Interview parue dans Ouest France le 23 novembre 2024.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous est la version relue et amendée par mes soins qui a été envoyée au journal. Entretien réalisé par .
Créateur du bilan carbone, Jean-Marc Jancovici rappelle que le PIB « reflète de plus en plus mal » la situation économique. Pour mieux l’apprécier, il faut se tourner vers « des indicateurs physiques ». Selon lui « pour éviter un mur physique » il faudrait aussi « mettre des limites » à l’économie.
Le PIB, indicateur de croissance fétiche du monde économique, ne prend pas en compte les effets du changement climatique. Pour mieux apprécier réellement et physiquement la situation économique, le créateur du bilan carbone et ingénieur polytechnicien Jean-Marc Jancovici propose de se tourner vers des indicateurs d’activités concrets, comme les mètres carrés construits dans l’année ou les tonnes chargés dans les camions. Selon ces données, « l’Europe est entrée dans une forme de récession ».
Le PIB continue à être la boussole des politiques économiques, pourtant il cristallise toutes les critiques, est-il obsolète ?
Il reflète quand même quelque chose, puisque par définition le PIB est la somme des revenus, et c’est aussi la base fiscale de l’Etat. Comme l’Etat a plutôt envie que sa base fiscale augmente, et que l’essentiel des gens a aussi plutôt envie que ses revenus augmentent, cet indicateur ne semble pas près de disparaitre. C’est aussi la raison pour laquelle tout le monde souhaite le voir progresser.
Mais reflète-t-il la réalité, physique, de l’économie ?
Non, il la reflète même de plus en plus mal. Le calcul du PIB nécessite une « correction de l’inflation » qui devient désormais un véritable casse-tête. Par exemple, si vous avez une année donnée un pantalon et l’année suivante un autre pantalon qui n’a ni la même forme ni la même matière, mais qui est plus cher, est-ce une augmentation de la qualité – auquel cas l’augmentation de prix entre dans le PIB – ou est-ce une variation de prix à produit identique – auquel cas c’est de l’inflation et cela ne rentre pas dans le PIB ?
Et il faut se poser la question pour le milliard de produits disponibles pour le consommateur final ! En plus, le PIB est désormais composé à 70 % de services où déterminer l’inflation est largement conventionnel. Si les honoraires d’un avocat augmentent, est-ce de l’inflation, ou une augmentation de valeur parce qu’il est plus compétent ? C’est évident que l’on répond à ces questions par des approximations.
Le PIB reflète donc de moins en moins bien la situation de l’économie « physique. Alors par quoi remplacer cet indéboulonnable totem de l‘économie ?
Il y a deux indicateurs que je regarde. Premièrement, ce sont les mètres carrés construits dans l’année, qui ont tendance à diminuer depuis une quinzaine d’années en Europe et en France. Pourtant, la population et la décohabitation augmentent, et cet indicateur devrait plutôt croitre.
Je regarde aussi les tonnes chargées dans les camions, qui ont aussi tendance à diminuer depuis une quinzaine d’années. Or, si vous avez moins de biens fabriqués, les tonnes chargées diminuent.
Ces deux données indiquent donc que physiquement l’Europe est entrée dans une forme de récession.
Pour parler d’autres indicateurs physiques, qu’en est-il de l’énergie ? Sommes-nous entrés dans une phase de décroissance là aussi ?
En 2008, la production de pétrole brut conventionnel, ce qui exclut le pétrole de roche mère, aussi nommé pétrole de schiste, et les sables bitumineux du Canada, est passée par un maximum dans le monde.
Avec ces « nouveaux pétroles », la production a atteint un pic en 2018. Et si on ajoute les « liquides de gaz », considéré comme du pétrole par certains statisticiens car ils sont partiellement utilisés dans les raffineries et contribuent au volume de carburants produits, ainsi que les agrocarburants, alors nous sommes toujours en légère augmentation.
Mais la production de pétrole stricto sensu, mesurée en barils, est en baisse par rapport à il y a 6 ans. Les statistiques de consommation du pétrole montrent que l’on en consomme moins depuis 2008 en Europe, et cela ne s’explique pas par des politiques climatiques.
Pourquoi les politiques ne se saisissent-ils pas de cette donnée pour transformer nos modèles ?
Le pic n’a pas été extrêmement marqué, on est plutôt sur un plateau. Aujourd’hui on est autour de 2 millions de barils par jour en dessous de la production de 2018, ce qui n’est pas énorme.
