NB : L’interview m’a été soumise pour relecture. Pas le chapô (mais c’est normal).
Juste après la deuxième édition du One Planet Summit, le co-fondateur du cabinet Carbone 4, Jean-Marc Jancovici est revenu sur l’évolution du système énergétique mondial. Selon lui, sans recourir au nucléaire, nous aurons du mal à tenir les engagements de l’Accord de Paris…
Propos recueillis par Mathieu Berthonnet
1 – Dans votre interview au journal Les Echos vous expliquez qu’ »il ne suffit pas de dire « make our planet great again » pour que les problèmes soient réglés », pensez-vous cependant comme François de Rugy et Pascal Canfin, qu’économie et écologie peuvent marcher dans la main en changeant les techniques et les comportements ?
Oui mais pas à n’importe quelles conditions, ni sans contreparties. En réalité mettre l’écologie dans l’économie, cela revient à supprimer des degrés de liberté de façon délibérée en ce qui concerne les activités productives. Les contraintes environnementales vont de toute façon finir par impacter nos activités productives, c’est inexorable, puisque notre planète dispose de dotations initiales données une fois pour toutes en ce qui concerne les ressources à transformer (métaux, minerais non métalliques, sols, etc) et l’énergie pour les transformer (pétrole, charbon, et gaz pour l’essentiel).
Jusqu’à maintenant notre activité économique repose sur des indicateurs qui ne tiennent pas compte de la diminution des stocks naturels de matières premières, pourtant indispensables à l’activité en question. Par exemple, pour que le PIB relatif aux objets en métal devienne nul, il suffit que nous n’ayons plus de minerai fer à extraire de terre, ou de métal à recycler. Dans cette situation on peut dire que je suis dépendant d’une ressource, qui n’existe pas dans la convention comptable, ou plus exactement qui n’apparaît dans l’économie qu’à partir du moment où des hommes sont intervenus pour l’extraire de l’environnement ou la transformer. Tant que la ressource se trouve dans l’environnement, elle est considérée gratuite par convention dans l’économie classique. Quand elle apparaît, son prix n’est que la somme des revenus humains qu’il a fallu pour l’extraire de l’environnement (salaires et rentes), mais ca ne correspond pas au prix de reconstitution de la ressource elle-même. Pour résumer, on peut dire que nous faisons actuellement de l’optimisation sans grosse contrainte, et l’environnement va petit à petit nous forcer à faire ce que les ingénieurs connaissent par cœur, à savoir de l’optimisation sous forte contrainte.
Ce qu’affirment François de Rugy et Pascal Canfin peut être vrai si on ne prend pas « économie » comme « croissance ». Ce qui sera difficile, c’est de rendre « politiquement acceptable » le mariage de l’environnement et de l’économie, parce que cela signifie l’arrêt de la croissance en volume. Comme toute activité productive nécessite de la matière, la croissance perpétuelle supposerait des flux de matière perpétuellement croissants (l’OCDE vient de le rappeler dans une publication récente). Avec des flux de matière décroissants, le PIB ne pourra pas être maintenu à son niveau actuel, car même les services sont fortement demandeurs de flux physiques sous-jacents. (The Shift Project a par exemple montré, dans une étude récente, que le numérique était déjà à l’origine de 4% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, et ces émissions sont en croissance de 10% par an !). Ainsi, l’ensemble des objets que nous fabriquons est constitué par les 92 éléments répertoriés dans le tableau de Mendeleïev. Or nous disposons d’un certain stock donné de ces atomes, avec de plus ou moins grandes quantités en réserve (il y en a plus pour le fer ou le silicium que pour l’or ou l’indium). Depuis la création de notre planète, le stock de cuivre n’a pas été augmenté (il n’y a pas de processus faisant rapidement apparaître des mines de cuivre au cours du temps après formation de la planète !), tout comme le stock de tout métal par exemple. Pour tous ces éléments non renouvelables, les réserves résiduelles disponibles sur notre planète deviendront à un moment insuffisantes pour alimenter la croissance, et alors la contraction commencera… Dans la préface française du rapport « The Limits to Growth – the 40 Year Update », j’explique pour résumer que l’histoire de l’humanité a longtemps consisté à transgresser des limites ; aujourd’hui nous ne pourrons pas le faire avec celles – physiques – de l’environnement !
2 – Dans son interview au Monde, le nouveau ministre de Rugy évoque un mix électrique à 50% EnR et 50% nucléaire dans la prochaine Programmation pluriannuelle de l’énergie, que pensez-vous de cette déclaration ?
Cette déclaration de François de Rugy atteste d’une mauvaise appréhension des priorités du gouvernement. Après avoir déclaré l’importance de décarboner l’économie, commencer par se focaliser sur la baisse du nucléaire, qui n’aura strictement aucun impact sur nos émissions, ne correspond à rien de logique. Si la première déclaration de François de Rugy avait été « je vais m’occuper des transports », ou « de la rénovation des bâtiments », ça aurait clairement montré qu’Emmanuel Macron avait compris que la question climatique était ailleurs que dans le nucléaire. Le fait que le président laisse dire au nouveau ministre de l’environnement, dans sa première interview au Monde, « je vais commencer par m’occuper du nucléaire », même s’il précise qu’il souhaite pacifier le débat, illustre que rien n’a changé dans la mauvaise gestion des priorités. La démission de Nicolas Hulot n’y aura rien changé : le nucléaire reste le passage obligé de tout discours environnemental du gouvernement, et la place qu’il occupe dans les esprits annihile tout débat environnemental sérieux…
Attaquer sur le nucléaire est donc avant tout une erreur stratégique et tactique, car cela signifie que l’on va continuer à regarder ailleurs que là où sont les vrais problèmes. Il n’y a qu’à voir, la loi mobilités vient de passer de 130 à 30 articles, mais personne chez les écologistes ou ailleurs ne proteste… Par ailleurs, les ONG comme WWF entretiennent volontairement la confusion des genres. Ainsi, alors que l’organisation est en pleine campagne pour lever des fonds afin de protéger la biodiversité, elle publie un rapport non sur l’inquiétante disparition des espèces, mais pour démolir le nucléaire, alors que ce dernier n’a qu’un impact parfaitement marginal sur les espèces vivantes !
