MOUHOT Jean-François, Des esclaves énergétiques, éditions Champ Vallon, 2011
(150 pages, 17€)
Jean-François Mouhot est Docteur en Histoire et est chargé de recherche à l’Université Georgetown (Washington D.C.) et à l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris).
Commentaire
Nos propres descendants nous appelleront-ils un jour des barbares ? D’aucunes mauvaises langues diraient sûrement qu’ils auront un paquet de raisons de le faire, mais l’auteur se concentre sur l’une d’entre elles, qui n’est peut-être pas la plus évidente pour le profane : l’utilisation des combustibles fossiles. En effet, ces derniers, à l’origine de l’essentiel de nos émissions de gaz à effet de serre, sont bien parties pour conduire à une déstabilisation violente de notre environnement (y compris sanitaire, social et politique) dans un avenir plus ou moins proche.
Dans ce petit livre passionnant, qui se lit très facilement, l’auteur explique que, au fond, notre amour de la machine à vapeur et de ses descendants nous rapproche fortement des sociétés esclavagistes, tant les parallèles sont nombreux :
- l’esclavagisme a, comme les combustibles fossiles, favorisé l’émergence des sociétés industrielles, en fournissant des denrées essentielles à l’essor des usines, notamment le coton (car les débuts de l’industrie sont fortement liés à la création de la machine à tisser),
- l’utilisation des esclaves permettait d’avoir un surplus de force mécanique pour les « hommes libres », surplus désormais fourni par les machines fonctionnant grâce aux combustibles fossiles,
- l’esclavagisme avait des côtés immoraux, puisqu’il causait la souffrance d’une partie des hommes au profit d’une partie des autres, exactement comme l’extraction des combustibles fossiles, et surtout le changement climatique futur lié à leur utilisation, fera souffrir une partie des hommes au bénéfice d’autres,
- Dans un cas comme dans l’autre des partisans du statu quo tent(ai)ent de minimiser les inconvénients du système
Puisque nous avons tant de mal, aujourd’hui, à nous passer de combustibles fossiles, comment expliquer que nous ayons réussi à nous passer d’esclaves ? Tout simplement parce que ces derniers ont été supplantés, par la suite, par les machines… utilisant des combustibles fossiles. Cette hypo(thèse) est étayée par de nombreuses références historiques, même si, dans un premier temps, les deux usages (combustibles et esclaves) se sont plutôt renforcés l’un l’autre (grâce aux débuts des industries textiles utilisant du coton, et grâce aux bateaux à vapeur favorisant le commerce transatlantique) qu’opposés.
Un autre enseignement très utile de ce livre, qui s’applique directement à l’avenir cette fois-ci, est l’analyse de la manière dont les deux pays les plus concernés par la traite des Noirs (les Etats Unis et la Grande Bretagne) ont adopté des stratégies de sortie totalement différentes.
- Aux Etats Unis, les partisans de l’abolition étaient dans une stratégie du « tout ou rien », avec pour résultat qu’il a fallu en passer par une guerre civile pour que l’esclavagisme soit aboli, et que la suite de l’histoire a été une politique de ségrégation qui, dans ses formes les plus dures, a été aussi violente que l’esclavagisme ou presque,
- En Grande Bretagne, les adversaires de l’esclavagisme ont suivi une politique des petits pas, mais au final ont obtenu l’abolition plus vite qu’aux USA et sans guerre.
La conclusion, même si elle n’est qu’en filigrane, semble claire : pour sortir les combustibles fossiles de notre économie, une succession de mesures pragmatiques et graduelles semble plus assurée de nous amener le succès que la poursuite du Grand Soir, qui ne permettra d’obtenir le but recherché qu’au prix d’une profonde cassure dans la société.
Préface
Est-il anormal d’être esclavagiste ? Sans aucun doute, répondra le citoyen d’une démocratie, qui ne pourra que considérer comme un progrès l’abolition formelle, en ce début de 21è siècle, de cette forme bien particulière de relation entre les hommes dans la majeure partie des pays du monde.
