route d’un réacteur nucléaire naturel, qui a existé parce que se sont spontanément créées, à l’époque, les mêmes conditions que celles que l’on trouve aujourd’hui dans un réacteur industriel.
Il y a 2 milliards d’années, l’uranium naturel comporte 3,5% d’uranium 235, comme celui qu’on enfourne aujourd’hui dans nos réacteurs (une partie de cet uranium 235 a disparu depuis, par radioactivité naturelle, et la teneur actuelle de l’uranium naturel en uranium 235 n’est plus que de 0,7%, raison pour laquelle il faut augmenter cette proportion avant usage, ce qui s’appelle l’enrichissement).
Pour avoir une réaction nucléaire, il faut entre autres entourer cet uranium 235 d’un « ralentisseur à neutrons », parce que les neutrons émis par une fission sont beaucoup trop rapides pour que ces neutrons soient capturés par un autre noyau d’uranium 235, et il est alors impossible de démarrer une réaction en chaine. Mais avec un « ralentisseur » approprié, qui dans les réacteurs français est l’eau qui sert aussi à évacuer la chaleur, peut alors démarrer une réaction en chaîne, parce que chaque fission donne un neutron qui sera ralenti avant d’aller fissionner un autre atome d’uranium 235.
A Oklo, à cause d’infiltrations d’eau dans le gisement d’uranium, s’est donc créé le cocktail uranium enrichi + eau qui a permis de mettre en route – parfaitement naturellement – une réaction nucléaire « normale », qui a duré pendant un million d’années. Elle a alors créé les mêmes « déchets » nucléaires que ceux qui apparaissent dans nos réacteurs. Ces déchets ont bien évidemment été laissés en plan là où ils se sont formés, par la force des choses ! Eh bien, 2 milliards d’années après leur apparition, les descendants stables de ces déchets sont restés au même endroit.
Le stockage géologique des déchets nucléaires peut donc durer considérablement plus longtemps que les 100.000 ans qui effraient tout le monde parce que c’est très long comparé à une vie humaine. Mais ce qu’il faut surtout savoir, c’est que c’est très court pour les temps géologiques. Le confinement du pétrole – qui est liquide, alors que nos déchets nucléaires sont solides – dans le sous-sol peut durer des dizaines de millions d’années !
Nous avons donc de toutes petites quantités de déchets que nous pouvons mettre dans un endroit qui sera stable bien au-delà de la fin de l’espèce humaine (qui ne va pas durer 100.000 ans de toute façon…). Les déchets nucléaires sont donc un tout petit problème, au surplus gérable, dans la grande collection de nuisances à laquelle nous devons désormais faire face.
Vous sous-entendez qu’il y a une part d’irrationalité dans la position anti-nucléaire ?
Il y a assurément beaucoup de personnes opposées au nucléaire qui mettent en avant des arguments techniques qui ne sont pas fondés, ou qui ne sont pas mis en perspective. Mais beaucoup d’entre nous ont ce même mode de fonctionnement pour d’autres sujets : d’abord on aime ou on n’aime pas, sur la base de on-dit ou d’impressions fondées sur des éléments partiels, et on ne change pas d’avis quand on dispose de tous les éléments, même si ces derniers invalident notre impression première. Ca n’est jamais facile de changer d’avis, surtout si cet avis a été exprimé de manière très passionnée !
Si nous en revenons aux « 100.000 ans », dit comme cela c’est évident que ca fait peur, à cause du multiple impressionnant par rapport à une vie humaine. Mais nous devrions avoir bien plus peur de la dérive climatique que nous sommes en train de mettre en place, qui va perdurer plus de 10.000 ans, et qui concerne et concernera tout le monde, contrairement aux déchets nucléaires qui ne tueront personne une fois sous terre (et qui ne risquent pas de tuer plus de monde que les chutes à domicile – des milliers de morts par an dans ce pays – avant ca). Ces déchets ne vont pas nous jaillir à la figure depuis le sous-sol, comme Zébulon sortant de sa boîte !
