LOMBORG Bjørn, The Skeptical Environmentalist: Measuring the Real State of the World, éditions Cambridge University Press, 2002
(60 pages pour le chapitre climat, 26€)
Bjorn Lomborg est professeur de statistiques dans le département de Sciences Politiques de l’université d’Aarhus, au Danemark, après une formation d’économie politique. Je ne sais pas ce qu’il vaut comme statisticien, mais il n’a jamais publié le moindre article scientifique sur la question du changement climatique. Son site insiste surtout sur ses apparitions dans les médias grand public, quand la bio de n’importe quel chercheur – il suffit de consulter le site de n’importe quel laboratoire du CNRS pour le voir – débute généralement par les références de publications dans des ouvrages spécialisés (mais Lomborg n’en a aucune dans le domaine qu’il critique, et n’est pas très prolixe sur ses publications « professionnelles »dans le domaine des statistiques ou de l’économie politique).
Je ne peux m’empêcher de me poser ces deux questions à propos de cet auteur :
- son livre comporte quelques milliers de notes citant probablement un nombre important de papiers (en cela il diffère de tous les autres livres « contestataires », dont la bibliographie est souvent sommaire, et qui sont à l’évidence écrit par des individus seuls). Comme Lomborg n’est pas payé pour critiquer le GIEC ni pour se documenter sur le changement climatique ou sur un autre problème d’environnement, mais pour enseigner les statistiques à l’université, quand a-t-il trouvé le temps de lire les 2.500 références qu’il cite ? Ce livre est-il vraiment l’oeuvre d’un seul individu ? Sinon, qui l’a aidé, quand, comment, pourquoi, et « payé » de quelle manière ?
- Lomborg est présenté comme ancien membre de Greenpeace, mais je n’ai toujours pas compris dans quelles circonstances il en était parti. La critique systématique et de mauvaise foi étant généralement révélatrice d’un comportement motivé par des raisons affectives, Lomborg n’a-t-il pas publié ce bouquin essentiellement pour régler un compte personnel avec son ancienne organisation, ou par rancune envers quelque chose ou quelqu’un ?
Avant-propos important : cette page ne critique que le chapitre « changement climatique » du livre de Lomborg. Je n’ai pas lu les autres chapitres de son livre. Par ailleurs, les numéros de page mentionnés se réfèrent à l’édition anglaise, qui est celle que j’ai lue. L’ouvrage a été traduit en français sous le titre « L’écologiste sceptique ».
Commentaire
Les écrits de M. Lomborg sur la question climatique ont ceci de supérieur sur ceux de biens des « contestataires » : manifestement il a lu – ou fait lire par ses éventuels nègres, ce qui revient au même – une partie significative de la littérature spécialisée publiée sur le sujet. Si les écrits d’auteurs comme Sorman, Kolher ou Fourçans sont révélateurs d’une connaissance très vague, voire inexistante, de ce que contient le dossier scientifique, ce n’est pas le cas de Lomborg, qui de ce point de vue « boxe dans la même catégorie » qu’un Lenoir, c’est à dire celle d’un auteur qui s’est un peu renseigné sur le sujet, mais qui met cette connaissance au service d’un objectif « contestataire » en concluant à tort à partir de constats réels (volontairement dans le cas de Lenoir, et probablement volontairement aussi dans le cas de Lomborg).
Les similarités entre Lenoir et Lomborg se retrouvent par exemple dans des ouvrages d’aspect « scientifique », riches en graphiques et courbes diverses (les autres écrits « contestataires » sont généralement de purs exercices littéraires, sans un seul croquis ou graphique), et en discussions « techniques » sur tel ou tel point de telle ou telle courbe. Ce langage d’expert et cette ressemblance avec de la littérature scientifique « ordinaire » permet opportunément d’embobiner tous les individus qui ne sont pas de bons connaisseurs du dossier, les journalistes constituant à l’évidence des proies de choix au vu des critiques élogieuses parues dans la presse « grand public » dont le site de Lomborg fait mention.
