Sébastien Bohler passe, au sens propre, à l’étage au-dessus. Son ouvrage « Le Bug Humain » s’intéressait au rôle du striatum, structure cérébrale enfouie dans les tréfonds de notre cervelle, et qui, d’après l’auteur, est le siège des pulsions primaires que nous partageons avec tous les êtres vivants de cette planète : manger, se préserver, se reproduire, et, en ce qu’ils sont au fond des moyens d’avoir plus de succès pour se nourrir et se reproduire, limiter sa dépense énergétique pour arriver à ses buts, acquérir de l’information sur l’environnement, et gagner du pouvoir au sein des communautés humaines.
Ce qui nous pose problème désormais, explique Sébastien Bohler dans ce premier livre, est le fait que notre striatum ne sait pas ce qu’est la satiété. Pour lui, la limite n’existe pas, ce qui est parfaitement cohérent avec le fait que nous n’avons jamais envie de cesser d’en faire toujours plus. Et voici pourquoi après manger à sa faim, arrive l’obésité ; pourquoi son revenu n’est jamais suffisant, à quelque niveau qu’il se situe ; pourquoi nous n’en savons jamais assez, etc. Notre striatum a été construit sans pédale de frein.
Dans « Où est le sens », c’est à une structure cérébrale différente que s’intéresse l’auteur, et située, au sens propre du terme, à « l’étage au dessus » : le cortex cingulaire. L’abondante bibliographie fournie par l’auteur le désigne comme le siège d’un autre trait profondément structurant de notre comportement : celui de vouloir un monde prévisible. Car un monde prévisible est un monde dans lequel les dangers sont identifiés et connus, donc évitables ; c’est un monde où les sources de nourriture sont identifiées et assurées, et donc le risque de famine évité ; c’est un monde où nous pouvons capitaliser sur les facteurs de succès car ils restent identiques au cours du temps, et donc nous pouvons satisfaire de plus en plus efficacement les demandes de notre striatum.
C’est notre cortex cingulaire qui nous pousse à voir comme une menace l’incertitude, l’imprévisibilité à court terme, les mauvaises surprises, bref tout ce qui, en nous plaçant dans une situation nouvelle et donc moins facile à maîtriser, nous met potentiellement à risque.
Bohler explique comment, en conséquence assez logique, cette même structure nous fait aimer les habitudes, l’ordre, le rangement, nous rend nostalgiques (car cela nous ramène à un « air connu »), provoque le déni (qui supprime de la remise en question, donc de l’incertitude, à court terme), et, en poussant plus loin… engendre la croyance religieuse (qui rend explicable, donc potentiellement prévisible, un monde qui ne l’était pas), les dictatures (qui suppriment le chaos, fût-ce au prix de la suppression de notre liberté individuelle), les codes d’appartenance à un groupe, et les comportements moutonniers (donc prévisibles à court terme, même quand tout le monde se dirige de concert vers une issue dangereuse), et, mieux encore, la théorie du complot (l’argumentaire sur ce point est très bien étayé).
Toutes ces constructions sociales ou ces comportements individuels ont pour principal objet de recréer de la prévisibilité lorsque la situation nous laisse désemparés, sans points de repère auxquels nous pouvons nous fier. Le bouc-émissaire n’a qu’une fonction : recréer de la certitude et de l’apparence de prise sur son destin dans un monde incompréhensible.
Dans notre histoire, est arrivée la technique triomphante – en fait l’énergie – qui permet de rendre l’avenir de plus en plus maîtrisable par chaque individu pris isolément. Le « sens », porté par les valeurs, la religion, la morale, les coutumes, etc, s’en est alors allé. Il n’était plus nécessaire pour rendre le monde prévisible, donc rassurant. Dans le même esprit, depuis que l’argent permet de se procurer au niveau individuel de quoi maîtriser son destin, il est devenu une valeur cardinale dans notre monde.
On pourra longuement disserter pour savoir si Bohler s’appuie sur le bon corpus scientifique pour attribuer de manière exclusive à ce cortex cingulaire la racine des comportements évoqués ci-dessus. Mais peu importe : que l’agencement de nos neurones soit « aussi simple », ou un peu plus complexe que cela, l’intérêt de son livre n’est pas avant tout associé à l’exactitude des aspects concernant la topographie de notre cervelle.
Il est dans la conclusion qu’il convient d’en retirer. Si le déni et la théorie du complot sont des protections contre l’inconnu, parce que la manière de répondre à une nouvelle information n’est pas identifiée, ce n’est pas en insistant sur le fait que l’information est fondée que l’on va efficacement combattre ces penchants. C’est en créant un discours crédible et cohérent sur la manière de faire face au défi, avec des comportements aux conséquences prévisibles.
En matière de climat, et cela corrobore tout à fait ma propre expérience, ce qui motive le climatoscepticisme n’est en rien la croyance sincère d’une science qui aurait été mal construite. C’est la perspective de devoir abandonner une rente, et donc d’augmenter l’incertitude concernant l’avenir. Dès lors, il ne sert à rien de lutter contre les climatosceptiques convaincus avec des arguments scientifiques. Il faut avant tout lutter contre avec un discours rassurant sur la faisabilité des solutions.
Cela explique assez bien, du reste, pourquoi le pourcentage de français climatosceptiques baisse quand le discours politique du moment se fait plus volontaire sur la lutte contre le changement climatique. Cela explique aussi pourquoi ce climatoscepticisme est plus fréquent au sein des formations politiques qui tiennent par ailleurs des discours sécuritaires et de repli sur soi : tout cela est en cohérence avec le fait d’apaiser le cortex cingulaire….
