Article publié dans le journal Libération en octobre 2001.
André ORLEAN est directeur de recherches au CNRS.
Le commun des mortels éprouve, à l’égard des marchés boursiers, ce même sentiment de respect mêlé de crainte qu’inspirent aux néophytes les prodiges de la science. A lire les journaux spécialisés et à écouter les économistes s’impose à son esprit l’image d’une machinerie institutionnelle hautement complexe, traitant instantanément, minute par minute, d’innombrables données en mobilisant pour ce faire les techniques mathématiques les plus sophistiquées. Les théoriciens de la finance parlent d’efficience pour désigner cette capacité supposée de la Bourse à utiliser au mieux toutes les informations disponibles pour produire l’évaluation la plus juste. Même si la fièvre de la nouvelle économie a rendu les analystes plus circonspects, l’idée d’une omniscience boursière continue d’influencer les meilleurs esprits.
Or, une série de travaux contemporains vient remettre en cause une telle idée d’une manière saisissante. Le plus impressionnant est dû à David Hirshleifer et Tyler Shumway. Contre toute attente, ils montrent que pour gagner de l’argent sur le marché des actions, il n’est pas nécessaire d’avoir des connaissances économiques sophistiquées, ni même des informations inédites, mais qu’il suffit de regarder par sa fenêtre, le matin au réveil, quel temps il fait.
A partir d’un travail économétrique très soigné portant sur 26 pays au cours de la période 1982-97, ils ont mis en évidence un effet significatif du degré d’ensoleillement sur le rendement de la Bourse : le rendement journalier est d’autant plus grand que le degré d’ensoleillement est élevé. Par exemple, à New-York, le rendement moyen annualisé lors des jours parfaitement ensoleillés vaut 24,8% quand celui des jours les plus nuageux vaut 8,7% !
En conséquence, la stratégie consistant le matin à acheter s’il fait beau et à vendre si temps est nuageux engendre, sur la période considérée, des profits supérieurs à ceux consistant à jouer l’indice. Quelle explication est invoquée ? Elle est de nature purement psychologique : le soleil rend de bonne humeur et le fait d’être de bonne humeur perturbe le sens critique. Ainsi, les investisseurs ont-ils tendance à imputer aux événements extérieurs l’optimisme qu’à leur insu leur insuffle le soleil.
Nous voilà bien loin de l’efficience, comme le soulignent nos auteurs. « Et pourquoi pas la lune pendant que vous y êtes ? » Or, en effet, deux économistes, Ilia Dithev et T. Janes se sont intéressés à la corrélation entre rendements boursiers et mouvements lunaires. A nouveau, le résultat est sans appel. Il apparaît que les rendements journaliers au voisinnage des nouvelles lunes sont, en moyenne, le double de ceux obtenus lors des pleine lunes.
Le travail empirique est très sérieux. Il sur les Etats-Unis pour une période de cent ans et sur 24 autres pays pour une période de trente ans. Notons que cet effet est particulièrement fort en France. Ces recherches ne sont pas isolées et on aurait aisément pu en citer de nombreuses autres. Elles appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler la « finance comportementaliste ». Depuis une quinzaine d’années, ce courant d’analyse insiste avec beaucoup de succès sur le rôle que jouent les facteurs psychologiques dans le fonctionnement des marchés boursiers. Il s’y construit une vision de la Bourse fort différente de celle mise en avant par la théorie de l’efficience. Une vision désacralisée pourrait-on dire. Après tout, les marchés ne sont que des communautés humaines et on ne devrait pas s’étonner qu’elles en partagent les mêmes limites. C’est là une prise de conscience salutaire qui devrait conduire à relativiser le rôle imparti aux marchés boursiers dans l’évaluation des entreprises.