Article publié dans le journal Le Monde du 24 mai 2000.
Jacques GAILLARD était maître de conférences à l’Université Marc-Bloch de Strasbourg.
Dans « Mon Oncle« , de Jacques Tati (1958), on pouvait rire d’une ménagère « moderne » qui stérilisait tout dans sa cuisine automatisée, y compris les oeufs à la coque. Ne rions plus : nous y sommes. Hygiéia est très sensible à ces petits actes de piété. Hygiéia, fille d’Asclépios, est notre déesse païenne du Manger, et elle a désormais son temple sur les marchés.
Tout culte implique des simulacres – qu’on appelle communément rites. Bonne déesse, Hygiéia s’en contente. En effet, il est beaucoup plus facile de planter un thermomètre dans un reblochon de marché que de savoir ce que mange un bar d’élevage (c’est impossible, à l’heure actuelle) ou de fermer une distillerie à lisier dans laquelle des porcs insipides sont engraissés de subventions européennes, pour le bénéfice final des vendeurs d’eau minérale.
Arrêtez de saliver sur des cochonnailles de plein air en vous fiant à votre nez, vos yeux ou votre palais (on peut goûter), et courrez à l’hypermarché. Un jambon du marché vous a barbouillé ? Vous savez sur qui cogner. Si un pâté de foie industriel vous assassine, le vendeur n’y est pour rien, la traçabilité vous dira qui est le coupable, et Hygiéia (ne) le flétrira (pas) après six mois d’enquête. Au cœur de sa théologie trône le Principe de Précaution, qui consiste à éviter autant que possible une connerie qu’on a déjà faite ailleurs, pour autre chose, et qu’on fera quand même, mais autrement et plus tard.
Nous avons trop longtemps vécu en pécheurs, achetant des concombres tordus, des tomates informes, des pélardons pliés dans du papier journal et des poulets mal plumés. Nous avons méprisé saint Calibrage et sainte Cellophane, adoré le gras du jambon et le boyau de l’andouille, et mangé des œufs à la coque de plus de cinquante grammes sans avoir scruté le cul des poules, qu’il faudrait débarbouiller. Les peuples pieux ne mangent, du reste, que des œufs blancs, et minuscules. Ils s’horrifient des ferments, et la vue d’une volaille entière, d’un camembert mûr, d’un saucisson tourmenté les fait tourner de l’œil.
Mais les ruses de Satan sont nombreuses et subtiles. Il restera des officines où, à prix d’or, les nantis pourront assouvir leur penchant pervers pour les saveurs, comme naguère les bourgeois s’en allaient au claque jouir de fesses turbulentes et de crudités plus goûteuses que la chair aseptique servie à la maison. Au-dessus de la porte, en lieu et place d’une lanterne rouge, les lettres BIO révèlent la tanière, tracées en vert, comme la croix des pharmacies et le ruban du Mérite agricole, qui décore si complaisamment nos porcheries industrielles.
Au prix où est le « bio », l’égalité des chance n’existe pas devant le camembert rural, ni pour le producteur, ni pour le consommateur. On se rattrape avec l’hygiène, qui est démocratique.
Naguère, nos alcôves étaient puritaines; désormais, nos cuisines leur disputent l’avantage, car l’hygiénisme est le fils naturel du puritanisme. La colique ou l’extermination par la langue de porc en gelée menace le pécheur comme jadis la chtouille. On pouvait se damner au lit, il est désormais possible de risquer des épectases délétères en mettant n’importe quoi dans son frigo.
Heureusement, Hygiéia veille. D’ici dix ans, le lapin de clapier se vendra sous le manteau, en tablettes d’un gramme, et l’on mettra sur pied des désintoxications pour les addicts à la tommette de chèvre non pasteurisée. Avec, en guise de méthadone, de la fêta de vache fabriquée en Hollande, déjà disponible sur le marché – pardon, l’hypermarché. Pas de bonne religion sans l’attrait du péché !
Allons plus loin. Il faut sonder la température des cabas. Seul le manque. de volonté politique laisse perdurer ce risque majeur d’une béance pathétique dans la chaîne du froid, surtout si l’on fait une halte au bistrot. D’autre part rien ne démontre qu’un produit sans conservateur se conserve. L’absence d’antioxydant conduit logiquement à l’oxydation. Et sans arômes ajoutés, qui nous prouve qu’une saucisse a un goût ? Ne vaut-il pas mieux faire du chocolat avec le distillat d’une cornue bien propre qu’avec des graines de cacao que des mains noires ont tripotées ? Si vous regardiez de près ce que mange un poulet livré à lui-même, vous vous féliciteriez qu’on l’encage avec soixante-neuf copains au mètre carré. Au moins, on sait ce qu’il mange et s’il devient toxique, la traçabilité permet de remédier au désastre avant le centième décès.
