Alain Grandjean et Julien Lefournier, L’illusion de la Finance Verte, Les Editions de l’Atlier, 2021
(250 pages, 21€)
Alain Grandjean est actuellement président de la Fondation Nicolas Hulot, et associé de Carbone 4
Julien Lefournier est actuellement consultant indépendant, après avoir travaillé pendant 20 ans dans la finance de marché.
Commentaire
La seule volonté des financiers peut-elle contraindre les entreprises à opérer d’une manière plus « verte » ? C’est à cette question que se sont attelés Julien Lefournier et Alain Grandjean, en réponse aux affirmations de plus en plus fréquemment faites par les intéressés eux-mêmes.
En effet, entre les « Principles for Responsible Investing », « Green Bond Principles », « Montreal Pledge », « Finance for Tomorrow », et autres « taxonomie verte » et « Sustainable Finance », on ne compte plus les initiatives du monde financier qui laissent penser que les acteurs de cette branche de l’économie sont en train de « faire ce qu’il faut » pour contraindre la totalité des entreprises, ou presque, à se comporter d’une manière qui soit compatible avec les limites planétaires, sans rien sacrifier au rendement pour autant (c’est souvent dit de manière explicite, et le reste du temps c’est implicite).
Las : dans leur ouvrage parfois un peu technique mais bien argumenté, les deux auteurs expliquent en quoi la finance ne peut rien faire d’autre que d’investir dans l’économie telle qu’elle se présente, et qu’il n’est pas du pouvoir des financiers de changer les systèmes productifs de façon à les mettre en conformité avec le climat sans que l’épargnant n’y perde quoi que ce soit. Pour les auteurs, cette prétention à « verdir » l’économie est une affirmation que le monde financier s’est mise à faire après 2008, pour se parer d’une nouvelle vertu alors que la crise des subprime n’avait pas rendu cette activité très sympathique aux yeux du grand public et du monde politique.
Pourquoi la finance seule ne peut rien « verdir » ? La première raison invoquée est que les activités productives ne peuvent pas conserver les mêmes charges lorsqu’elles incluent l’évitement des dommages à l’environnement dans leurs opérations. A ce moment, fatalement, les couts augmentent, et à ventes constantes leur rentabilité baisse. Les activités qui sont « bonnes pour l’environnement » et rentables sont généralement subventionnées par la collectivité. Dès lors, ce n’est pas le caractère vert qui les rend rentables : c’est le caractère subventionné ! Tout investissement dans une infrastructure ou entreprise dont les débouchés sont garantis par la puissance publique est généralement rentable, vert ou pas vert…
Mais si une entreprise choisit d’internaliser d’elle-même ses couts environnementaux sans obligation généralisée, elle se met hors marché, son rendement baisse… et les investisseurs ne vont pas accourir. Le cas de figure qui reste valable est celui du pari : j’achète des actions d’une entreprise qui est moins carbonée parce que je prends le pari que la puissance publique ou la clientèle va forcer l’offre de produits à être plus « verte ». Mais en pareil cas ce n’est effectivement pas la finance qui a « sauvé le monde » : c’est bien la puissance publique, et l’investisseur ne fait qu’en récolter les fruits…
Et si un financier accepte délibérément un rendement moindre pour tenir compte du « vert » ? C’est là qu’arrive une règle ancienne dans ce monde là, qui est « inviolable » aux USA, et par ricochet quasiment partout ailleurs : le devoir fiduciaire, qui est celui de gérer l’argent des épargnants au mieux de leurs intérêts financiers. Ne pas la respecter expose le gestionnaire d’actifs à un procès où il risque gros. Et « au mieux » signifie que le gestionnaire d’actifs ne peut pas choisir de lui-même un support à plus mauvais rendement au nom du climat. Certes, il sera toujours possible d’affirmer que l’on pensait que le rendement allait être bon alors que l’on savait que ce n’était pas le cas, mais peu d’acteurs ont envie de prendre ce risque (payé cher si la réalité est finalement connue). Fin de la possibilité d’abaisser partout et tout le temps le rendement pour faire coïncider l’avenir long terme et la finance…
Une autre raison invoquée par les auteurs est celle de l’absence de conditions de financement différentes pour les obligations « vertes » des « pas vertes » émises par le même émetteur (entreprise, collectivité, état…). Le couple risque/rendement est en effet attaché à l’entreprise, pas à un de ses projets en particulier. Et si le fait de devenir « verte » pour l’entreprise améliore son profil financier, par exemple parce que le marché se déplace (comme dans le cas précédent), c’est cette dernière cause qui fera venir les investisseurs à des conditions différentes, pas l’aspect « vert ». A nouveau, on constate que le « vert » peut permettre de faire un pari, mais pas de changer l’économie.
