Monsieur le Président,
Je ne serai probablement pas le seul – enfin j’espère – à réagir à la suite de la soirée « Thema » consacrée au climat qu’Arte a diffusée le 10 juin 2003. Mais abondance de reproches, en l’espèce, sera une oeuvre salutaire. Je suis surpris – pour ne pas dire plus – de ce que j’ai vu sur votre chaîne, dont je croyais qu’elle avait pour vocation d’aider les gens à comprendre comment fonctionne le monde, non de leur embrouiller l’esprit à grands coups de propos simplistes et manichéens, de slogans faciles, voire de mensonges éhontés.
Si les erreurs avaient concerné le nombre exact de plumes fixées sur le croupion de la pintade domestique, ou encore la quantité précise de café que M. Chirac boit au petit-déjeuner, je ne pense pas qu’il aurait été nécessaire de s’y attarder plus outre, mais l’objet étant rien moins qu’un possible changement d’ère climatique du fait de l’homme, vous accepterez, j’espère, qu’il importe de ne pas raconter n’importe quoi.
C’est essentiellement le documentaire de Mme Sophie Lepault qui est au centre de mes critiques. Ce documentaire a en effet merveilleusement entretenu la confusion entre science et media, science et politique, ou encore science et activisme écologique, tenant à peu près systématiquement les scientifiques pour comptables des déclarations hasardeuses (et il y en a pléthore, sur ce point nous sommes bien d’accord) des journalistes, des politiques ou des activistes de tout poil, au seul motif que les seconds se réclament des premiers. Combien de « contestataires », croyant critiquer la science, ne font que critiquer une présentation erronée de la science dans les média ?
Si vous vous donnez la peine de lire le dernier rapport du GIEC, qui est directement rédigé par les scientifiques concernés, vous constaterez qu’il ne contient aucune des affirmations catastrophistes ou spectaculaires que le documentaire entendait critiquer. En faisant le procès de ces affirmations, Mme Lepault s’est trompée de cible : ce sont surtout certains de ses confrères qui auraient dû être appelés à la barre.
Mais soyons précis : voici quelques mensonges (mensonge n. m. 1. Assertion contraire à la vérité faite dans le dessein de tromper. 2. Erreur, illusion. © Hachette Livre, 1997) que j’ai relevés pendant la diffusion du documentaire de Mme Lepault, ou que j’ai lus sur votre site Internet pour la présentation de ce programme.
1. M. Lomborg, qui est présenté comme l’une des justifications majeures du scepticisme de Mme Lepault, n’est pas un scientifique. C’est un économiste (l’économie n’est pas une science exacte, faut-il le rappeler ?) (en fait c’est inexact (1)). Son activité ne lui confère aucune compétence particulière en thermodynamique, en chimie de l’atmosphère, en océanographie, en glaciologie, ou plus généralement dans l’une quelconque des quelques dizaines de spécialités concernées par l’étude de notre futur climatique.
2. M. Lomborg a écrit un livre – the skeptical environmentalist – prétendant que « l’étude des faits » conduit à une vision du monde radicalement différente de la vision « catastrophiste » habituelle. Il serait intéressant de savoir sur quels faits objectifs M. Lomborg s’appuie, sachant que cet auteur a été reconnu coupable, le 7 janvier 2003, par le Danish Committee on Scientific Dishonesty, de malhonnêteté dans la présentation des résultats scientifiques qu’il invoque. Un tel jugement est à peu près aussi infamant, pour quelqu’un qui prétend diffuser de l’information scientifique, qu’une condamnation pour escroquerie et fraude financière pour un gestionnaire d’épargne. Peut-on savoir pourquoi votre documentaire n’indique pas ce fait essentiel ? (2). Peut-être parce qu’il est reproché à M. Lomborg de faire exactement ce qu’a fait Mme Lepault : sélectionner soigneusement des phrases et des bouts d’articles, certains pris dans des publications scientifiques, ou obtenus de chercheurs respectables, mais sortis de leur contexte, et d’autres provenant de la presse grand public, donc dénués de toute valeur probante en matière scientifique, pour étayer une thèse farfelue mais qui lui tient à coeur (la bonne question étant de savoir pourquoi). Si les scientifiques se trompent (je n’y crois guère, mais en pareil cas j’en serais le premier ravi, les perspectives n’étant pas des plus réjouissantes) ce n’est pas M. Lomborg qui est en mesure de le démontrer.
