Entretien publié dans le journal Le Monde du 27 juin 2000.
Wolfgang SACHS est un chercheur allemand, contributeur au dernier rapport du GIEC.
Vous critiquez très vivement le concept de développement Pourquoi?
Le développement est une ruine dans le paysage intellectuel, c’est un concept du passé qui ne peut servir de guide à quiconque aujourd’hui. Personne ne sait ce qu’est le développement. Interrogez n’importe qui, vous aurez toujours des définitions différentes. Pourquoi ?
Pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il s’agit d’un but politique établi il y a cinquante ans, quand le président Truman a présenté en 1949 l’idée que l’on pourrait « développer » une société ou une économie comme une tâche historique. Le développement était d’abord une stratégie de l’Occident pour contenir le communisme. Mais il se fondait aussi sur l’idée que chaque pays parviendrait à rattraper les plus développés. En fait, le contraire s’est produit : loin de s’être refermé, le fossé entre Nord et Sud est devenu aujourd’hui si grand que personne ne peut plus même imaginer qu’il pourrait se refermer un jour.
Le nombre de personnes vivant dans la pauvreté est plus grand que jamais. Et la distance en termes relatifs par rapport au Nord n’a jamais été plus importante.
Le but du développement n’est pas que tous les humains soient au même niveau mais que chacun dispose de quoi se nourrir, se vêtir, élever ses enfants. Comment affirmer que le développement ne permettra pas de satisfaire ces besoins de base ?
Je ne suis pas d’accord. Dans les vingt premières années de l’histoire du développement, il était clair qu’il s’agissait d’atteindre le niveau de l’Europe ou des Etats-Unis. L’idée du développement, mise en avant par Truman et partagée par de nombreux leaders, comme Nerhu, était que ce qui avait pris une centaine d’années dans les pays riches pourrait se faire en quelques décennies pour les autres. Définir le développement en termes de besoins de base, comme vous le faites n’est apparu qu’ensuite, dans les années 70, quand il a fallu reconnaître que la pauvreté augmentait dans le monde.
Mais revenons aux motifs originels du « développement » : le premier était de contenir le communisme, le second était la promesse de rattrapage. La troisième idée était que le développement serait infini dans le temps, qu’il pourrait se continuer sans limite. Cette supposition a trouvé son démenti avec la crise écologique. Enfin, une quatrième raison marque la fin du développement, c’est que cette notion s’est construite par rapport à la notion d’Etat. Qu’est-ce qu’on développait ? La société. Qui développait ? L’Etat. La période du développement est intimement mêlée avec l’idée de montée des nations, dont la tâche historique était de réussir le développement.
Mais, aujourd’hui, le concept d’Etat-nation s’érode, l’Etat n’est plus l’objet ni l’agent du développement, et ce n’est pas un hasard si les flux d’investissement privés dépassent les flux d’aide publique.
Le développement est-il vraiment limité ? Les Etats-Unis sont sur une pente de croissance durable, l’Europe également, ainsi qu’une grande partie du monde.
Quand vous parlez à quelqu’un qui se vante des performances de la croissance, et que vous lui demandez : « Avez-vous entendu parler de la crise de l’eau ? que va-t-il advenir du protocole de Kyoto? combien de forêts tropicales restera-t-il dans trente ans ? », il répond : « c’est triste, mais que puis-je faire ? » Un des rares succès du mouvement écologiste des vingt dernières années est d’avoir fait comprendre aux dirigeants qu’il y a quelque chose de fondamentalement vidé dans la croissance économique : ils ne sont plus des enthousiastes de la croissance, mais des fatalistes de la croissance.
Mais comment répondre au chômage et à la misère dans les pays pauvres, sans la croissance économique ?
Le chômage y a d’une certaine manière été créé. Par exemple, près de cinquante millions de personnes dans le monde ont du quitter depuis 1950 leur terre du fait de la création de barrages, ces barrages qui étaient, comme disait Nerhu, des « cathédrales du développement ». En fait, tandis que le sort de certains s’améliore grâce à ces barrages ou au développement d’autres voient leur situation se dégrader.
Jusqu’à il y a trente ans, la majorité des gens subsistaient convenablement : ils avaient la terre, l’eau, la forêt, le poisson. Mais souvent ils ont dû quitter tout cela, pas seulement du fait de l’attraction de la ville, mais aussi parce que le développement accaparait ces ressources, la forêt, l’eau, les mines, le terrain
Ils ont été chassés, ou du moins affaiblis, ils ont perdu le contrôle sur leur ressources. On a introduit le développement pour combattre la pauvreté, et on s’est retrouvé à détruire des moyens de subsistance et à créer la misère.
Mais que faire quand plus du tiers de l’humanité est dans la misère et que l’expansion démographique se poursuit ?
L’opposé du développement n’est pas la stagnation : il ne s’agit pas de ne rien faire. Toutes sortes de changements sociaux sont nécessaires, mais pas dans le sens du développement conventionnel, parce que celui-ci consiste fondamentalement à suivre l’exemple du Nord.
