Article publié dans le journal Le Monde du 14 mars 2000.
Philippe FROGUEL est professeur en médecine et chercheur en nutrition.
L’humanité est mal nourrie : sur 6 milliards d’êtres humains, 3 milliards sont sous-alimentés. Les autres, habitant principalement dans les pays riches ou émergents, sont lentement mais sûrement en train de devenir obèses. Déjà 50 % des Américains sont en surpoids et 25 % franchement obèses. Si l’Europe semble encore relativement épargnée, avec 30 % seulement d’adultes en surpoids, les perspectives sont sombres : le nombre d’enfants obèses a doublé en cinq ans, et à ce rythme l’Europe aura rattrapé les Etats-Unis dans les vingt prochaines années. Et l’obésité n’est pas seulement un problème d’esthétique. L’excès de graisse est le facteur de risque majeur du diabète, et expose aux maladies cardio-vasculaires de survenue précoce, à certains cancers…
Aux Etats-Unis est apparue depuis quelques années une maladie nouvelle, qui touche les enfants obèses de onze ans en moyenne, principalement au sein des minorités ethniques pauvres. Il s’agit d’une forme ultra-précoce de diabète de type 2 (dit diabète gras), qui, compte tenu de l’absence de couverture sociale de 40 millions d’Américains, a toutes les chances de décimer dans les prochaines années toute une frange de la jeunesse de ce pays. Les premiers cas de diabète atypique de l’enfant sont arrivés en France en 1999, et tout indique qu’il va s’étendre.
Pourquoi l’obésité progresse-t-elle ? Avant tout pour des raisons environnementales, directement liées à la mondialisation du mode de vie occidental, c’est-à-dire nord-américain. Et l’on a justement parlé de la responsabilité de la « MacDomination », de la « Cocacolonisation » des populations des pays émergents. D’ailleurs, une étude menée dès 1992 à Tokyo montrait que le nombre de nouveaux cas de diabète augmentait parallèlement au nombre de BigMac vendus dans la capitale du Japon. Mais il faut se garder de désigner des boucs émissaires commodes pour mieux nous exonérer de nos responsabilités.
La malbouffe n’est pas la principale cause de la vague d’obésité des pays développés. En fait, les populations occidentales ont tendance à consommer en l’an 2000 moins de calories et moins de graisses qu’en 1960, alors qu’ils grossissent régulièrement. Mais la baisse continue de l’activité physique a été très forte durant cette période. Le seul facteur parfaitement corrélé à l’augmentation de la prévalence de l’obésité aux Etats-Unis est le nombre d’automobiles en circulation. Et cela est probablement vrai en France aussi.
Mais l’obésité ne frappe pas de manière égale les populations humaines. L’épidémiologie nous a appris que certains groupes ethniques isolés pendant des générations étaient plus exposés que d’autres au changement brutal de mode de vie : ainsi les Indiens Pimas d’Arizona, les Nauruens mélanésiens sont obèses à 80 %, et près d’un sur deux développe un diabète avant l’âgé de cinquante ans. Car l’obésité, comme beaucoup de maladies humaines fréquentes, est d’origine multifactorielle, liée à l’interaction de facteurs d’environnement « obésogènes » avec des gènes de prédisposition au surpoids transmis d’une génération à l’autre, voire sélectionnés car ayant apporté à un moment de l’histoire de l’humanité un avantage en termes de survie de l’espèce.
Il faut se souvenir que si l’homme préhistorique était plutôt bien nourri et peu carencé, la sédentarisation et l’apparition de l’agriculture pendant le néolithique ont apporté la disette récurrente, entrecoupée de période de pléthore. Les sujets aptes au stockage de l’énergie en période faste et à son économie en période de vaches maigres ont mieux résisté aux moments difficiles. Et leurs gènes de stockage sont devenus prépondérants, particulièrement dans certains groupes isolés aux conditions de vie difficiles. Les progrès récents de l’agriculture, apportant à une large fraction de 1’humanité un accès illimité à la nourriture, ont eu paradoxalement un impact négatif sur notre santé, en exacerbant les tendances à l’excès de graisse des sujets génétiquement prédisposés.
Incontestablement, là corpulence est un des traits humains les plus héréditaires. Les études des vrais jumeaux (identiques génétiquement) ont démontré la concordance quasi absolue de leur corpulence, même quand les jumeaux avaient été élevés séparément dans des familles adoptives différentes. De même, leur tendance éventuelle à l’obésité est à rapprocher des caractéristiques de leurs parents biologiques mais non des parents adoptifs. Enfin, la suralimentation contrôlée de jumeaux conduit à une prise de poids certes très variable d’une paire à l’autre mais, là encore, quasi identique entre les deux jumeaux d’une même paire. Ainsi, la réponse au régime riche en graisses est un trait génétiquement déterminé. Certains sujets résistent à l’obésité, alors que d’autres sont très sensibles au régime obésogène.
L’analyse familiale a aussi conclu à l’existence d’un petit nombre de gènes ayant un impact majeur sur la corpulence et particulièrement sur le pourcentage ou la distribution régionale de la masse grasse. Ces gènes expliqueraient plus de la moitié des variations du poids entre êtres humains de même âge et de même sexe. Curieusement, si l’on prend en compte le rôle de ces gènes, toujours par l’étude de jumeaux, les facteurs d’environnement les plus puissants ne sont pas alimentaires : le tabac et la supplémentation hormonale de la ménopause préserveraient ainsi les femmes anglaises ménopausées du surpoids. Il a été aussi récemment montré que les enfants en surpoids âgés d’une dizaine d’années, ayant au moins un parent obèse, avaient un risque de 80% de devenir obèses à l’âge adulte. Contre seulement 10 % de risque si ces deux parents étaient maigres.
(…)
Il y a quelques mois, l’Organisation mondiale de la santé a alerté les gouvernements du développement de la première épidémie non infectieuse de l’histoire de l’humanité : l’obésité. Aujourd’hui, nous ne savons pas guérir une obésité massive, alors que nous pouvons la prévenir chez des sujets prédisposés par des mesures simples et peu coûteuses. Une mobilisation efficace contre l’obésité, qui protégerait les jeunes générations contre ce fléau, est possible et a été expérimentée avec succès en Finlande.
Elle nécessite de s’attaquer aux racines du mal : le tout-voiture, la malbouffe, qui atteint autant les cantines scolaires que les établissements de restauration rapide, etc.
Elle nécessite aussi une politique de recherche publique sur l’obésité, ses causes et conséquences, particulièrement chez l’enfant, qui, aujourd’hui, fait totalement défaut.
Addendum : dépêche du 11 décembre 2001 du service scientifique et technique de l’Ambassade de France aux Etats-Unis
Les retombées de l’obésité enfantine sur la santé publique sont importantes puisque cette affection entraîne notamment un risque accru de diabète et de maladies coronariennes à l’âge adulte. Avant 1980, le nombre d’enfants obèses doublait tous les trente ans, mais depuis, il a littéralement explosé. En 1986, 8% des enfants noirs, 10% des enfants hispaniques et 8% des enfants blancs étaient qualifiés d’obèses, contre 22%, 22% et 12% pour les mêmes groupes d’enfants, âgés de quatre à douze ans, en 1998. Ces chiffres sont extraits d’une étude réalisée par le National Longitudinal Survey of Youth qui a travaillé sur un échantillon représentatif de 8 270 enfants, entre 1986 à 1998. Les résultats sont publiés dans le dernier numéro du Journal of the American Medical Association. Les raisons principales de l’obésité invoquées par les chercheurs sont le manque d’activité physique et le recours exagéré au fast food.