3. M. Lomborg n’est pas directeur de « L’institut Danois de l’Environnement« , comme il est affirmé dans le documentaire, mais d’un institut dont le nom exact est « Danish Institute for Environmental Assessment » (institut dont le site Internet est introuvable via Google, ce qui est exceptionnel pour un établissement présenté comme significatif) (3), ce qui traduit en Français peut donner « Institut Danois pour l’évaluation environnementale ». Le rôle de cet organisme est apparemment de donner des avis sur le financement des politiques publiques concernant l’environnement, non de dire quelle est la bonne science, ce pour quoi M. Lomborg n’a aucune espèce de compétence particulière.
4. Votre site Internet, sur la fiche de présentation de ce documentaire, mentionne que Lomborg aurait été « réhabilité » en étant nommé directeur de cet institut. Que de contre-vérités dans une si courte phrase !
4.1 La nomination de Lomborg au poste de directeur de cet institut est antérieure d’un an à sa « condamnation » pour malhonnêteté : la chronologie ne permet pas vraiment qu’il y ait là une réhabilitation !
4.2 Personne dans le monde scientifique, à ma connaissance, n’a « réhabilité » Lomborg. Par contre les scientifiques compétents dans les disciplines abordées par Lomborg (qui ne traite pas que du climat) et qui ont souligné les erreurs contenues dans son livre ont été légion et continuent de l’être. Les seuls qui aient encensé son livre sont des journalistes, des politiques, ou des économistes (mais encore une fois l’économie n’est pas une science exacte, mais une science humaine).
4.3 Il n’est pas plus nécessaire d’être compétent scientifiquement dans l’environnement pour être nommé au poste de directeur d’un institut tel que le « Danish Institute for Environmental Assessment » qu’il n’est nécessaire d’être un journaliste compétent sur la question du climat pour réaliser un reportage diffusé sur Arte.
5. Lomborg n’a jamais publié le moindre article sur la question du climat dans une revue scientifique à comité de lecture (exemples de telles revues : Science, Nature, Physics Today, The Holocene, Quaternary Science Review…), ce qui est la seule manière normale, dans le domaine scientifique, de faire valider une idée nouvelle, ou d’en réfuter une ancienne. Sa légitimité scientifique dans le domaine, si tant est que les paragraphes du dessus n’aient pas été explicites sur ce point, est donc nulle.
6. Les effets du Soleil, invoqués par Svensmark, avaient déjà été cités au sein d’un documentaire que vous aviez diffusé sur votre antenne (Conflits climatiques, le 1er février 2001). Il se trouve que Svensmark a publié, en 2000, soit avant ledit documentaire, un article dans lequel il indique clairement qu’il ne prétend pas avoir mis en évidence un processus permettant de relier de manière directe les variations climatiques du siècle écoulé aux variations de l’activité solaire (Reply to comments on « variation on cosmic ray flux and global cloud coverage – a missing link in solar-climate relationships« , Svensmark & Friis-Christensen, Journal of Atmospheric and solar-terrestrial physics, 62 (2000), 79-80). Là encore, comment interpréter que votre documentaire soit muet quand l’auteur lui-même a écrit pour mettre en garde sur les interprétations exagérées de ses propos ?
7. M. Lenoir, cité par l’animateur du débat (débat qui a suivi le documentaire) comme un enseignant à l’Ecole Polytechnique, et un chercheur dont l’avis est à prendre en compte (deux choses qui pèsent lourd pour le grand public), n’est ni professeur à l’Ecole Polytechnique, ni chercheur compétent sur la question (là aussi cela fait beaucoup d’erreurs pour une seule phrase, à se demander si ce n’est pas volontaire). M. Lenoir s’occupe de robotique à l’Ecole des Mines de Paris, ce qui n’a rien à voir avec la question climatique. Lui non plus n’a jamais publié le moindre article sur l’évolution du climat dans une revue scientifique à comité de lecture. Par contre il est notoirement connu sur les forums Internet comme « contestataire » du changement climatique, et pour faire la promotion de son livre (Climat de Panique), qui contient des propos pour le moins surprenants même pour un profane éclairé.
8. M. Lindzen, cité à plusieurs reprises dans votre documentaire, est par contre un scientifique sérieux. Il est cependant l’un des auteurs du dernier rapport du GIEC, qui décrit les évolutions possibles du système climatique à l’avenir sous l’effet de nos activités. Il a en outre signé, avec d’autres scientifiques américains (membres comme lui de l’académie des sciences américaine), un rapport fait au président Bush (Junior) mi-2001 qui confirme toutes les conclusions fortes du rapport du GIEC, et qui confirme également que ce rapport donne une vision sincère de l’état des connaissances (et des ignorances, bien sûr) scientifiques du moment. Le présenter comme « contestataire » de l’ensemble du dossier est donc parfaitement inapproprié. Discuter sur certains points du dossier – et il y a effectivement de très nombreux points qui méritent discussion, c’est même cela qui s’appelle la recherche – ne signifie pas que Lindzen remette en question l’influence de l’homme sur le climat (que du reste il ne remet pas en cause). Qu’il soit opposé au protocole de Kyoto à titre personnel n’est pas non plus une preuve qu’il nie l’influence de l’homme sur le climat. Cela peut tout simplement signifier qu’il considère que son pays pourra s’adapter quoi qu’il arrive.
