Interview parue dans le hors série « L’avenir sera low-tech » de Socialter, en juillet 2019
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous est celui, relu et amendé, que j’ai envoyé au magazine.
Jean-Marc Jancovici nous accueille dans les locaux de Carbone 4, au cœur du quartier Saint-Georges à Paris. «Un quartier délinquant», plaisante-t-il alors qu’une sirène de police interrompt les présentations. Tranchant, sans faux-semblant, son discours contraste avec les élégies sur l’effondrement et les odes à la croissance verte. Pro-nucléaire patenté et revendiqué, il n’est pas nécessairement celui qu’on attend sur la question des low-tech, mais s’avère une ressource éclairante pour jeter une lumière crue sur l’impasse des high-tech.
Comment avez-vous découvert le terme de « low-tech » ? Vous a-t-il interpellé ?
C’était dans un des écrits de Philippe Bihouix. L’idée est d’avoir le moins de sophistication et de complexité possible, et le plus de résilience possible. Soit dit en passant, comme tout terme, il est nécessairement quelque peu réducteur et trompeur. A l’époque où les sociétés étaient techniquement low-tech, elles étaient souvent plus sophistiquées qu’aujourd’hui dans leur construction sociale. Les gens et les fonctions étaient moins interchangeables et le système pouvait être plus rigide dans son organisation. Ce que nous a offert la technologie, c’est une forme de liberté individuelle qui, en apparence au moins, rend les organisations beaucoup plus lâches.
Les low-tech s’appuient sur une dénonciation de la course aux high tech. A raison ?
Tout ce que font les hommes leur origine, c’est d’arbitrer les contraintes. Auparavant, les gens étaient mal nourris et mourraient jeunes. Grâce à l’énergie abondante, notre population a échappé aux mécanismes de régulation antérieurs, et le monde n’est plus assez vaste pour maintenir notre population en l’état. Cette aide technique fait de nous une exception dans le règne animal. Les low-tech sont finalement une mesure d’atténuation afin que la population continue à « tenir dans la boîte ». Le vrai débat de fond, c’est savoir si l’on veut durer ou non.
A l’opposé, on observe des discours qui avancent que les solutions sont à trouver dans l’efficience, l’amélioration du stockage de l’électricité, etc., voire dans la course à l’espace, la fusion nucléaire, la géoingénierie…
Ces discours sont profondément liés à la culture américaine. Les innovations techniques marquantes des cinquante dernières années sont globalement toutes d’inspiration américaine, et ce n’est pas un hasard. Les États-Unis sont le seul pays au monde à s’être construit sur une absence de limites, contrairement aux vieux pays d’Europe et d’Asie qui ont connu la famine, la maladie, des contraintes… Les Américains pensent pouvoir gérer la contrainte en la supprimant, en recourant à la force ou à la créativité technique, lorsque les autres civilisation sont plus facilement dans l’acceptation optimale de cette contrainte. La civilisation de la high-tech et de la vitesse, c’est la civilisation américaine. La civilisation de la low-tech et de la lenteur, c’est à dire celle de l’ingéniosité humaine qui pallie partiellement la rareté locale de la ressource, ce sont les civilisations historiques européennes et asiatiques. Cette opposition des low-tech à la high-tech peut donc être appréhendée comme le retour de ce qui a fait le génie des pays européens : la capacité à optimiser au mieux une contrainte qu’on ne cherche pas à supprimer, car on sait qu’elle finira par être plus forte que nous.
L’économiste Nicholas Geoergescu-Roegen, dans les années 70, disait ceci : « Chaque fois que nous produisons une voiture, nous détruisons irrévocablement une quantité de basse entropie qui, autrement pourrait être utilisée pour fabriquer une charrue ou une bêche. » Qu’en pensez-vous ?
Il a raison. Cette phrase signifie qu’on ne fait jamais d’arbitrage innocent. On fait un choix délibéré dans un monde où la flèche du temps ne s’inverse pas. Lorsqu’on utilise des ressources pour faire une chose, on ne pourra les utiliser pour en faire une autre. Souhaite-t-on arbitrer en faveur de la jouissance du moment et en défaveur de quelque chose qui dure plus longtemps ?
En quoi la high-tech pose la question des ressources de façon encore plus aiguë ?