Je ne vais évidemment pas énumérer toutes les autres raisons, sinon ce commentaire ferait la longueur du livre (!). Mais au final, on comprend que le monde financier ne peut pas faire beaucoup mieux que de prendre des paris, ce qui signifie comprendre si les émetteurs de titres (actions, obligations) ou les emprunteurs (crédits) sont bien positionnés ou pas au regard de l’enjeu climatique, avec des métriques permettant d’évaluer l’impact carbone d’une activité, ou sa compatibilité avec une trajectoire mondiale de baisse des émissions. Cela permet alors à ceux des acteurs financiers qui pensent qu’une entreprise ou un état qui sont « plus carbonés » courent plus de risques de s’en éloigner, mais cela ne fonctionne que si, en face, d’autres financiers pensent l’inverse, sinon il n’y a pas d’acheteurs !
Comme le disent les auteurs dans leur conclusion, la finance n’a proposé actuellement aucun modèle explicatif de la finance verte, qui verrait en entrée l’investissement dans des produits dits « verts » et en sortie une baisse des émissions de CO2. Ils constatent bien des investissements verts en entrée, mais rien en sortie.
Pour que l’économie dans son ensemble se décarbone, ce n’est donc pas sur les financiers qu’il faudra compter : ceux-ci placeront quoi qu’il advienne l’argent qui leur a été confié par les épargnants (futurs retraités, particuliers qui ont des économies, trésoreries d’entreprises ou d’autres acteurs économiques). Cette décarbonation viendra nécessairement des clients ou de la puissance publique (et si ca ne vient pas assez vite des clients il faut que la puissance publique s’en mêle). Les financiers, pris de manière globale, financent l’économie… telle qu’elle est.
Bien sur, il existe des acteurs de ce monde là qui ont intérêt à ce que l’économie se décarbone. Par exemple des détenteurs d’actions d’entreprises bien placées face à une contrainte sur les émissions. Mais ils restent très minoritaires, parce que les entreprises en question sont très minoritaires ! (malgré les discours qui laissent penser l’inverse).
L’énergie fossile, en faisant de chacun(e) d’entre nous des super(wo)man, a permis de multiplier les flux de transformation pilotés par chacun(e) d’entre nous par un facteur de plusieurs centaines. Economiquement, cela signifie une production multipliée d’autant si on la compte en euros. Se passer d’énergie fossile nous fera faire un chemin important en sens inverse : la production par personne va diminuer, et toutes choses égales par ailleurs l’économie va se contracter. Croire que les financiers peuvent globalement le souhaiter relève, très probablement, d’un pari pour le moins osé…
De ce fait, l’essentiel des métriques qui sont actuellement utilisées dans le monde financier pour quantifier le « durable » sont construites à l’envers : l’enjeu est de se rassurer à bon compte, en faisant « passer la rampe » à une très large fraction des actifs déjà détenus. Si ca ne va pas sur le climat, ce n’est pas grave parce que c’est bon sur le social ou la parité (mais la parité ou un bon taux d’emploi des handicapés dans une centrale à charbon ne rend pas l’affaire plus « durable » !), et de toute façon ca sera bon pour le climat puisque l’entreprise concernée l’a affirmé et que l’on prend cette déclaration pour argent comptant. Les stress tests sur les actifs détenus par les banquiers et assureurs sont aussi conçus pour se rassurer à bon compte : ils mettent en lumière des pertes de PIB mineures en cas de réchauffement climatique élevé, pertes bien plus faibles que ce que nous avons eu « pour de vrai » avec le covid !
Et pour le risque de perte de valeur en cas de décarbonation rapide, là aussi les méthodes employées et résultats sont faits pour rassurer. Or se rassurer alors que le feu brûle à notre porte ne diminue pas les risques : cela les augmente. Il est donc grand temps que ce monde là devienne plus sérieux, même si la conclusion n’est pas agréable à entendre.
Incisif et salutairement provocant, mais comportant de nombreuses explications sur les mécanismes de base de la finance, ce livre, rédigé par deux auteurs qui connaissent de l’intérieur le sujet qu’ils évoquent, est assurément à recommander, car il fait réfléchir, et c’est le but !
Bien sur, cet ouvrage fera grincer quelques dents dans le monde financier. Mais, au regard du crédit que l’on peut accorder aux auteurs, qui en connaissent très bien les rouages techniques et les jeux d’acteurs, j’espère que c’est bien là que le lectorat sera le plus nombreux. Car se faire sortir de sa zone de confort par des gens ayant réfléchi est souvent la première condition d’une progression utile pour tou(te)s.