A nouveau, ces déchets sont dangereux, mais ils sont en petite quantité et bien confinés. Les autres modes de production électrique fournissent des déchets en beaucoup plus grande quantité, et non confinés. La palme revient aux combustibles solides : une centrale à charbon de même puissance que celle de Fessenheim enfournerait de 20.000 à 30.000 tonnes de charbon par jour, et produirait de 4.000 à 8.000 tonnes de cendres par jour. La totalité des déchets nucléaires de haute activité déjà produits par toutes les centrales du parc français – en quelques décennies – s’élève à quelques milliers de tonnes : la différence d’ordre de grandeur est saisissante. Et ces cendres sont traitées dans des bassins à l’air libre. L’utilisation de centrales à charbon diffuse une quantité de particules fines très élevée, qui suppriment de l’espérance de vie pour la population dans son ensemble, contrairement aux déchets nucléaires.
Ce sont les médecins qui le disent : l’énergie nucléaire est, de fait, la plus sûre pour les hommes, et la plus respectueuse de l’environnement, dans tous les modes de production électrique. La bonne question est donc de se demander pourquoi il y a un tel hiatus entre ce que nous disent les faits et la perception qu’en a l’opinion.
Réponse ?
Malheureusement, la réponse inclut pour une large part le fonctionnement de la presse. Si cette dernière avait pour première règle de ne pas diffuser d’opinions qui soient en porte à faux avec les faits, et pour premier but de faire la pédagogie de ces derniers, probablement que l’imaginaire collectif ne se structurerait pas de la même manière.
Pour cela il faudrait qu’elle ait la même exigence de charge de la preuve quand il s’agit d’environnement que quand il s’agit de n’importe quoi d’autre. Ca vaut pour les climatosceptiques comme pour les arguments erronés sur le nucléaire.
Qu’avez-vous à répondre aux arguments invoqués par les anti-nucléaires, et notamment les membres du gouvernement dont Emmanuelle Wargon ? Fessenheim serait située en zone sismique, vulnérable aux inondations, aux actes de malveillance aérienne, fragilisée par des microfissures dans la cuve…
Il y a en France une entité qui a précisément le mandat d’évaluer ce genre de risques, et si ils sont correctement appréciés et gérés, ou pas. Cette entité s’appelle l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Son rôle est d’inspecter les centrales, ainsi que les installations de l’ensemble du cycle nucléaire, et de délivrer ou non des autorisations de fonctionnement. En l’occurrence, l’ASN a dit que Fessenheim n’avait pas de raison technique d’être retirée du service. Donc les gens qui invoquent des arguments techniques : microfissures (évidement examinées par l’ASN), vétusté (évidement examinée par l’ASN), zone sismique (évidement examinée par l’ASN), sont des gens qui considèrent qu’ils sont plus compétents que l’ASN.
De deux choses l’une, à partir de là : soit Fessenheim est réellement dangereuse, l’ASN ne l’a pas vu, et il faut alors dissoudre une instance qui est incapable de bien tenir compte des risques, en licenciant tout le monde pour incompétence.
Soit l’ASN fait correctement son métier, et alors les gens qui présentent comme valides des arguments qui ne sont pas retenus par l’ASN sont des imposteurs, en faisant croire qu’ils peuvent s’appuyer sur une argumentation technique qui est en fait invalide.
Evidement, je penche plutôt pour la deuxième solution : ces arguments sont des tentatives pour justifier des motivations qui sont tout autres. Pour prendre précisément le cas de Madame Wargon, je ne vois rien dans son parcours qui pourrait laisser penser qu’elle a eu suffisamment l’occasion de se familiariser avec la sismique et les réacteurs pour avoir un avis techniquement autorisé sur la question…
En France, le grand argument tient à décréter qu’après quarante ans, ce type de centrale est hors d’état de fonctionner…
Cette notion de durée de fonctionnement « normative » ne correspond pas à ce qui se passe en pratique. Cette durée est indicative et sert essentiellement sur le plan comptable pour l’amortissement des centrales. La réalité, c’est que lorsque vous mettez une centrale en service, l’autorisation de fonctionnement, délivrée par l’ASN, n’est valable que pour dix ans. Au bout de dix ans, l’ASN passe pour une « visite décennale », à l’issue de laquelle elle renouvelle ou pas son autorisation pour dix ans, assortie éventuellement de travaux à effectuer pour pouvoir continuer l’exploitation. Et cela recommence, tous les dix ans. Rien nulle part ne dit que la centrale soit s’arrêter de fonctionner au bout de quarante ans. A quarante ans, il y a une visite décennale, comme avant, et ensuite l’ASN dit si oui ou non vous pouvez continuer à exploiter le réacteur, et à quelles conditions (après Fukushima elle a par exemple posé des conditions supplémentaires qui n’existaient pas avant).