L’arbitrage est fonction du degré d’avancement dans la sophistication technique. Entre le fait d’avoir une charrue et des animaux de trait ou pas, il est évident que le différentiel de confort pour l’espèce humaine est énorme. Mais nos auxiliaires techniques actuels nous amènent des gains en confort totalement marginaux. On vient par exemple de mettre au point des robots pour garer votre voiture à l’aéroport. La phrase de Georgescu-Roegen devient ici particulièrement pertinente. Est ce qu’il faut vraiment aller faire des trous dans la terre, rajouter du CO2 dans l’atmosphère, supprimer des coraux, créer du stress hydrique, simplement parce que nous avons la flemme de garer nos voitures lorsqu’on va prendre un avion – qui n’est lui-même qu’un élément de confort ? On a utilisé notre temps et des ressources pour obtenir un supplément de confort totalement marginal pour l’espèce humaine, au détriment d’une augmentation de la pression sur l’environnement qui l’est beaucoup moins. C’est pour ça qu’il faut parvenir à rendre explicite l’arbitrage qui aujourd’hui est implicite, et faire comprendre aux gens qui nous entourent qu’un robot supplémentaire pour garer une voiture supplémentaire dans un parking supplémentaire quand on va prendre un avion supplémentaire, c’est aussi un supplément de misère, de guerres, de malheur, de menaces pour la démocratie…
Et pour extraire les matières nécessaires à ces systèmes hi-tech, il faut de l’énergie…
Oui, mais nous n’en aurons pas éternellement de plus en plus. 80% de cette énergie provient du charbon, du pétrole et du gaz, c’est à dire de ressources souterraines que nous découvrons puis exploitons. Or les découvertes de nouveaux gisements de pétrole et de gaz ressemblent à la chasse aux œufs de Pâques : on trouve toujours les plus gros et les moins bien cachés en premier. Nous avons donc découvert et exploité en premier les gisements les plus volumineux et les plus près de la surface. Avec le temps, on trouve des gisements plus petits, ou des minerais avec des teneurs en métaux plus faibles. Et les moyens à mobiliser pour les extraire augmentent.
Il faut de plus en plus de capitaux et d’énergie par tonne de métal ou d’hydrocarbure extraite. Par ailleurs, il faut aussi de plus en plus de métal pour extraire une unité d’énergie.
Le vrai marqueur de la rareté croissante d’une ressource, ce n’est pas son prix, mais la quantité de capital, la quantité d’autres ressources, d’une certaine manière, qu’il faut mettre sur la table pour être capable d’extraire une unité marginale de ce qui reste. Donc si vous voulez savoir si le pétrole devient rare, regardez combien de capital il faut mettre sur la table pour extraire un baril supplémentaire.
Est-on déjà entré dans un monde sous contrainte ? Est ce que la « barre » de la contrainte a déjà commencé à s’abaisser ?
En Europe, au Japon, et même aux Etats-Unis, oui. L’Agence internationale de l’énergie a annoncé en décembre dernier que le pic de production pour le pétrole conventionnel avait été passé en 2008. Le pétrole conventionnel, c’est tout ce qui n’est pas des sables bitumineux du Canada ou du pétrole de schiste américain. Donc oui, on est déjà sous contrainte. Si on ne l’était pas, on arriverait à résorber dans les pays occidentaux les problèmes de chômage, de dette, etc..
Pour le dire autrement : nous sommes donc en décroissance énergétique ?
Il y a trois manières de révéler la décroissance énergétique. Transitoirement, cela passe par un prix de l’énergie qui augmente très fortement. Mais à long terme ce sont d’autres marqueurs qui prennent le relais : une dette qui augmente, de l’inflation d’actifs, une baisse de la production industrielle, et un chômage qui augmente ou ne baisse pas. En Europe, la production industrielle est plus basse aujourd’hui qu’en 2007, et l’endettement plus élevé. Or, quand on regarde les chiffres, l’Europe est en décroissance énergétique depuis 2007.
Ceux qui avancent qu’on va compenser cette baisse énergétique grâce à des gains en efficience se voient souvent rétorquer que c’est sans compter l’effet rebond. Qu’en pensez-vous ?
