Chronique publié dans le journal Marianne en juin 2001.
Bernard Morrot était un journaliste français.
Le contrôleur de la SNCF qui a failli rater récemment l’entrée en gare d’un des premiers TGV Méditerranée Paris-Marseille (à moins que ce ne fût dans le sens contraire) n’a plus qu’à se retirer dans un monastère ou à s’engager dans la Légion, s’il a l’âge. Il est foutu, fini, dépassé. Le pauvre homme a cru que l’on était encore au temps où le « dur » allait son train de conseiller général, avec des accélérations dans les descentes et des ralentissements dans les montées. Et pourquoi pas des escarbilles pendant qu’on y était ?
Et cette fumée épaisse qui enveloppait les gares et ne se dissipait qu’à l’arrêt complet du convoi, révélant peu à peu aux voyageurs maculés de suie la splendeur, l’insignifiance ou simplement l’épicerie buvette de la ville-étape ?
Finie la rigolade, on ne voyage plus, on fonce. A peine le temps d’ouvrir un bouquin que vous voilà rendu avec juste la préface avalée sur le pouce. Vous avez bien remarqué que les paysages étaient devenus d’une timidité maladive, se dérobant à vos yeux après une furtive apparition. Que le jour ne se lèvait plus pour accueillir décemment le train de nuit. Que vous aviez juste le loisir d’adresser un sourire à la jeune femme d’en face, sans pouvoir engager une conversation que vous escomptiez prometteuse. Au moment où vous alliez vous y mettre, elle était déjà sur le quai en train d’embrasser son fiancé, un baraqué.
Mais après tout, TGV ou pas, c’est quand même un train qui peut revenir à de meilleures intentions, pensiez-vous. Erreur : le TGV n’est qu’un moyen de se rendre bêtement d’un point à un autre le plus rapidement possible. Ce fatal moyen de transport a gommé à furieux coups de 300 à l’heure tout ce qui constituait le charme indolent des vrais rapides ou express : l’attente, la rêvasserie, l’ennui, le petit somme, la recherche du bar, les journaux lus jusqu’à la dernière virgule, les nouvelles connaissances, le vent giflant les visages perchés à la fenêtre ouverte sous l’avertissement : « E pericoloso sporgesi… ».
Les fenêtres sont fermées, l’air conditionné souffle sa légionellose on toute impunité, il n’y a plus de couloirs, ou si peu. Et, en surveillant de près le petit bonhomme rouge qui s’exhibe au bout du wagon, on peut savoir combien de temps le jeune cadre amateur de l’Expansion passe aux toilettes et en tirer des conclusions d’un cynisme répugnant.
Tiens, le TGV c’est comme Internet : on ne cherche plus, on trouve. Adieu les rayons de bibliothèque où l’on caressait le dos des livres et d’où l’on repartait avec un recueil de dessins érotiques datant de l’époque d’Akhenaton (le pharaon, pas le chanteur) alors qu’on était venu se rencarder sur Ajax (celui d’Homère, pas le club de foot ni la lessive). Sur le Web, interdit de faire la quête buissonnière, formellement verboten de s’égarer au gré des rencontres impromptues. Ce foutu machin vous mène vite fait par des chemins balisés jusqu’à ce que vous cherchez, sans le moindre espoir d’échappatoires frivoles.
Pareil avec la télé. On ne regarde plus, on mate. Pour qui n’a pas le câble, à quoi s’intéresser, sinon à « Loft Story»? Une petite dose chaque soir et une injection massive le jeudi, ça vous guérit des émissions classiques. Qui pourrait encore contempler Arlette Chabot interviewant Douste-Blazy après avoir vu Loana se caresser le dessous des seins devant une glace qu’elle savait sans tain ? Encore du temps gagné.
Même le mariage est pris de vitesse par le PACS. On s’unit pour pouvoir se séparer à fond la caisse. Plus de formalités administratives, on rompt d’un coup sec, on dit adieu à Berthe et on part en voiture – de sport – avec Simone.
Problème : comment occuper ces minutes, ces heures, ces mois grignotés ? Des périodes de vacuité totale, qui vont encore devenir plus longues lorsque la DHEA, la pilule antivieillissement, raffermira les chairs des chenus, quand les centenaires remplaceront leurs cannes par des clubs de golf pour se mesurer à Tiger Woods. Une seule issue : faire l’inventaire de ce qui paresse, languit, traîne, musarde ou s’attarde et s’y adonner sans modération.
Voici, à ce propos, un tuyau : allez à Libourne (Gironde) et montez dans la micheline qui va à Bergerac (Dordogne).
Depuis quelques mois, le vieux train à bout de souffle a été remplacé par une superbe machine ultramoderne qui ressemble à s’y méprendre au TGV. Naïvement, le voyageur pense que ce machin aérodynamique et spacieux va avaler le trajet en quelques minutes. Eh bien, pas du tout : le superbe engin roule exactement à la même vitesse que l’ancien tortillard, s’arrêtant inexorablement dans tous les villages et bourgs traversés. Revenir quasiment à l’âge des diligences dans un train capable de passer un de ces jours le mur du son, c’est grisant !