Aux USA, la quasi totalité des réacteurs en fonctionnement – qui sont du même type que nos réacteurs français, dits à eau pressurisée – ont été autorisés pour 60 ans, et certains exploitants ont commencé à constituer des dossiers pour pouvoir fonctionner 80 ans.
Cet argument a pourtant été invoqué pour Fessenheim…
En effet. Certains de vos confrères, le site Contexte, ont d’ailleurs été regarder en détails la base d’incident de l’IRSN, en constatant qu’il n’y avait pas de corrélation entre l’âge des réacteurs et le nombre d’incidents relevés dans l’année sur un réacteur. Donc l’argument des « à quarante ans il faut impérativement tout arrêter » n’est malheureusement pas fondé. Il faut examiner chaque situation au cas par cas, et, à nouveau, c’est le travail de l’ASN. Je le répète : quand les militants d’ONG ou les politiques invoquent l’âge comme argument d’autorité sans mettre en cause la compétence de l’ASN, c’est une imposture. On peut très bien être président, ministre ou secrétaire d’Etat et être imposteur ; sur Fessenheim la série est longue et Madame Wargon n’est que la dernière en date.
L’autre argument du gouvernement consiste à expliquer qu’il faut réduire à 50% la part du nucléaire dans notre production d’électricité. A quoi cela tient-il ?
Si vous trouvez la raison technique de ces 50%, et pourquoi cela n’est pas 67%, 78% ou 42%, je vous offre une caisse de champagne !
J’essayerai de trouver mais…
Mais vous ne trouverez pas ! Et si vous pariez c’est moi qui gagnerai la caisse. Plus sérieusement, la raison pour laquelle vous ne trouverez rien de technique tient au fait que ce chiffre est sorti du chapeau de Hollande pendant la campagne de 2012, lequel Hollande avait besoin de séduire les électeurs Verts, dont l’un des points historiques d’accord concerne l’opposition au nucléaire (il n’est pas impossible que la situation soit un tout petit peu plus nuancée aujourd’hui). Hollande a donc promis une « sucette » assez cohérente avec cette tactique, qui était la baisse du nucléaire.
Pourquoi 50%, et pas 52% ? Est-ce aléatoire ?
C’est la magie des chiffres ronds. A partir du moment où le nucléaire est un ennemi à abattre, il faut bien se donner des objectifs, et quand il y a un objectif, qu’il soit pertinent ou pas, il est toujours incarné dans des chiffres ronds. C’est par exemple l’objectif des « trois fois 20 en 2020 » (moins 20% sur les émissions de CO2, 20% d’ENR, et 20% d’amélioration de l’efficacité énergétique) que l’Europe avait adopté en 2008. Les chiffres ronds se retiennent facilement, donc ils sont toujours très présents dans les discours.
La bonne question n’est en fait pas de savoir si 50% est mieux qu’un autre chiffre plus bas que l’actuel, mais plus fondamentalement s’il faut baisser la place du nucléaire dans la production électrique ou pas. Ma réponse est non. Une baisse délibérée du nucléaire, aujourd’hui, par mise à l’arrêt de réacteurs en état de marche, ou, plus tard, en ne les renouvelant pas par des modèles plus récents (qui ne doivent pas nécessairement être des EPR, mais cela est un autre débat), correspond globalement à une augmentation des risques que nous prenons pour l’avenir, et non à une baisse.
Mais ne faut-il pas diversifier la production électrique ?
« Diversifier » en tant que fin en soi, ne vous dit pas si à l’arrivée c’est mieux ou moins bien. Admettons que je dise à vos lecteurs qui ont deux jambes que je vais couper l’une des deux pour la remplacer par une prothèse. J’aurais incontestablement « diversifié » leurs appuis. Pour autant, vont-ils tous considérer que cela constitue à l’évidence une chose à faire ?
