NB : cette interview fait suite à la publication par McKinsey d’un document intitulé « The decoupling of GDP and energy growth: A CEO guide » et qui propose une vision de l’avenir dans laquelle le PIB augmente sans cesse sans que cela ne contrarie une baisse après 2030 des émissions de CO2.
Lien vers l’interview : https://www.rsedatanews.net/article/article-finance-responsable-esg-isr-jean-marc-jancovici–un-pib-qui-augmente-avec-une-energie-qui-ba
Que vous inspirent les conclusions du rapport publié par McKinsey & Company ?
Comme de nombreuses publications destinées au monde économique, ce rapport essaye de concilier le meilleur de deux envies : d’un côté des émissions de CO2 qui se mettent à diminuer et de l’autre un PIB qui continue d’augmenter. Cela est destiné à conforter les dirigeants du monde économique et du monde politique dans le fait qu’ils pourront continuer à augmenter leurs ventes, leur salariés, leurs dividendes, ou bien promettre aux électeurs un PIB qui continue d’augmenter, tout en pouvant dans le même temps mettre le problème du changement climatique sous contrôle.
Pourquoi ce scénario pose-t-il problème ?
Penser que l’on peut réunir ces deux objectifs vient heurter un constat historique. Si nous vivons aujourd’hui dans une société industrielle constituée de milliards d’individus, c’est précisément dû aux combustibles fossiles. C’est le passage des énergies renouvelables aux énergies fossiles qui a permis la croissance de notre parc de machines, et donc de notre production. Lorsque l’on a compris cela, on ne voit pas bien par quel miracle McKinsey & Company entend conserver le parc actuel de machines, et même le faire croître, tout en supprimant l’énergie qui permet à ces machines de fonctionner : c’est-à-dire l’énergie fossile.
Avons-nous déjà observé un découplage entre PIB et énergies fossiles par le passé ?
Depuis environ cinquante ans, il existe un découplage relatif : les émissions de CO2 et l’énergie que nous utilisons augmentent un peu moins vite que le PIB. Toutefois, un PIB qui augmente durablement avec une énergie qui baisse durablement en valeur absolue cela n’a jamais été observé.
Selon le cabinet McKinsey & Company, les économies de services sont amenées à se développer et demanderaient moins d’intensité énergétique que les secteurs industriels. Qu’en pensez-vous ?
Aucune économie de services n’existe sans les flux industriels sous-jacents. Vous ne faites pas un opérateur de télécoms sans que des machines aient au préalable fabriqué des antennes, des supports d’antennes, des serveurs, des routeurs, les smartphones avec lesquels les utilisateurs vont utiliser le réseau… Même une agence de presse a besoin de locaux, de matériel de télécommunications, d’usines de pâte à papier, ou de moyens de transport, parfaitement matériels.
Il faut comprendre que les économies de service sont apparues précisément parce qu’il y avait énormément de flux industriels et que la mécanisation nous a permis de nous dégager du temps libre. Donc l’idée que les services émanent d’une société sobre en énergie, c’est malheureusement penser l’exact inverse de ce qui s’est produit par le passé.
Le guide mentionne des besoins énergétiques par habitant inférieurs de 10% en 2050 par rapport à 2016. Que vous évoquent ces chiffres ?
Rien. Ce résultat se base sur un nombre important d’éléments qui ne relèvent pas juste de la prolongation tendancielle. McKinsey & Company propose énormément d’énergie renouvelable par habitant, alors que je suis pour ma part beaucoup plus circonspect. Lorsque vous regardez ce que représentent l’éolien et le solaire dans l’approvisionnement mondial, ce n’est pas grand-chose. Par ailleurs, les baisses de prix de ces énergies renouvelables, leur essor, ne sont possibles que parce que l’économie est globalement dopée aux combustibles fossiles. Il faut rappeler que les énergies fossiles sont nécessaires à la construction des panneaux solaires, des éoliennes, à l’élaboration des batteries…
Quel message ce document fait-il passer aux PDG ?
Il fait passer le message que la technologie trouvera la solution à tous nos problèmes, que nous n’avons pas besoin de changer notre organisation ou la nature de nos objectifs. Il dit en creux que les ingénieurs vont se décarcasser dans leur coin et trouver des solutions purement techniques pour surmonter l’obstacle, quel que soit ce dernier.
Il s’agit pour moi d’une approche typiquement américaine. Dans cette culture, l’objectif face à une contrainte est de la supprimer, non de composer avec elle. L’idée que le changement climatique pourrait poser une limite en valeur absolue au PIB mondial est encore plus difficilement acceptable aux États-Unis que dans les autres pays.
Cadeau bonus : quelques graphiques à l’appui de l’article
Vous trouverez ci-dessous quelques graphiques non publiés avec l’article, mais utiles pour comprendre certaines affirmations.
Evolutions normalisées (valeur 100 en 1970 dans tous les cas de figure) du PIB mondial (bleu), de l’énergie utilisée dans le monde (vert), et des émissions de CO2. On voit clairement que tout augmente, mais l’énergie un peu moins vite que le PIB et le CO2 un peu moins vite que l’énergie. Et à aucun moment il n’y a d’augmentation durable du PIB mondial avec une baisse durable de l’énergie utilisée.
Données primaires BP Statistical Review pour l’énergie et World Bank pour le PIB.
Evolution de l’usage énergétique mondial en 2017. La part des « nouvelles énergies renouvelables » est très faible, et surtout leur augmentation n’empêche pas les combustibles fossiles d’augmenter aussi.
Données BP Statistical Review