Dans un pays comme l’Inde, pour accroître les possibilités des pauvres, le mieux est d’instituer les droits des communautés sur les ressources locales, de façon qu’elles ne puissent en être facilement privées.
Il y a un mouvement puissant en Inde dans ce sens. Cela consolide les bases de subsistance. Sur le plan écologique, c’est également important, parce que la biomasse est la principale ressource de l’Inde. Si vous vous demandez quel est le chemin du long terme pour l’Inde, il est celui d’une économie non basée sur le carbone, c’est-à-dire sur les énergies fossiles, mais sur le soleil et sur la biomasse.
Où est la biomasse ? Dans les campagnes, là où sont les villages. Il faut que les gens prennent soin de la biomasse. Or, s’ils en tirent bénéfice, ils en prendront soin. Les droits des communautés, la démocratie locale, cela va avec la protection de l’environnement.
Vous opposez une économie fondée sur la communauté à une économie de la croissance ?
Oui, même si ce n’est qu’une partie de l’alternative au développement. Mais elle est valable pour tous les pays du Sud non industrialisés ou à un stade limité d’industrialisation. L’industrialisation est une route dépassée; il faut donc essayer de passer à la phase suivante le plus tôt possible. Or nous avons expérimenté, sur plusieurs décennies, de multiples idées dont beaucoup fonctionnent. Dans de nombreux domaines, on peut faire des choses qui ne cherchent pas à imiter le Nord, et qui visent à passer directement à la phase « post-fossile ».
Il s’agit d’abandonner le modèle occidental?
« Abandonner » est un peu fort : disons, s’en garder à une distance prudente ; se méfier de ses pièges. Mais il faut être lucide : personne ne peut échapper au monde moderne.
Je connais une initiative très intéressante, au Pérou, de gens qui essaient très intelligemment de revitaliser l’agriculture et la cosmologie andines – mais ils savent très bien qu’ils vivent aujourd’hui, ce qu’est Lima, ils ont la télévision, etc.
Il n’y a plus aujourd’hui de tradition protégée. Il faut jouer de la tradition comme d’un capital, mais savoir prendre ce que l’on juge nécessaire dans la modernité.
Qu’est-ce qui entrave l’économie communautaire : les pouvoirs du Sud lui-même, les Institutions internationales comme le FMI ou la Banque mondiale, ou l’attraction du mode de vie occidental ?
Le Nord et le Sud ne sont plus des catégories géographiques, on trouve le Sud global dans les banlieues de Paris, et le Nord global dans les classes moyennes indiennes. On peut dire que la classe moyenne globale regroupe les possesseurs d’automobile : environ 500 millions de personnes dans le monde, ou, si l’on estime qu’il y a trois personnes par voiture, 1,5 milliard de personnes. Soit 25 % de la population mondiale, qui consomment 80 % des ressources de la planète.
La principale entrave au changement est l’avidité de cette classe consommatrice globale. Elle pèse trop lourd. La richesse que nous connaissons aujourd’hui est oligarchique : elle n’est possible que parce qu’elle est réservée à une minorité. Il est certain que la société fondée sur la consommation automobile, 1’agriculture industrielle, l’alimentation carnée généralisée n’est pas accessible à tous. C’est là qu’est la vraie écologie : il ne s’agit pas d’abord de protéger les oiseaux, mais de créer les conditions d’une citoyenneté globale.
Pourra-t-on l’atteindre sans des efforts difficiles de la part des Occidentaux ?
Certainement pas. La responsabilité incombe d’abord à la partie nordiste de la classe moyenne globale. C’est une autre raison de se détourner du développement : celui-ci parle d’aider les pauvres, d’élever le bas, alors qu’en réalité il s’agit de transformer le sommet. Si l’on parle de justice aujourd’hui, il ne faut pas se tourner vers les pauvres, il faut braquer la lumière sur les riches. Notre responsabilité est de créer des économies plus légères, sobres, capables de la même activité avec beaucoup moins d’intrants.
Si l’occident s’orientait vers cette idée de citoyenneté globale, cela signifierait une perte de son pouvoir. La puissance des Etats-Unis et de l’Europe est liée à leur richesse.
Ici, nous devons prendre en compte la révolution de l’information. C’est un passage comparable à celui qui s’est produit entre l’économie agraire et l’économie industrielle. Mais je ne suis pas sûr que le pouvoir aille comme auparavant avec la puissance industrielle, avec la consommation de ressources. La société industrielle, la modernité elle-même sont dans un tel trouble que de nouvelles perspectives s’ouvrent.
Que serait une société de l’information durable ? Je ne sais pas. Mais elle manifeste un changement culturel important : l’excellence, ce n’est plus d’être le plus fort, le plus grand, c’est d’avoir la bonne connexion. Peut-être la société de l’information, en ouvrant de nouvelles perspectives, rendra-t-elle l’adieu à la société de consommation moins difficile.