Je ne pense pas…
J’utilise volontairement cet exemple extrême pour montrer que « la diversification » n’est pas non plus un argument d’autorité. Une diversification n’est bénéfique que si on remplace la partie supprimée par quelque chose de mieux, ce qui doit être établi au préalable. Ca renvoie donc à la première partie de cet entretien, sur les avantages et inconvénients respectifs du nucléaire et des autres modes de production de l’électricité, quelle que soit la production annuelle soit dit en passant (on peut très bien faire de féroces économies d’électricité et rester au nucléaire pour ce qui est toujours produit, le raisonnement reste le même).
Le seul argument que je reçois est celui de la diversité au sein des réacteurs. Si à l’avenir il y a un problème générique et que nous n’avons qu’un seul modèle de réacteur (ce qui en l’occurrence n’est déjà pas le cas), nous avons un vrai problème. Mais la solution est de diversifier les réacteurs (ce qui augmente un peu leur cout), mais ce n’est pas pour autant qu’il faut baisser la part du nucléaire. Si le nucléaire est le meilleur mode de production de l’électricité que nous avons à notre disposition, il n’y a aucun intérêt à faire baisser sa part au profit de quelque chose de moins bien.
Sommes-nous entrés dans le règne de la communication plutôt que celui de l’expertise ?
Nous sommes dans le règne de l’émotion, qui a souvent le pas sur l’expertise et la raison, mais… ca ne date pas d’hier ! Déjà il y a quasiment 2 siècles Tocqueville expliquait que c’était comme cela que fonctionnaient les démocraties, quel que soit le sujet. Et à une époque on brûlait les sorcières pour améliorer le sort de la société ; je ne suis pas convaincu que l’analyse des faits montrait, même alors, que cela avait le moindre effet positif ! Mais les actes de foi soudent les communautés, nous sommes faits ainsi. L’important est de le savoir et de savoir s’en rendre compte.
Cette fermeture interpelle puisqu’Emmanuel Macron a expliqué que le nucléaire était « une chance pour la France », mais procède à la fermeture de Fessenheim. Quelle est sa position ?
Si j’avais à formuler une hypothèse, je dirais que Macron n’a pas compris que ces 50% allaient lui coller au doigt comme le sparadrap du capitaine Haddock, et allaient le conduire à être vu comme totalement incohérent aux yeux d’une partie non négligeable des « écologistes gestionnaires » (que politiquement on pourrait mettre au centre, pour faire simple). A part faire des grands discours sur le « défi climatique », il n’a pas mieux compris les réels enjeux que ses prédécesseurs, et notamment que l’énergie est le sang de la société moderne. Il n’a pas vu alors (et je ne pense pas que ce soit le cas aujourd’hui) que d’arbitrer le conflit d’objectif permanent qu’il y a entre économie et climat allait lui demander plus que des slogans et quelques victimes expiatoires.
Que pensez-vous de sa politique écologique ?
Elle est essentiellement ponctuelle et gentiment clientéliste, comme la quasi-totalité des politiques écologiques l’ont été jusque maintenant. Il n’est pas très différent d’Hollande ou de Chirac…
Mais il a l’adversaire idéal : le méchant Trump…
Dans les faits, nous ne sommes pas si éloignés que cela de Donald Trump ! Lui raconte des contre-vérités scientifiques sur le climat, chez nous c’est sur le nucléaire. Le site du gouvernement explique noir sur blanc que fermer Fessenheim « vise à faire du Haut-Rhin un territoire de référence à l’échelle européenne en matière d’économie bas carbone. » Affirmer que de supprimer un réacteur nucléaire contribue à l’économie bas carbone est un mensonge, et le faire sur le site officiel du gouvernement est donc un mensonge d’état : peut-on gloser sur Trump qui fait pareil, mais dans un autre domaine ? Ensuite, tous les membres du gouvernement sont évidemment tenus d’être solidaires. C’est Elisabeth Borne, qui présente dans Le Monde le fait de fermer Fessenheim comme une conséquence logique de notre souhait de « décarboner l’économie ». Et c’était déjà Edouard Philippe qui s’excusait presque d’avoir travaillé chez Areva dans un discours de politique générale…
Y a-t-il un autre positionnement possible ?