Mieux vaut une hormone contrôlée qu’une croissance anarchique, c’est la NASA qui l’affirme. Et quand vous lisez sur une étiquette « matière grasse végétale hydrogénée » parmi les composants, vous pouvez célébrer des grâces : on ne vous cache rien et vous avez de bons yeux. Tandis que l’estomac des poulets vaguants recèlera toujours, pour vous, des ténèbres.
En fait, tout commence avec l’archaïque obstination des profanes à souhaiter que la nourriture ait un goût sui generis. Particulièrement chez les peuples latins qui, n’ayant. pas réformé leur inclination au plaisir, font une différence satanique entre « manger » et « se nourrir ». « Se nourrir », dans l’Evangile selon Hygiéia, est un acte économique, qui suppose une indifférence vertueuse à la substance et à ses attributs voluptueux, car le plaisir est, dans cette théologie du salut par le profit qu’explora si bien Max Weber, l’épice de Satan.
Tant et si bien qu’on ne parle plus de lait, de viande, de mets, de saveurs, mais de « produits ». Le même mot désigne votre plat du jour et le détergent qui rince l’assiette. Essentiellement, un « bon produit » est un produit dont l’ingestion n’est pas toxique. C’est pratiquement là que commence et s’arrête la réglementation, même si le goût est pris en compte pour divers labels. Mais il y a une grande différence entre autoriser et classifier.
Notre relation à l’alimentation a été sciemment bouleversée en un demi-siècle. Une pédagogie méthodique de l’insipidité comme symptôme à la fois du « pratique » et du « sain » a permis l’épiphanie du poisson géométrique surgelé (qui ne doit pas avoir de « goût discriminant »), de la dinde-à-tout-faire (même des merguez !), et des sauces préparées pour donner un goût standard à ce qui n’en a pas.
L’illusion d’hygiène est procurée par soustraction : on repart au zéro de la substance, matière neutre qui »nourrit », et le goût n’est plus qu’un attribut composable, parce qu’il est « additionnel ». Une « bonne tomate » est une tomate à laquelle on a donné la grappe, l’odeur, la couleur et ce que l’on appellera le « goût tomate », après avoir fabriqué sa chair. Qu’elle pousse dans du sérum physiologique ne peut que garant sa salubrité : on s’en sert pour déboucher le nez des gosses. Mais pour exclure toute comparaison, on interdit à la vente les semences de cent variétés de tomates qui ne pousseraient que dans la terre, avec cette horreur qu’on appelle « fumier ». C’est contrôlé, donc hygiénique.
Je ne comprends rien à l’écologie. On réserve à l’ours des Pyrénées des crédits qui auraient réfrigéré toutes les vitrines des pélardons de ce monde, si vraiment l’enjeu était vital, car on ne peut concevoir qu’un ours ait priorité, pour les défenseurs de la Vie, sur huit cent mille amateurs de fromage frais. Il est vrai que, depuis des siècles, on a survécu sans peine non seulement à l’absence d’ours, mais encore aux garde-manger en grillage à moustiquaires, aux cloches à fromage posées sur le potager et aux jambons pendus dans l’escalier de la cave.
On a même mangé de l’agneau d’alpage, sale bête qui tue le loup. Qui plus est, on trouvait ça bon, surtout bien rassis, à une température illégale. Et quand on me dit que le mouton arrive sans microbe de Nouvelle-Zélande, je regrette ceux de nos Alpes, dont la surveillance sanitaire doit, tout de même, être plus facile. D’ailleurs, les loups se portent bien, et se sont taillé une bonne part du marché alpin. Conclusion : les fausses batailles font perdre les vraies guerres.
Quelques multinationales règlent notre alimentation exactement comme le lobby des armes veille sur la liberté des Américains, et on se félicite d’imposer des vitrines frigorifiques pour les sauciflards ruraux ! Il est plus facile de taper sur des nains de marché que sur un Géant vert. Remballez vos fromages de chèvre, pliez votre table en formica et votre parasol, la messe est dite.
Et s’il vous reste un bouc, tâchez qu’il soit émissaire. De toute façon l’Année sainte sera une bonne année pour Monsanto.