Ce qu’on a coutume d’appeler l’effet rebond, c’est que lorsqu’on rend un appareil plus efficace, on a tendance augmenter les usages. Je l’impute au fait que l’homme est un animal avec une logique budgétaire : une fois que j’ai gagné une certaine somme, je vais avoir tendance à en dépenser une proportion donnée, et si les objets valent moins cher qu’auparavant, j’en achèterai plus. Mettons que j’aie l’habitude de dépenser 200 euros tous les deux mois en vêtements : si les tee-shirts passent de 50 à 10 euros, je ne vais pas continuer à acheter un seul tee shirt, je vais en acheter plus, et dépenser ailleurs l’argent qu’il me reste éventuellement. Cela fonctionne ainsi, d’une façon générale, avec tout. Une fois qu’on a mis de côté de l’épargne, dont le taux est essentiellement fonction de son niveau de revenus et de sa confiance en l’avenir, on dépense le reste. Donc si les objets valent moins cher, on va acheter davantage d’objets. Si on parvient à faire des objets plus petits, plus efficaces, qui consomment moins de ressources, ils vaudront moins cher, et on en achètera plus. La seule manière de lutter contre l’effet rebond, c’est de s’imposer une contrainte qui est de toujours acheter un seul objet en ajoutant de la fiscalité par dessus pour qu’il vaille toujours le même prix.
Ou alors on éduque la population…
C’est nécessaire mais pas suffisant. Pour paraphraser un sociologue célèbre, nous ne sommes pas des animaux rationnels, mais nous exécutons rationnellement nos désirs. Et on ne change pas les désirs par l’éducation. Par contre, il faut l’éducation pour amener une acceptation collective de la contrainte, qui elle amènera le changement.
Il faut donc un élément de contrainte ?
Absolument. Fiscale ou autre.
Plus la contrainte des ressources va s’intensifier, plus le système va être déstabilisé, créant même un risque d’effondrement général. Est-ce que la décroissance énergétique où nous entrons ne peut, à terme, que renverser notre système capitaliste actuel ?
Le capitalisme et le productivisme sont deux choses différentes. L’URSS était terriblement productiviste. L’idée selon laquelle c’est le système capitaliste uniquement qui entretien la prédation sur les ressources me semble simpliste. On ne peut pas imputer cette prédation à un système politique précis. Les sociétés humaines se sont accommodées pendant très longtemps de la stabilité – par la force des choses. Les systèmes de répartitions étaient eux aussi stables : vous n’espériez pas avoir des revenus annuels supérieurs à la fin de votre vie de travail qu’au début. Avec l’avènement des machines et de la civilisation industrielle, la société est entrée en expansion, et chaque génération s’est habituée à avoir « plus ». Nos sens se sont habitués à la croissance, et nous la considérons comme un état normal. C’est un état transitoire, et quelques lois physiques nous rappellent que ça ne peut pas durer. On peut évoquer la loi de Le Chatelier qui nous dit que tout système en déséquilibre va s’auto-corriger pour revenir à un point d’équilibre. La phase transitoire hors d’équilibre finira donc par s’arrêter, et la bonne question est plus celle du système qui permet de gérer cela au mieux que du système qui a engendré le déséquilibre, puisque la croissance a été visée aussi bien par les empires, les dictatures, les soviets et les démocraties…
Ce déséquilibre dynamique de la croissance nous a donc fait quitter un point d’équilibre… pour un autre ?
Bien entendu qu’on aura un nouveau point d’équilibre, mais ma conclusion est qu’on a malheureusement d’ores et déjà trop attendu, car il ne peut pas s’établir avec 7 ou 8 milliards d’individus ayant le niveau de consommation d’un smicard occidental d’aujourd’hui.
Donc cela autorise un certain optimiste : une « transition en décroissance » ne nous ramènera pas nécessairement des siècles en arrière, simplement à quelque chose d’intermédiaire entre hier et aujourd’hui ?
Peut-être. Il y a malheureusement une chose dont je suis sûr, c’est que le nouveau point d’équilibre ne permettra pas un aussi grand exercice de la liberté individuelle qu’aujourd’hui. La liberté de se déplacer, par exemple, ne pourra être préservée lorsque la contrainte deviendra trop forte. Ce dont je suis certain, c’est que le choix est aujourd’hui mal éclairé. Une bonne partie des gens n’ont pas conscience de ce qui fait les deux termes de l’arbitrage. C’est entre autres l’expression d’une faillite du système médiatique. Le climat, la régulation qu’il exerce, est l’une des incarnations de la loi Le Chatelier que j’évoquais avant : nous mettons le système en déséquilibre, celui-ci rétroagit sur la cause, et tout ça finit par se remettre à l’équilibre. Et cela passera tôt ou tard par une diminution de la population humaine…
Il y a des moyens de « tailler dans le gras » de manière moins pénibles, pour commencer ? Dans les secteurs polluants?