Dire la vérité consisterait à dire que le nucléaire n’émet pas de CO2, mais que le gouvernement souhaite quand même fermer des installations nucléaires en état de marche pour avoir le soutien d’une partie des électeurs Verts aux prochaines échéances électorales. Fermer Fessenheim est aussi parti d’une envie de créer un rapport de force défavorable à EDF souhaité par ce même électorat, et pas du tout d’une analyse technique de la situation. Quand il était délégué interministériel à la fermeture de Fessenheim, Monsieur Francis Rol-Tanguy m’a dit très exactement ceci, à l’occasion d’une entrevue que nous avons eue pour discuter de la situation : « La raison pour laquelle on ferme Fessenheim, c’est pour montrer à EDF qui est le chef ». La phrase m’a tellement marquée que je m’en souviens encore. En bref, il s’agit d’aller piétiner le château de sable du copain pour lui montrer qui commande.
Pourrait-on alors être pour le nucléaire au titre de l’environnement ?
Si « agir pour l’environnement » consiste à arbitrer pour minimiser la déstabilisation environnementale, le nucléaire est une option à favoriser, car il moins risqué que ses modes concurrents. Tout recours au nucléaire qui permet d’éviter des rejets de CO2 contribue à abaisser le risque global pour les gens qui doivent encore vivre sur cette planète.
Il faut donc voir le nucléaire comme un parachute ventral : il ne permettra pas d’éviter les efforts colossaux que nous allons devoir faire dans de nombreux domaines (mobilité, alimentation, consommation de produits manufacturés, etc), mais il permet de garder un peu plus de « confort moderne » dans un monde qui va devoir en abandonner une très large partie.
Incidemment, les figures les plus médiatiques des mouvements écologistes n’insistent pas souvent sur le fait que de baisser rapidement les émissions de CO2 va essentiellement consister à perdre du pouvoir d’achat, et que le nucléaire permet de le baisser moins rapidement que les énergies renouvelables électriques « modernes ».
Le sujet ici n’est pas le prix de l’électricité, mais la quantité. Si, à investissements donnés, et en tenant compte de toutes les fonctions qu’un système électrique doit fournir (garantie de puissance ou stockage, ajustement en fréquence, en tension, etc), on produit beaucoup moins d’électricité avec de l’éolien ou du solaire + stockage et réseau qu’avec du nucléaire, alors cela signifie qu’à l’aval nous mettons en route moins « d’esclaves mécaniques » qui travaillent pour nous, et donc la production économique baisse, ce qui fait que ce que l’on peut consommer – notre pouvoir d’achat – baisse aussi. Sans nucléaire pour amortir le choc de la baisse des fossiles, la contraction économique sera plus rapide.
Si c’est cela le contrat social souhaité, et que tout le monde l’a bien compris, je n’ai rien à redire ! Mais si le corps social préfère conserver un peu plus d’usines, de lave-linge et de confort thermique dans un monde qui va de toute façon en perdre une bonne partie à long terme, alors le nucléaire est difficilement évitable.
Les responsables politiques n’ayant pas compris que l’énergie en volume est le facteur limitant de l’économie, ils restent quant à eux à une vision caricaturale, en pensant (probablement sincèrement pour beaucoup, ce qui est le problème) qu’on peut continuer à augmenter le PIB tout en diminuant l’essentiel de la pression écologique et donc l’essentiel de la consommation d’énergie. Cela relève soit de l’incompréhension du fonctionnement physique du système économique, soit d’un manque de courage.
A quantité d’électricité donnée, en diminuant la part du charbon et du gaz, on abaisse le risque global pour l’avenir, tandis que lorsqu’on abaisse la part de nucléaire, on l’augmente plutôt.
N’y a-t-il pas aussi une part de diplomatie vis-à-vis de l’Allemagne notamment ?
Il est évident que le fait que la première puissance économique européenne, et par ailleurs le pays reconnu par la France comme étant son interlocuteur premier dans l’attelage européen, ait une politique énergétique résolument antinucléaire pousse notre pays à aller dans le même sens. Malheureusement, à bien y regarder, nos amis du nord sont pour l’heure les meilleurs ennemis du climat que nous ayons en Europe ! Ils fabriquent des grosses voitures, veulent conserver leur industrie lourde (très émettrice de CO2), donnent la priorité au charbon sur le nucléaire dans l’électricité (et à long terme veulent recourir au gaz russe, ce qui ne permet pas de décarboner la production électrique), et aiment beaucoup l’agriculture intensive…
La conclusion est que l’Europe du climat ne se fera pas en se mettant dans le sillage des allemands, et sûrement pas sur le plan de la production électrique. La fermeture de Fessenheim va probablement nous obliger à garder plus longtemps nos centrales à charbon, exactement sur le modèle allemand. La démagogie politique y gagne peut-être, mais le climat surement pas.
