Article publié dans le journal Les Echos du 1er septembre 1998.
Guillaume Sainteny était Maître de Conférences à Sciences Po (Paris)
A en croire les augures, la croissance serait de retour. Ce retour semble consensuel, tandis que le débat porte sur le partage de ses fruits. Ce double constat est en lui-même étonnant. Souvenons-nous. C’était il n’y a pas si longtemps : en 1970. Le Club de Rome, s’appuyant sur le prestigieux MIT, publiait son célèbre rapport « Halte à la croissance ! » (mauvaise traduction en termes catastrophiques du titre anglais « The limits to growth« ). De nombreuses personnalités, et notamment des économistes, faisaient partie de ce club. D’autres embrayèrent sur l’idée, tels le commissaire européen Sicco Mansholt et un certain nombre de mouvements écologistes de l’époque. Or aujourd’hui, à l’aube du retour de la croissance, plus personne ne réclame la croissance zéro. Si l’événement passe inaperçu, il n’en semble pas moins remarquable : un consensus existe aujourd’hui sur les bienfaits de la croissance.
En revanche, il est plus surprenant de constater l’absence de débat sur le contenu de la croissance. Tout se passe comme si la croissance avait été tant attendue que les souhaits ou exigences quant à son type, son mode, ses éventuels inconvénients sont oubliés, négligés, escamotés. Veut-on une croissance pauvre en emplois ou riche en emplois, une croissance quantitative ou un développement durable, une croissance ménageant la qualité de la vie ou la reléguant à l’arrière-plan ? Force est de constater qu’aujourd’hui ce débat n’a pas lieu. Il n’est pas sur la place publique. Vive la croissance, disent économistes, politiques, médias, entreprises… Laquelle ? Question incongrue. On verra après…
En revanche, la question de l’utilisation, voire du partage des fruits de la croissance, est, elle, sur la place publique. Faut-il utiliser les surplus de rentrées fiscales dues à ce regain de croissance pour contribuer à continuer à réduire les déficits publics de 3 % à 2,5 %, voire 2 % au moins, du PIB ? Faut-il profiter de ces rentrées pour financer les réformes de structures dont la société et l’Etat français ont bien besoin? Faut-il distribuer ces surplus de recettes publiques selon des critères sociaux? Chacune de ces trois solutions a ses partisans. Certains postulent même, tels des gestionnaires de patrimoine, d’équilibrer en trois tiers ou moitié-moitié la répartition des surplus.
Reste qu’au moins une autre possibilité n’est même pas évoquée. De nombreux spécialistes, économistes et fiscalistes, et des institutions internationales appellent de leurs vœux, depuis plusieurs années, une modification fondamentale des systèmes fiscaux, un verdissement de la fiscalité qui pourrait comprendre, notamment, à prélèvements obligatoires constants, la suppression, d’un certain nombre de subventions ou de dispositions fiscales défavorables à l’environnement, l’instauration d’avantages fiscaux pour les écoproduits, les éco-industries et les activités favorables à l’environnement, la diminution de la taxation des pollutions et de la consommation d’énergie, l’adoption de dispositions fiscales favorables à un véritable développement durable. Chacun sait que les réformes fiscales sont plus difficiles à accomplir en période de stagnation ou de régression des recettes budgétaires. Le gâteau n’augmentant pas, le partage des recettes se fait à fonds constants ou déclinants. Il faut déshabiller Pierre pour habiller Paul. En période d’augmentation des recettes budgétaires via la croissance, cet inconvénient existe moins. La part de chacun ne diminuant pas en termes bruts, le partage du gâteau ou de ses plus-values relatives est plus aisé. Des marges de manœuvre existent, quitte à étaler les réformes sur plusieurs années.
On se gardera bien de choisir entre ces différentes solutions. On se contentera ici de s’étonner de ce que, dans les débats actuels, d’une part le sens de la croissance et le type de croissance ne soient pas discutés et, d’autre part, que la thèse de l’utilisation des surplus ne soit défendue par personne. Même certains écologistes, dont cela pourrait pourtant être un thème privilégié, se sont rangés dans le camp de ceux qui plaident en faveur de la distribution sociale de ces surplus budgétaires.
A l’aube du XXIè siècle, croissance et développement durable semblent toujours découplés.