C’est aussi pour rendre le monde prévisible que le greenwashing vole parfois à notre secours, en assurant que la technologie va renvoyer dans les ténèbres le monstre climatique. Pardonnez-leur, seigneur, d’aimer l’hydrogène, les renouvelables, la voiture électrique, les smart grids, la ville intelligente et connectée, les OGM, la 27 G, le blockchain, le nucléaire (si si !), la fusion et la géoingénerie : ils sont sous la coupe de leur cortex cingulaire !
C’est aussi à cause de ce même amas de neurones que les écologistes traditionnels sont parfois les pires adversaires de la cause qu’ils prétendent défendre, dès lors qu’ils proposent des solutions incohérentes, ou dont il est facile de montrer qu’elles ne correspondent pas au cahier des charges. En faisant cela, ils « heurtent » potentiellement notre cortex cingulaire (en tous cas le mien !), qui n’y voit pas la prévisibilité rassurante qui devrait justement le calmer, mais au contraire une cause potentielle d’insécurité supplémentaire (puisqu’il est possible de comprendre que le plan proposé « ne marchera pas »), qui vient se rajouter à celle du problème, qui ne sera pas supprimée… puisque le plan n’est pas adapté.
Proposer, en regard d’un problème bien réel, une solution qui crée une nouvelle insécurité sans supprimer celle du problème, ne permet alors pas de rallier les foules, sauf si… la sécurité née d’une croyance partagée devient plus forte que tout le reste.
Mais tant que nous n’y sommes pas, la population dans son ensemble n’accepte alors que des modifications marginales et qui ne l’impactent pas trop, ce qui préserve la prévisibilité à court terme du monde. Va bien que l’on subventionne l’éolien tant que chacun(e) n’a pas une éolienne sur le pas de sa porte, que cela ne modifie en rien le quotidien, et que la hausse sur la facture d’électricité n’est pas significative dans l’ensemble de nos dépenses.
Pour que la lutte contre le changement climatique – ou toute autre dégradation environnementale – devienne une réalité à la bonne échelle, il faudra que « la solution », qui passe par beaucoup d’insécurité sur sa consommation individuelle, arrive à créer de la sécurité sur d’autres plans. Cela se constate tous les jours dans mon métier : je n’ai jamais trouvé autre chose, au sein des entreprises, que des gens qui acceptent de bouger parce que la préservation du climat est un corollaire de long terme d’un bénéfice de court terme qui est ailleurs. C’est un arbitrage qui fait gagner en prévisibilité de l’avenir au niveau de l’acteur qui a agi, et alors « ca fait sens ».
Cela explique pourquoi la première condition mise par les français à l’adoption de mesures contraignantes est leur caractère équitable. Cela supprime un élément d’insécurité : celui d’être mis en marge de la collectivité, parce qu’il devient impossible d’accéder à un élément de consommation qui reste possible pour les autres. Cela explique aussi pourquoi la contrainte réglementaire, qui est raisonnablement égalitaire (s’il est interdit d’acheter une grosse voiture, ca vaut pour les riches comme pour les pauvres), est mieux perçue que la contrainte par les prix (qui ne touche pas de la même manière les gens qui ont les moyens et ceux qui les ont moins).
Ce n’était peut-être pas son but, et c’est peut-être une évidence, mais le livre de Sébastien Bohler permet de comprendre pourquoi nous ne nous sortirons des grands problèmes du moment (environnement, démographie, paix…) qu’avec des plans qui permettent à l’avenir d’apparaître comme plus prévisible – et donc rassurant – avec que sans. A cette condition seulement nous accepterons d’abdiquer une partie des libertés individuelles, que la technique dopée aux combustibles fossiles nous a procurées, pour un laps de temps qui restera un clin d’oeil dans l’histoire de la vie sur terre.
Son livre explique aussi un paradoxe que je ne comprenais pas jusqu’à maintenant : pourquoi, alors que je passe mon temps à décrire un problème qui semble insoluble ou difficilement soluble, est-ce que mes auditeurs semblent « soulagés » de m’écouter ? Parce que, pour désagréable que soit le problème exposé, il contribue à recréer de la prévisibilité dans ce qui nous arrive. Tant que nous écoutons les promesses de croissance retrouvée qui ne se matérialisent pas, notre cortex cingulaire s’affole, parce que nous sommes sans repères. Mais si on comprend que c’est « la faute à l’énergie », alors le monde redevient prévisible. Pas matériellement agréable peut-être, mais prévisible. Expliquer comment fonctionne « physiquement » l’économie ne relèverait alors pas que de la coquetterie intellectuelle pour dire du mal des économistes classiques : cela contribuerait de fait à lutter contre la théorie du complot, et divers comportements addictifs qui sont la contrepartie biologique du désarroi et de la perte de repères.
« Retrouver le sens », c’est au fond accepter de redonner la primauté à certaines valeurs sur la « liberté de consommer », au nom d’une lecture du monde qui recrée de la prévisibilité. Ca n’est en rien une affaire de technique, mais c’est probablement la condition à laquelle nous aurons la possibilité de rester une société organisée à large échelle, et avec des conditions à peu près pacifiées, tout en évitant le pire.
Où est le sens ? C’est bien la question !