Pourquoi les Allemands ont-ils une telle hantise du nucléaire ?
Sans avoir de certitude sur la question, deux éléments de réponse me viennent à l’esprit : la présence des fusées Pershing sur leur sol, qui était un douloureux souvenir de la défaite de 1945, puis le fait que le nucléaire civil est une énergie fédérale, ce qui est un élément de faiblesse dans un pays où c’est l’échelon régional qui est le plus apprécié.
Il faut rappeler par ailleurs que les mouvements anti-nucléaires ont été contre le nucléaire militaire avant toute chose (c’est par exemple le cas de Greenpeace). Un argument, que je ne suis pas en mesure de vérifier mais qui correspond à une logique certaine, veut que les mouvements antinucléaires pacifistes ouest-allemands aient été largement soutenus par le bloc soviétique, qui voyait là un moyen d’affaiblir le bloc d’en face en créant des dissensions en son sein. Plus tard, les français ont peut-être aussi joué un rôle négatif en refusant à Siemens d’entrer au capital d’Areva.
Un dernier élément joue peut-être aujourd’hui dans ce pays, au sein des milieux économiques : dire du bien du nucléaire, c’est dire du mal du charbon, donc légitimer une contrainte croissante sur la production électrique concernée, et donc renchérir le prix de l’électricité pour les industriels allemands (alors que le développement des ENR se fait hors marché, par des taxes qui ne concernent pas les gros industriels). A l’inverse, dire du mal du nucléaire permet de planter quelques banderilles dans l’électricité pas chère du concurrent du sud, ce qui est toujours bon à prendre…
Incidemment, les militants anti-nucléaires d’hier, focalisés sur le militaire et notamment l’interdiction des essais atmosphériques, ont complètement changé de combat en se tournant vers le nucléaire civil, pourtant bien moins « violent », par nature même, que le nucléaire militaire qui est toujours là…
D’où vient cette imposture des écolos officiels ?
Le terme « écolos officiels » est une expression journalistique que je n’aime pas beaucoup, parce que les mouvements correspondants ne sont pas des institutions de la république, pas plus qu’aucun parti politique ou association militante du reste ! Il y a quelque chose d’étrange à voir les media appeler les associations et partis les plus visibles « les écolos officiels », d’ailleurs. Et quand il s’agit d’évoquer les entités opposées au nucléaire civil, il vaudrait mieux utiliser le terme « des antinucléaires » plutôt que « les écologistes » ; ce serait nettement plus précis – donc exact.
Il y a quelques signaux faibles qui montrent que la place du nucléaire dans l’écologie est en train de se déplacer un peu dans une partie de l’opinion, notamment chez les jeunes ingénieurs, capables par ailleurs d’être très engagés sur les déplacements (vélo, parfois avion), l’alimentation (moins de viande), la consommation (limitation des achats)…. Chez ces jeunes, le besoin de cohérence peut prendre le pas sur les « acquis sociaux », qui placent le nucléaire – depuis 20 ans – du côté des ennemis à abattre quel que soit le contexte.
On a en effet l’impression que vous êtes le seul « écolo » favorable au nucléaire… Ce qui semble vous faire passer pour un OVNI.
Chez les écolos médiatiquement visibles en France, j’ai aussi cette impression, même si je ne fais pas une revue de presse quotidienne ! Et en Europe il y en a quelques uns, mais peu nombreux (la plus grosse concentration est probablement en Grande Bretagne, en Finlande et en Suède). Mais c’est normal, il va falloir dix ans pour qu’ils commencent à changer d’avis sur le sujet. Il va falloir beaucoup de pédagogie. Je crois qu’à force de répéter la différence entre les faits et les opinions, et de rappeler les faits, les opinions peuvent changer. Je ne vois pas d’autre manière de faire de toute façon.