Il n’en reste pas moins que l’ouvrage de de M. Lomborg, comme ceux de ses frères d’armes, n’est pas avare de propos fallacieux et de bêtises plus ou moins énormes. Voici d’abord les reprises d’arguments classiques des « contestataires » :
- Lomborg feint de croire que les propos rapportés par les journalistes ou militants engagent les scientifiques compétents du domaine concerné, au seul motif que les premiers se réclament des seconds. Cela permet évidemment de faire dire bien des choses – qu’ils n’ont souvent pas dites, ou pas dites en ces termes, ou dites dans un contexte qui n’est pas précisé – aux scientifiques eux-mêmes ! Par exemple, il cite un journal grand public comme « preuve » de déclarations de scientifiques sur la fusion froide (page 321), alors que quiconque a eu affaire à des journalistes sait très bien que la plupart du temps c’est eux qui font le tri (je parle d’expérience !), ou il se base sur des critiques de courbes publiées « dans la presse » (page 280) alors qu’en matière scientifique seules les revues à comité de lecture font foi.
- l’expertise du GIEC aurait volontairement écarté, de manière parfaitement arbitraire, des théories plausibles pour expliquer les variations climatiques des dernières décennies, et notamment l’influence prépondérante du soleil (page 276). Cet argument est en fait inopérant ; pour une réponse détaillée voir point 4 de la critique du livre de Lenoir.
- d’une manière générale, quand il s’est publié des dizaines ou des centaines d’articles sur un sujet, M. Lomborg appuie tout son raisonnement critique sur les résultats contenus dans un seul d’entre eux, faisant précisément (en ne tenant aucun compte du reste) ce dont il accuse à tort le GIEC !
Mais ce livre contient bien d’autres inexactitudes. Florilège (restreint) :
- Il ignore délibérément les réserves mises aux résultats par les auteurs qu’il cite, pour présenter leurs conclusions comme des certitudes, ce que les auteurs eux-mêmes n’ont jamais cherché à faire. Par exemple, l’évolution possible de la production agricole dans un climat modifié, page 288, est présentée comme une certitude, alors que les agronomes eux-mêmes accompagnent ce résultat d’une longue liste de tout ce qu’ils n’ont pas pris en compte, et indiquent que l’on ne peut surtout pas parler de « prévisions » (pour ceux que cela intéresse, voir ici, au contraire, un bon article sur ce sujet). Le rapport du GIEC indique que ces prévisions sont affectées d’un degré de confiance « moyen à bas », mais Lomborg n’en a cure : comme elles servent sa cause, il les traite comme s’il avait affaire à des certitudes. Au surplus, ces simulations agronomiques sont basées sur ….. les mêmes projections climatiques que celles que Lomborg aura vertement critiquées quelques pages avant ! Mais ce n’est qu’un exemple de plus de l’incohérence objet de la remarque précédente.
page 279, il confond – volontairement ? – les scénarios d’émission du GIEC avec d’autres scénarios (du programme PCMDI), ces derniers n’ayant jamais eu vocation à refléter une évolution probable des émissions de gaz à effet de serre, alors que Lomborg disserte comme si tel était le cas,
page 280 et suivantes, il enchaîne sur la critique de ces scenarios d’émission (sa critique consiste essentiellement à égréner des raisons pour lesquelles les choses pourraient se passer différemment, ce que tous les modélisateurs savent fort bien, et ce que Lomborg se garde bien de faire quand il appuie ses propres démonstrations sur d’autres simulations…) en oubliant de dire que le GIEC lui-même se refuse à quantifier les probabilités de survenance respective des scénarios utilisés. En d’autres termes M. Lomborg tente de punir des auteurs pour une imprudence qu’ils n’ont pas commise.
dès qu’il y a une incertitude, il l’interprète systématiquement comme favorable à sa cause, c’est à dire que la réalité sera « mieux » que la possibilité décrite. Mais tout physicien sait qu’une incertitude peut aussi s’interpréter en sens inverse : la réalité peut aussi être pire que ce qui est considéré comme probable !
Lomborg confond danger évité et crainte infondée : dans quelques dossiers environnementaux passés, si la catastrophe n’est pas arrivée c’est nécessairement que l’on a eu peur pour rien, mais en aucun cas que le danger a précisément été évité par une manoeuvre préventive déclenchée par l’agitation…
Enfin il a une certaine tendance à ne mettre en face de nos comportements passés que les seules conséquences déjà visibles, comme si celles futures mais inéluctables étaient sans importance. En d’autres termes il ignore délibérément l’inertie des phénomènes physiques. Si nous écoutons Lomborg, nous pouvons dire que de fumer n’est pas dangereux parce que tous les fumeurs sont encore vivants !