9. Selon votre documentaire, Kyoto coûterait mille milliards de dollars pour une élévation de température évitée de 0,15°C en 2100. Cette affirmation fantaisiste de Lomborg (reprise par Fourçans, et d’autres) n’est basée que sur des erreurs de raisonnement diverses (ce qui est un peu mince comme base scientifique). Cette affirmation suppose, entre autres, que nous pouvons savoir dès à présent, mais avec certitude, quelles seront les émissions de CO2 de l’humanité de maintenant jusqu’en 2100 si Kyoto entre en vigueur, et quelles seront ces émissions (toujours jusqu’en 2100) si Kyoto reste lettre morte. L’avenir écrit jusqu’en 2100, Mme Soleil est enfoncée ! Aucun article publié dans une revue scientifique ne permet de donner de tels chiffres comparés ; l’affirmation de M. Lomborg ne repose donc sur rien.
10. Tant le documentaire de Mme Lepault que le débat qui a suivi ont laissé croire qu’il est nécessaire d’être certain que le climat ait déjà varié de notre fait pour que l’on puisse affirmer qu’il va changer sous notre influence à l’avenir. C’est évidemment une erreur de raisonnement : tout ce qui a eu un début n’était pas arrivé avant.
11. Par deux fois au moins (température du Groenland, et comportement des glaciers de la vallée de Chamonix) vous insistez lourdement sur des évolutions locales, qui, par définition, ne représentent pas une évolution moyenne. Souligner que la température descend quelque part n’est pas la preuve d’une absence de réchauffement « en moyenne », bien sûr. Ce fut dit, mais tellement rapidement, et après une telle insistance en sens contraire, que là encore je me demande quelle était l’information que vous souhaitiez vraiment faire passer
12. Pourquoi avoir invité M. Mamère, qui n’est pas un scientifique, pour « défendre la science » pendant le débat qui a suivi ? Voilà finalement une superbe confirmation de ce qui est exposé plus haut : vous faites parler des militants écologistes sur la science, presque « en son nom », et après « on » accusera la science coupable de collusion avec les activistes écologistes : facile !
Je pourrais continuer un certain temps encore, mais même les meilleures choses ayant une fin je m’arrêterai là, tout en constatant que c’est la troisième fois au moins qu’Arte entretient – volontairement ? – la confusion sur la question du climat. La première fois avait été ce documentaire précité (Conflits climatiques, 1er février 2001) insistant sur les travaux de Svensmark sur le rôle du soleil, sans mentionner qu’il avait lui-même écrit ensuite (bien avant la date de diffusion du documentaire, bien sûr) que l’on avait exagéré la portée de ses travaux. La deuxième fois, il s’agissait d’un commentaire entendu lors de la soirée consacrée aux ères glaciaires (je n’ai plus la date sous la main, était-ce en 2002 ?), expliquant que le réchauffement en cours n’était peut-être que le prélude à une nouvelle glaciation, qui était la vraie menace pour le futur (affirmation parfaitement infondée pour les quelques siècles à venir au moins).
Je n’ai pas vu l’intégralité du documentaire qui a précédé celui de Mme Lepault (documentaire sur les tergiversations autour du protocole de Kyoto), mais juste la partie finale insistant sur le poids des « lobbies » dans l’opposition au protocole. Il ne faudrait pas oublier que les reportages comme celui de Mme Lepault, basés sur le mensonge pour appeler un chat un chat, jouent également leur rôle, car le scepticisme d’une partie de la population, et des élus qui souvent ne s’informent qu’en regardant la télévision, engendre des conséquences aussi importantes que l’activisme des « lobbies » (ou plutôt permet à ce dernier de prospérer sur un terreau favorable).
Est-ce votre souhait d’encourager la diffusion d’informations fausses ou simplistes sur une chaîne telle qu’Arte, qui nous habitue à mieux d’ordinaire ? Peut-on savoir à quoi vous jouez exactement ?
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes sentiments perplexes.