Oui, mais cela revient à se mettre délibérément au régime afin de durer. Si on en a l’envie, la volonté, et que l’on voit les contreparties, alors oui, le régime a bien entendu du sens. Tout ceux qui pensent qu’il est souhaitable de durer doivent trouver la manière de rendre le régime désirable, ludique, sinon on y arrivera pas.
D’où la perspective low-tech?
Disons que la low tech est une des composantes pertinentes du régime.
Terminons avec la question énergétique, et de la transition. Tous ceux qui ont envie de durer parlent aujourd’hui de transition énergétique, généralement en promouvant le passage rapide à un modèle 100% énergies renouvelables à long terme. Qu’en pensez-vous ?
La transition énergétique à la française est aujourd’hui une transition essentiellement anti-nucléaire. Si l’on s’intéresse à ce que je crois être les menaces principales sur la démocratie et la joie de vivre, alors ce n’est pas dans la question nucléaire qu’est l’essentiel du problème. Je vais le dire autrement : nous sommes en train d’abandonner la solution du pauvre pour la solution du riche. Le rêve rifkinien (*) d’avoir chacun son panneau et sa batterie tout en gardant à peu près le même niveau de consommation matérielle requiert de mettre 30 ou 40 fois plus d’argent sur la table pour y parvenir qu’avec les centrales nucléaires que nous avons déjà. L’idée selon laquelle le nucléaire serait cher et les énergies renouvelables (ENR) pas chères a été colportée dans le sillage de cette transition à la française et ne correspond à aucun fait observable et augmente, selon moi, la vulnérabilité face à ce qui va se passer à l’avenir.
Quelle consommation énergétique serait soutenable? Par quel facteur devrions-nous la diviser ? Et avec quel mix ?
Je ne peux pas vous répondre sur la part, mais je peux vous répondre sur la gestion des priorités. Dans ma hiérarchie des risques, la question des combustibles fossiles est bien plus importante que la question du nucléaire. J’ai deux enfants, et les risques nucléaires ne m’empêchent pas de dormir tandis que les risques climatiques, si. Dans l’électricité, le travail de décarbonation est fait. Il est donc inutile d’installer des panneaux solaires et des éoliennes à tout crin, et il suffit de remplacer les réacteurs nucléaires par d’autres. Il faut surtout s’occuper sérieusement du transport, du logement, de l’agriculture, et de l’industrie. Au Shift Project, nous avons publié un programme « Decarbonize Europe » qui donne le gros des mesures à mettre en oeuvre. Sur les transports, il faut diminuer la taille du parc automobile, et donc remplacer une partie des voitures par autre chose (bus, vélo, marche, train…), et diviser par 3 la consommation des voitures utilisées, avant de les passer à l’électricité. Là, les low tech – refaire des 2 CV en gros – rentrent dans l’équation en ce qu’elles sont une composante de la marge de manoeuvre pour préserver une partie de la liberté de se déplacer dans un monde où il faut par ailleurs s’affranchir très vite des combustibles fossiles. Il faut ensuite arrêter l’étalement urbain, mais aussi de faire grossir les villes. Les villes de grande taille ne sont pas durables, qu’elles soient étalées ou denses, car la surface qu’il faut pour les approvisionner – en nourriture, produits – est trop importante pour être desservie en peu de temps dans un monde très contraint sur l’énergie. Sur les logements existants, il faut sortir les combustibles fossiles du chauffage, et arriver à mieux les utiliser, notamment en réglant la question de la vacance – donc s’attaquer à la question de la liberté du propriétaire de louer ou de ne pas louer. Dans l’agriculture, il faut revenir à plus de polyculture-élevage, et diminuer la taille du cheptel bovin. Dans l’industrie, il faut diminuer les flux de matière premières et faire avec. Tout ce que je décris là n’a rien à voir avec le fait de construire des éoliennes. J’ajoute que l’éolien et le photovoltaïque sont des modes plus high-tech que le nucléaire. Ce dernier est né dans un monde qui n’était pas informatisé (le contrôle commande des centrales nucléaires reste analogique !), ce qui n’est pas le cas de l’éolien et du photovoltaïque.
Le nucléaire est tout de même très centralisé, nécessite d’énormes infrastructures…
Oui, absolument, ça a une rigidité. C’est long à construire, vous n’emmenez pas votre centrale avec vous, ça ne marche pas bien avec les transports… mais éolien et solaire sont demandeurs d’infrastructures encore plus énormes à production identique.
La relocalisation de l’énergétique, avec par exemple de petites éoliennes sur les toits, des chauffeurs solaires, des petits panneaux, est entièrement à écarter selon vous ?