Dans ce chapitre de cet ouvrage, rares sont les paragraphes qui ne contiennent pas une inexactitude ou une affirmation erronée, et comme le chapitre sur le climat fait 60 pages, la liste deviendrait vite lassante. D’autres conclusions « surprenantes », notamment en matière économique, sont pour une large part le résultat d’une « Loi de Lomborg » qui pourrait s’énoncer ainsi : on peut toujours extrapoler à l’avenir, sans limites, une tendance constatée dans le passé, dès lors que cela m’arrange.
Extrapoler est un raisonnement classique dès que l’on s’interroge sur le futur. Par exemple, si je constate que depuis un siècle la consommation d’énergie augmente de 2% par an, je peux prendre comme hypothèse plausible que cette tendance va se poursuivre pour les 10 prochaines années et « prédire » la consommation dans 10 ans en ajoutant 2% par an à partir d’aujourd’hui. C’est ce raisonnement qui s’appelle « extrapoler ». Cela revient à dire que les lois d’évolution à l’avenir restent identiques à ce qu’elles ont été dans le passé proche.
Quand on fait une « prévision » portant sur le trafic aérien, le trafic routier, l’augmentation de l’espérance de vie, ou la consommation de chaque Philippin en chaussures, c’est cela que l’on fait, et non une prévision au sens strict : une extrapolation.
Mais de tels raisonnements ne sont pas toujours valides. Par exemple, mes enfants ont grandi d’environ 6 centimètres par an depuis leur naissance. Cela m’autorise-t-il à dire que dans 30 ans ils mesureront quasiment 3 mètres ? De même, un salarié qui gagne 2% de plus tous les ans mais qui se trouve à 3 ans de la retraite gagnera-t-il 20% de plus dans 10 ans ? (en fait 2% d’augmentation par an ne donne pas 20% en dix ans, mais 21,9% de plus, ce qui correspond à 1,02 puissance 10 – 1) Et si je me suis levé vivant tous les matins depuis ma naissance, suis-je immortel pour autant, ce qui serait la conséquence logique si je supposais que la règle « je suis vivant tous les matins » peut se prolonger à l’infini du passé vers l’avenir ?
Je pourrais multiplier les exemples, mais on m’aura compris (du moins je l’espère !) : après chaque extrapolation, il faut faire ce que dans le jargon on appelle un « bouclage », c’est à dire vérifier que le résultat obtenu en extrapolant n’est pas absurde au vu des autres connaissances dont on dispose. Par exemple, supposer aujourd’hui que la consommation d’énergie peut augmenter de 2% par an pendant un siècle n’est pas compatible avec les données disponibles sur les réserves.
Or un examen attentif des propos de M. Lomborg montre qu’à chaque fois ou presque qu’il se risque à une extrapolation pour tenter de « démonter » une conclusion généralement admise, son extrapolation est invalide. Trois exemples parmi d’autres :
- M. Lomborg indique par exemple que le prix des énergies renouvelables diminuant de 50% tous les 20 ans, il n’est que d’attendre pour qu’elles aient totalement remplacé le pétrole en devenant moins chères que lui. Mais ce que M. Lomborg feint d’ignorer, c’est d’une part que le prix des énergies renouvelables n’est pas indépendant de la quantité produite (les emplacements les plus favorables pour des barrages, donc les moins chers, sont utilisés en premier, par exemple), et d’autre part que ces renouvelables sont limitées physiquement : augmenter indéfiniment la quantité produite n’est pas possible, quel que soit le prix de revient, et les limites de production d’énergie renouvelable sont trop basses pour que le pétrole (et le charbon et le gaz) puissent être totalement remplacés par ces énergies au niveau actuel de consommation.
- Lomborg considère que l’extension de la zone de paludisme endémique n’est pas gênante, parce cela affectera essentiellement les pays riches qui auront les moyens de gérer le problème en 2080 sans conséquences graves (page 292). Mais qu’est-ce que M. Lomborg connait de ce qu’il nous restera comme capacités d’adaptation en 2080 ? Quel argument lui permet de conclure que sur le plan sanitaire le changement climatique se limitera au problème d’extension du paludisme ? Pour commencer, pourquoi avoir restreint le problème des maladies à vecteur au seul paludisme ? Pourquoi ne dit-il pas un mot des autres insectes, parasites et germes pathogènes de toute nature ?