Cette obsession autour du nucléaire vient peut-être de ce que ni François de Rugy, ni le président, ne disposent des leviers d’action pour agir sur les autres déterminants majeurs du système énergétique qui concernent la France, à savoir l’ouverture des mines de charbon en Chine ou en Indonésie, l’exploitation des gisements de gaz russes et le développement de l’activité des foreurs de shale oil aux États-Unis… Car c’est là que sont les grands facteurs déterminants de notre système énergétique depuis que nous sommes entrés dans une civilisation thermo-industrielle, où les machines produisent à notre place. Face à ce constat, le chef de la cinquième république française a finalement assez peu de possibilités d’agir à court terme.
3 – Avec l’Accord de Paris et l’exemplarité du nouveau champion de la Terre et du climat, Emmanuel Macron, peut-on tout de même croire que nous sommes sur une bonne trajectoire ?
Malheureusement, comme la plupart des pays qui ont adopté l’Accord de Paris, nous ne faisons pas les efforts qui correspondent à ces déclarations. Que fait-on pour lutter réellement contre nos émissions ? Pas grand-chose, et d’ailleurs elles ont augmenté en France en 2017. Quand on regarde les postes d’émission et les ordres de grandeur pour estimer ce qu’il faudrait faire, on ne peut pas dire qu’on tienne compte de l’Accord de Paris. On ne s’occupe sérieusement ni des transports, ni du bâtiment par exemple. En Allemagne c’est pareil, les constructeurs automobiles sont vent debout contre la réduction des émissions, les industriels sont vent debout sur la baisse des quotas à distribuer, les électriciens sont vent debout contre la baisse du charbon… L’Allemagne ne peut absolument pas être citée en exemple : ils vont certes dépenser 500 milliards d’euros dans les énergies renouvelables, mais cela n’aura quasiment rien changé à leur trajectoire sur les émissions de CO2.
En France, nous finançons essentiellement des investissements « de transition » qui ne correspondent pas à la question climatique. D’après un récent rapport de la Cour des comptes, à fin 2017 120 milliards d’euros ont été engagés dans l’énergie solaire et les éoliennes (sans compter les 25 milliards promis pour l’offshore à l’été 2018), sans modifier la part non fossile de la production d’électricité française, qui est à 90% depuis 1987. Question : à quoi ont servi les dépenses dans ces énergies renouvelables électriques intermittentes, si ce n’est à préparer une transition énergétique à l’allemande, c’est-à-dire pour faire moins de nucléaire, alors que ce dernier ne contribue pas aux émissions ? La plus grande confusion règne sur les objectifs, et elle est entretenue par une partie du monde politique qui met dans un même sac les énergies fossiles et le nucléaire. Au point que récemment encore, un sondage indiquait qu’environ deux tiers des Français pensent que le nucléaire est un contributeur significatif aux émissions de gaz à effet de serre, alors que c’est évidemment inexact. Ce qui est sûr, c’est que les slogans simplistes nuisent à la compréhension correcte des dossiers scientifiques !
Cadeau bonus : quelques graphiques à l’appui de l’article
Vous trouverez ci-dessous quelques graphiques non publiés avec l’article, mais utiles pour comprendre certaines affirmations.
Résultats d’un sondage réalisé par EDF en 2017 sur les français, montrant qu’à la question « le nucléaire contribue-t-il au réchauffement climatique », 45% des français répondent « beaucoup » et 35% « un peu » (les deux réponses sont fausses, le nucléaire ne contribue pas au réchauffement). Ce pourcentage est plus fort chez les femmes et chez les jeunes, c’est à dire les populations ayant une sensibilité environnementale déclarée plus forte.
Part de chaque mode de production dans l’électricité française depuis 1985, et part de l’ensemble « non fossile » dans le total. On constate que la part « non fossile » (ou encore « décarbonée ») est stable à 90% depuis 30 ans. Le récent développement de l’éolien et du solaire – qui capte l’essentiel de l’argent consacré à « la transition » dans notre pays – n’a donc pas permis d’augmenter cette part non fossile. Données BP Statistical Review 2018
Emissions de CO2 en France métropolitaine depuis 1960. Les industries de l’énergie regroupent les raffineries, les centrales électriques à charbon, à gaz, et à pétrole, et les réseaux de chaleur (pour la part charbon et gaz). On constate que ce segment a fortement chuté après les chocs pétroliers, conséquence de la nucléarisation du parc français de production électrique. Les 3 premiers postes en France sont constitués des transports, chaudières de bâtiments, et chaudières industrielles. Et on constate que le développement en France des ENR électriques n’a pas changé la donne en ce qui concerne les émissions des industries de l’énergie.
Source CITEPA, inventaire format SECTEN, 2018