Notes (mars 2004)
(1) Cette affirmation est une grosse bêtise de votre serviteur : Lomborg n’est pas économiste, mais statisticien. Pourquoi ai-je écrit « économiste » ? Parce que le chapitre sur le climat du livre de Lomborg disserte longuement sur les raisons économiques pour lesquelles il ne faut pas signer Kyoto ou, plus généralement, se préoccuper prioritairement de lutte contre le changement climatique. Emporté par mon élan, j’ai confondu le propos et le métier. Toutefois si, dans la lettre, je change « économiste » par « statisticien », cela ne change en rien le reste du propos : Lomborg n’a jamais rien publié dans une revue scientifique à comité de lecture (ce qui est le seul acte qui définisse le scientifique compétent sur un sujet donné) sur les sujets qu’il conteste sur le plan scientifique.
(2) En décembre 2003 (donc bien après ma lettre), le ministre danois chargé de la Science, de la Technologie et de l’Innovation, a considéré que l’avis du DSCD n’était pas suffisamment motivé et a demandé au DCSD de revoir sa copie (ce que finalement le DCSD ne fera pas). Mais :
- ce n’était pas le cas à l’époque du documentaire : lorsqu’une affaire est relatée et que seul le jugement de première instance est rendu, il est étonnant qu’il ne soit pas mentionné, quand bien même ce serait pour être critiqué ensuite,
- l’avis du ministère dit certes que le DCSD a mal travaillé, mais ne dit nullement que Lomborg a bien travaillé ! Cet avis insiste surtout sur le fait que l’avis est insuffisamment documenté. Je ne doute pas une seconde que si le DCSD procédait dans un deuxième temps à des auditions de scientifiques compétents sur la question (c’est-à-dire des géophysiciens, des océanographes, des chimistes de l’atmosphère, etc, voir liste) il aura amplement la matière pour motiver la même conclusion…
- Rappelons que, dans le domaine scientifique, ne pas être coupable de fraude ne signifie pas que l’on dit des choses justes, mais simplement que l’on n’est pas de mauvaise foi (mais on peut très bien avoir tort de bonne foi !).
(3) A l’époque où j’ai écrit cette lettre, cela était vrai. C’est désormais inexact, et le site est : http://www.imv.dk
Réponse reçue d’Arte le 27 juin 2003
Monsieur,
Nous vous remercions pour votre courrier et de votre franchise.
Votre critique relative à la soirée thématique « CLIMAT : ON NOUS CACHE TOUT, ON NOUS DIT RIEN ! » (10/06/2003) a été transmise à la Direction des Programmes ainsi qu’à la rédaction «SOIREES THEMATIQUES» qui ont pris note de vos remarques.
Nous souhaitons qu’à l’avenir nos programmes vous donnent plus ample satisfaction et restons à l’écoute de vos commentaires et de vos suggestions.
Cordialement
signé : Béatrice MULLER, Service Téléspectateurs
Commentaire de votre serviteur sur la lettre ci-dessus
Lorsque l’on envoie une lettre telle que celle que j’ai envoyée à Arte, le cas de figure le plus courant est l’absence de réponse. Lorsque réponse il y a, il s’agit quasiment toujours d’une lettre polie et neutre de 5 lignes, disant que l’on a pris bonne note, et éventuellement que l’on transmis à tel ou tel service (catégorie dans laquelle rentre la lettre que j’ai reçue). Le service en question ne se manifeste qu’exceptionnellement spontanément par la suite.
Recevoir une réponse circonstanciée sur le fond est une exception rarissime, car cela suppose la présence, dans l’organisme auquel on écrit, d’une personne qui ait à la fois le temps pour répondre, la compétence pour aborder le sujet évoqué dans le détail, et l’occasion de se trouver « dans le circuit » suite à la lettre que l’on a envoyée. C’est une affaire de probabilités : réunir ces trois conditions est peu fréquent.
Lorsque réponse il y a, le signataire est souvent la personne à qui vous avez écrit s’il s’agit d’un personnage politique (mais ce n’est pas lui qui a écrit la lettre, bien sur), mais très rarement celui ou celle à qui vous avez écrit s’il s’agit d’un responsable d’entreprise.
Mon expérience et celle des individus qui, comme moi, écrivent de temps en temps ici et là pour rouspéter, permettent de dire que cette loi de distribution des réponses (>50% de non réponse, le solde en accusés de réception polis, et peanuts en lettres qui répondent directement à la question) est à peu près la même pour tous les « hauts personnages » auxquels on peut écrire (ministres, députés, présidents de ceci-cela, etc).
Les journalistes suivent un schéma un tout petit peu différent : si vous écrivez directement à un journaliste (et non au journal), la non-réponse représente plus de 90% des cas de figure, mais quand il y a une réponse elle est assez souvent argumentée (l’accusé de réception uniquement destiné à la politesse est ici rarissime). Après on est d’accord ou pas avec les arguments évoqués, mais c’est une autre histoire.