Cet article est paru dans Les Echos en novembre 2000.
Jean-Jacques DUBY, directeur général de SUPELEC.
Vous, politiques, et nous, scientifiques, avons des métiers complètement différents. Notre objectif est le progrès des connaissances ; votre objectif est le progrès de la société. Notre travail est jugé par nos pairs, le vôtre est jugé par tous vos concitoyens. Nos décisions n’affectent que la vérité scientifique ou, plus modestement, des certitudes provisoires ; vos décisions influent sur l’existence de chaque citoyen, sur ses droits, ses libertés, ses devoirs, son travail, ses loisirs, sa santé…
Nous prenons une décision quand nous pouvons la prendre, vous prenez une décision quand vous devez la prendre : tant que nous ne sommes pas sûrs de savoir, nous ne publions pas, alors que vous devez décider même si vous ne savez pas, même si personne ne sait, parce que c’est ce que vos mandants attendent de vous, ce pour quoi vous avez été élus ou désignés.
Nos relations ont évolué au cours des siècles : pendant longtemps, nous avons travaillé chacun de notre côté, mais, depuis plusieurs décennies, nous vous demandons de plus en plus de crédits pour faire nos recherches, et vous nous demandez de plus en plus souvent de contribuer à résoudre des problèmes qui se posent à la société.
Aujourd’hui, progrès des connaissances et progrès de la société sont devenus inséparables, au point que nos objectifs en viennent à se confondre : pour le meilleur (beaucoup le croient) ou pour le pire (certains le craignent), le progrès social dépend du progrès scientifique.
Nous voici donc, politiques et scientifiques, condamnés à travailler ensemble. Ce n’est pas facile parce que, si nos objectifs ont convergé, les autres différences subsistent, qui nous séparent quant au jugement auquel nous sommes soumis ou à la nature et aux impératifs de temps des décisions que nous prenons. Pour faciliter notre coopération, je viens vous exprimer trois demandes, ou devrais-je dire vous adresser trois requêtes ?
Voici la première : ne nous demandez pas de prendre des décisions à votre place. Il y a quelques mois, s’exprimant sur l’importation de boeuf britannique, l’un d’entre vous – de très haut rang – a dit : « J’attends pour prendre ma décision l’avis des scientifiques… » J’ai pensé : voici un sage qui s’entoure d’avis éclairés avant de décider. Hélas ! Ce haut responsable a terminé sa phrase : « .. et je suivrai leur recommandation. » C’est là que je ne suis plus d’accord : la mission des scientifiques est de dire l’état des connaissances, vous pouvez éventuellement leur demander leur avis sur les conséquences des décisions que vous envisagez, mais c’est à vous, politiques, et à vous seuls, de décider. Sinon, vous demandez aux scientifiques de faire une chose pour laquelle ils n’ont pas été formés, à laquelle leur métier ne les a pas préparés, pour laquelle ils n’ont pas de légitimité. Et, de surcroît, vous engagez leur responsabilité.
Ce qui m’amène à ma deuxième demande : définissez clairement la responsabilité de l’expert scientifique. Je veux parler de la responsabilité au sens juridique du terme, pas de la responsabilité morale, qui est l’affaire de chacun. Cette demande n’est pas une demande corporatiste. C’est une nécessité pour que nous puissions travailler ensemble. Car, si la responsabilité de l’expert scientifique n’est pas rapidement définie et circonscrite avec précision par la loi, vous ne trouverez bientôt plus aucun scientifique qui vous dira qu’il n’y a pas de risque.
Aujourd’hui, je vous le dis franchement : un scientifique n’a aucun intérêt à dire qu’il n’y a pas de risque. Au mieux, il en tirera une publication. Par contre, il prend lui-même, à titre personnel, un risque considérable. Au minimum, il risque de voir son honnêteté scientifique et son indépendance d’esprit mises en cause : si le professeur X affirme que telle molécule est inoffensive, c’est, bien sûr, parce qu’il est vendu à l’industriel qui la fabrique. Et, en plus, il court le risque de voir exposée sa responsabilité pénale.
Car on sait déjà que, dans notre pays, l’erreur scientifique est pénalement répréhensible : des experts scientifiques ont été poursuivis – et certains condamnés – dans des affaires comme celles du sang contaminé et de l’amiante. Avec le principe de précaution, c’est l’ignorance scientifique qui risque de devenir, elle aussi, pénalement répréhensible. Il y a quelques années, un arrêt du Conseil d’Etat a ainsi ouvert la voie à un nouveau délit (qu’on pourra sans doute appeler « délit d’ignorance ») en affirmant que, « en situation de risque, une hypothèse non infirmée doit être tenue pour valide, même si elle n’est pas démontrée« , alors qu’en l’occurrence l’hypothèse ne pouvait être ni infirmée ni démontrée pour la bonne et simple raison qu’elle n’était même pas formulée : il s’agissait d’un cas de sida causé par une transfusion antérieure à la découverte du virus. Si l’on suit cette logique jusqu’au bout, on pourra reprocher un jour à un scientifique de ne pas avoir su – la meilleure preuve qu’il aurait dû savoir étant que la catastrophe est arrivée.
Ne vous méprenez pas : je ne demande pas que les scientifiques soient au-dessus de la loi, je demande simplement que la loi définisse leur responsabilité. Comme celle des experts financiers, par exemple, qui peuvent se tromper tout autant que nous, scientifiques, mais dont la responsabilité est exonérée s’ils ont agi avec ce que les Anglo-Saxons appellent « due diligence ».
Ma troisième demande a trait au principe de précaution. Je l’ai déjà dit : je comprends parfaitement que vous ayez à prendre des mesures de précaution puisque vous, politiques, vous devez décider alors même que nous, scientifiques, nous ne pouvons pas décider. Seulement voilà, le principe de précaution n’est fondé que lorsqu’il y a insuffisance des connaissances scientifiques. Et, Dieu merci, cette insuffisance est souvent temporaire.
Il peut arriver, il doit arriver, il est déjà arrivé, que le progrès des connaissances postérieur à une décision de précaution montre que celle-ci était inutile, ou à tout le moins exagérée. Et, en tant que scientifique, je m’étonne de ne jamais avoir entendu l’un d’entre vous dire : « Lorsqu’on a pris cette précaution, on ne savait pas mais, aujourd’hui, on sait ; on sait qu’il n’y a pas de risque, la précaution était par conséquent inutile, et je décide de la supprimer. »
Ma demande sera donc : réexaminez régulièrement les mesures de précaution que vous avez prises et, le jour où l’on sait qu’elles n’étaient pas nécessaires, abrogez-les. Pour nous, scientifiques, la réversibilité du principe de précaution reste encore à démontrer.