Pourtant, à bien y regarder, cet état a été bien plus une exception qu’une règle dans l’histoire des hommes, même au sein des démocraties citées en exemple dans les manuels d’histoire : Rome et Athènes avaient des citoyens… et des esclaves en même temps ! [Note de clarification non incluse dans la préface : ce qui a été une exception est bien de considérer l’esclavagisme comme anormal, non l’esclavagisme lui-même]. L’esclavagisme était souvent ce que pouvaient espérer de mieux les prisonniers de guerre lors des conflits entre peuples ou tribus aux temps anciens (l’autre alternative était la mise à mort de manière plus ou moins rapide et sympathique), voire même les bannis d’une nation, puisque les travaux forcés ou obligatoires des prisonniers, civils ou de guerre, ne sont rien d’autre qu’une forme particulière d’esclavagisme.
Le règne animal lui-même n’est pas exempt de ce genre de relation : nombre d’animaux fournissent « gratuitement » du travail ou des services à d’autres, sans qu’ils aient trop le choix. Tous nos animaux domestiques sont formellement nos esclaves, et même les pucerons sont les esclaves des fourmis !
Alors pourquoi est-il devenu « normal » que les hommes ne connaissent plus cet état de manière ordinaire ? Pour provocante qu’elle puisse paraître, cette question n’en est pas moins essentielle. Est-ce la nature humaine, qui aurait profondément changé ? Ou faut-il aller chercher ailleurs que dans la modification de notre génome – qui semble bien être à peu près le même aujourd’hui qu’il y a 2 siècles – la raison profonde de cette évolution ?
Si la raison est ailleurs, il sera alors raisonnable de la trouver dans un facteur qui a commencé à se manifester au courant du 19è siècle, et dont la montée en puissance a conduit à l’interdiction progressive de l’esclavage dans un nombre croissant de pays. Ce facteur devra aussi avoir pour caractéristique de fournir un service de même nature que le travail des esclaves. Et, avec ce cahier des charges, une suggestion vient alors à l’esprit : ce qui a remplacé les esclaves humains, ce sont les esclaves mécaniques, c’est-à-dire… les machines ! Comme les forçats des temps anciens, les machines cassent des cailloux, cultivent, cousent, poussent ou tirent, pompent, assemblent, et désormais informent… et ce pour un prix considérablement inférieur à celui du travail humain, même si le labeur lui-même n’est pas rémunéré.
Car, pour ne pas perdre un esclave, il faut a minima le nourrir et le loger, même mal, et le prix de ce maintien en vie s’avérera de moins en moins compétitif avec le prix de la machine, ce qui a probablement joué un rôle majeur dans l’évolution que nous avons vécue. Le pétrole et le charbon auraient donc été la cause profonde à l’origine des envies abolitionnistes ? Voici une théorie qui peut sembler audacieuse, mais que Jean-François Mouhot a décidé d’explorer sous toutes ses facettes, et qui a conduit au présent livre.
En relevant les parallèles entre la possession d’esclaves et la possession de machines, et ce qui fait passer de l’un à l’autre, Jean-François Mouhot s’inscrit dans la droite ligne de Freakonomics. Surtout, ne pas s’arrêter à l’écume des choses ou aux causes trop évidentes, au surplus quand un examen comparé un peu attentif montre que, en d’autres occasions, la même cause a eu des effets bien plus mineurs.
Car conclure que l’esclavagisme a disparu parce que les hommes sont devenus foncièrement bons ne constitue, à l’évidence, pas une théorie vérifiée par les faits : après la fin de l’esclavagisme aux Etats-Unis et en Grande Bretagne au 19è siècle, c’est au 20è que la Russie soviétique, la Corée du Nord, la Chine, ou encore l’Allemagne Nazie en ont offert de multiples contre-exemples. Par contre, l’explication économique de la disparition de l’esclavagisme quand la machine devient accessible pour tous colle assez bien avec ce qui a été observé partout.
On lira donc avec grand intérêt cet essai qui, à n’en point douter, apporte un éclairage inédit sur l’apport des combustibles fossiles aux sociétés humaines… et qui porte en germe un défi supplémentaire quand il va falloir s’en passer progressivement.