- Lomborg ne craint pas d’affirmer que l’écart de température entre Kyoto et pas de Kyoto serait de 0,15 °C en 2100 (page 302). Cela signifie donc qu’il sait avec certitude – car les températures en 2100 dépendent de l’évolution des émissions de gaz à effet de serre jusqu’à cette date – comment va se comporter le monde après 2010 dans le cas où Kyoto entre en vigueur et dans le cas où Kyoto part à la poubelle. Bien évidemment il n’en sait rien. Il s’est juste contenté d’extrapoler après 2010 l’évolution des émissions avant cette date, avec ou sans Kyoto (et même l’exercice consistant à extrapoler jusqu’en 2010 ce qui se passe aujourd’hui est parfaitement discutable sur le plan de la méthode : cela suppose que l’avenir est déjà totalement écrit).
Sur le plan de l’économie, ses arguments sont les mêmes que ceux d’un Sorman ou d’un Fourçans (voir la deuxième partie de la critique de « Effet de serre, le grand mensonge ? » de Fourçans) : plutôt que de gaspiller tout cet argent à lutter contre une chimère, on ferait mieux de le donner aux pauvres (le pauvre est une valeur en forte hausse chez les « contestataires ») ; le monde devenant plus riche les conséquences du changement climatique seront gérables avec de l’argent, on sait ce que l’on dépense mais pas ce que l’on gagne, etc.
Comme Fourçans, Lomborg ignore en apparence qu’une modélisation économique ne fait que rajouter une couche d’hypothèses sur le monde physique, avec pour résultat qu’une telle modélisation économique conjugue les incertitudes sur l’évolution du monde réel avec les incertitudes attachée aux hypothèses purement économiques. Quand l’évolution du monde réel est peu incertaine (par exemple une prévision à 3 mois) cela reste sensé de rajouter les incertitudes économiques et de pouvoir toujours arbitrer l’avenir en fonction du résultat, mais quand l’évolution du monde physique est entachée d’une large incertitude, alors toute discussion économique sur le sujet hérite par la force des choses de l’incertitude sur les résultats quand aux paramètres du monde physique.
Par exemple, si nous tentons d’estimer le prix de l’eau douce en 2050, pour savoir comment il convient de se comporter aujourd’hui de manière prévoyante, il faut :
- connaître l’évolution des ressources, et donc quelle sera la pluviométrie en 2050 pour chaque zone de consommation (monde physique),
- connaître le nombre de consommateurs potentiels (monde physique)
- mais aussi…..savoir quelle est la règle qui reliera le prix à la ressource disponible et au nombre de consommateurs, et il n’y a pas de vérité scientifique pour cette dernière hypothèse.
Peut-on, dans la cas de figure ci-dessus, commencer par critiquer les résultats des modèles « physiques » donnant le nombre de litres d’eau douce disponibles par personne en 2050, puis ensuite soutenir que le prix de l’eau en 2050 tel qu’il est donné par « les prévisions économiques » (qui sont donc basées sur des données physiques !) ne justifie pas de prendre aujourd’hui telle ou telle mesure ?
Pourtant, c’est très exactement ce que fait Lomborg – et avec lui Fourçans, ou Sorman, ou tous les « contestataires » – quand il invoque des éléments économiques pour justifier que l’on ne prenne pas de mesures de limitation des émissions des gaz à effet de serre : il oublie que les éléments économiques qu’il invoque sont pour partie le résultat de modélisations « physiques » qu’il aura déclarées non fiables quelques paragraphes avant !
En conclusion, cet ouvrage (enfin au moins son chapitre climat) est un superbe monument de raisonnements erronés et de conclusions fallacieuses, le tout étant écrit, et c’est la grande force de ce livre, dans un style très proche de celui utilisé pour de la bonne vulgarisation, voire de la bonne littérature scientifique. De ce fait, et compte tenu de ses chiffres de vente et des critiques parues dans des journaux considérés comme « de référence » (qui cessent donc de l’être pour moi ! mais j’en profite pour souligner une fois de plus qu’en matière de vulgarisation scientifique un article de presse grand public n’est jamais une preuve indiscutable), Lomborg, désormais invoqué – à tort – comme une excellente raison de ne pas se préoccuper du problème, est très certainement un danger planétaire.