La quantité de ressources métalliques ou minérales qu’il faut utiliser pour avoir 1 kWh d’électricité issue du solaire ou de l’éolien est considérablement supérieure à ce dont vous avez besoin avec tout mode centralisé. Le nucléaire est quelques dizaines ou centaines de fois moins consommateur de métal par KWh produit que le solaire, par exemple. Un monde où chacun aurait son panneau sur son toit et la batterie dans la cave, à mode de vie constant, est physiquement inatteignable. En revanche, si ceux qui militent pour le solaire acceptent l’idée que l’on se débrouillera avec 50 fois moins d’électricité, alors le raisonnement a sa cohérence interne. Mais ce monde là est aussi un peu un monde à la Mad Max, avec une compétition pour la ressource qui risque de ne pas être très « tranquille ». Par ailleurs, il n’y a rien de local dans l’éolienne et le panneau solaire. A-t-on en France le cuivre, l’acier, le charbon pour faire les panneaux solaires ? Non. Le panneau solaire est une commodité mondiale. Seule l’énergie solaire est disponible partout, mais pas le panneau, qui est paradoxalement une émanation de cette société high-tech et productive que les partisans du solaire combattent souvent. Dans un monde où les ressources vont se contracter, le nucléaire est un amortisseur de la contraction. Il permet de se faire moins mal au moment de la descente.
Quelle est votre cohérence à vous ? A quoi ressemblerait potentiellement une société qui trouverait son point d’équilibre dans un monde contraint ? Serait-elle proto-industrielle, pré-industrielle, années 50 ?
C’est très difficile à savoir. Plutôt que d’imaginer le niveau de vie à l’arrivée, je préfère imaginer la dynamique. Le premier point est de limiter dès que nous pouvons la croissance démographique. Dans l’aide au développement, tout ce qui permet aux pays de maîtriser leur démographie est une bonne idée, car cela amortit les efforts à fournir sur tous les autres plans. Trois leviers : l’éducation des femmes, l’accès aux moyens de contraception, et les systèmes de retraite. Dans les pays occidentaux, il y a un premier moyen de réguler la population de façon raisonnablement indolore : ne pas tout mettre en œuvre pour faire survivre les personnes âgées malades, à l’image du système anglais qui ne pratique, par exemple, plus de greffe d’organes pour des personnes de plus de 65 ou 70 ans [Note PS : pan sur le bec ; j’ai dit une bêtise avec cette affirmation, issue d’une insuffisance de vérification d’une information « trouvée sur internet ». Il n’y a pas « d’âge limite » formel chez les britanniques pour avoir une greffe, même si l’âge est indiscutablement pris en compte pour établir l’ordre de priorité des candidats à la greffe]. On en revient à ce que disait Georgescu-Roegen : tous les moyens qu’on va dépenser pour faire vivre de vieilles personnes dans de très mauvaises conditions, c’est autant de moyens que vous ne mettez pas à disposition des jeunes pour trouver leur place dans un monde plus contraint. C’est un peu brutal, mais ça me paraît être un moindre mal que les autres modes de régulation que nous avons connus : la famine, la maladie, et le conflit en ce qu’il augmente la maladie et la famine. Après viennent les mesures techniques. Il faut d’abord supprimer le charbon dans l’électricité le plus vite possible — en faisant des économies d’électricité, du nucléaire et un peu de renouvelables, surtout des barrages quand c’est encore possible. Ensuite, il faut contracter les flux de transports, avec à la fois moins d’avions, moins de voitures et de camions, mais aussi moins de consommation unitaire. Electrifier les véhicules n’économise pas d’émissions tant que la production électrique comporte toujours 40% de charbon, ce n’est donc pas la manœuvre prioritaire au plan mondial même si c’est déjà pertinent dans certains pays (dont le nôtre). Enfin, il faut une sobriété industrielle notamment dans l’acier, le plastique et le ciment, principalement destinés à la construction – ce qui pose à nouveau la question démographique. Tout ceci renverse culturellement l’idée vieille de deux siècles qui voudrait qu’avec le temps, les contraintes s’estompent. Désormais, elles augmentent. Changer de paradigme demandera un gros effort sur soi. Et les élites ont une responsabilité particulière, car étant celles qui sont le plus à l’abri du besoin à court-terme, ce sont celles qui ont le devoir moral de s’atteler plus vite que les autres à la réflexion sur ce sujet.