Les politiques ne s’en préoccupent pas, car ils sont restés sur l’idée que si on avait un problème avec le pétrole, il devrait devenir sans cesse de plus en plus cher. Ils pensent en effet – comme beaucoup de monde – que ce qui est rare est cher. Si on avait un problème d’approvisionnement, cela se traduirait donc par une hausse indéfinie de prix. Malheureusement, la hausse de prix avec la rareté ne fonctionne pas avec le pétrole.
Prenons un bien non essentiel à l’économie comme des sacs à main. S’il y a un problème d’offre, cela n’empêche pas l’économie de tourner pour autant. Il y a juste moins de sacs à main, avec une économie qui se porte aussi bien, et donc ils sont plus chers.
Mais le pétrole est un bien physique essentiel à l’économie. S’il y a moins de pétrole (en volume), l’économie tourne moins bien, donc les gens gagnent moins, et ils ont moins à dépenser. Et moins de pétrole d’un côté avec des consommateurs moins à l’aise de l’autre ne donne pas nécessairement un prix plus élevé.
Pourquoi les décideurs ignorent ce phénomène ?
Parce qu’aujourd’hui il n’y a pas de pénalité politique à ne pas le prendre en compte ! Comme la population ne le comprend pas beaucoup plus, personne ne va leur reprocher de ne pas regarder au bon endroit.
C’est pourtant simple, le pétrole est une ressource épuisable tout le monde le sait …
Certes ! C’est aussi plus difficile de prendre un problème en compte lorsque vous n’avez pas de solutions évidentes à bref délai.
Deux choses peuvent les aider à mieux apprécier la situation : il faut des raisonnements accessibles qui expliquent comment le monde fonctionne physiquement, et il faut aussi que ces discours soient largement relayés par le monde médiatique.
Si on regarde les indicateurs « qui comptent » pour apprécier réellement l’économie nous sommes donc en situation de décroissance ?
Oui, dans une décroissance larvée pour le moment, mais qui va s’accélérer. On le vit déjà avec la désindustrialisation de la France, qui a aussi touché l’Allemagne : c’est directement lié au stress sur l’approvisionnement énergétique, renforcé par la guerre en Russie.
Comment prendre des mesures justes en fonction de cette réalité physique ?
Il faut déjà, comme évoqué ci-dessus, que cette réalité soit relayée médiatiquement, et que les indicateurs physiques soient mis en avant au même titre que les indicateurs purement économiques. Ensuite il subsistera un débat pour savoir comment faire se rejoindre « juste » et « approprié ».
Une sorte de PIB facile à comprendre mais qui mesure la situation physique est-ce envisageable ?
Non, on sera tous morts avant que l’on y arrive ! Faire rentrer des externalités environnementales dans un PIB, c’est une équation impossible. L’économie considère conventionnellement que la valeur des actifs naturels est nulle, et il n’y a pas de moyen facile de contourner ce problème. La seule solution est de ne plus faire référence au PIB pour décider des politiques publiques, et de se référer à d’autres indicateurs qui sont plus appropriés.
Il faut que l’on arrive à contenir l’économie dans des limites physiques, parfois appelées limites planétaires. Mais c’est difficile de les transformer en indicateurs déguisés. Par exemple, lorsque l’on a fait la loi sur le Zéro Artificialisation nette (ZAN), on n’a pas dit que l’on allait inclure dans les comptes des entreprises une externalité sur les mètres carrés consommés. On a géré la limite en tant que telle : on a décidé de ne plus faire d’artificialisation nette et on a demandé à l’économie de s’adapter. C’est cette méthode qu’il faut suivre. Pour éviter un « mur physique », il faut suivre des indicateurs physiques et de leur mettre des limites. C’est la même chose pour les émissions de gaz à effet de serre.
Evidemment, lorsque l’on change les règles du jeu, on change aussi les gagnants et les perdants, et c’est bien cela la partie compliquée de l’affaire !
Cadeau bonus : quelques graphiques à l’appui de cet article
Vous trouverez ci-dessous quelques graphiques non publiés avec l’interview, mais utiles pour comprendre certaines affirmations.
Production mensuelle de « liquides » depuis janvier 1993. On voit que pour le pétrole brut et les condensats le maximum – compté en barils – a eu lieu fin 2018. Le maximum est certes peu marqué pour le moment, et mais la production mondiale est toujours inférieure de 2 millions de barils/jour à celle de novembre 2018.
Par contre les « liquides de gaz » (en fait des produits qui ne sont pas liquides à température et pression ambiante !) continuent de croître, et sont souvent comptés avec le pétrole dans les statistiques. Il s’agit en pratique d’éthane, de propane et de butane qui sont extraits avec le méthane des gisements de gaz (et la production de gaz est elle toujours croissante). Ces produits sont utilisés pour partie pour alimenter les raffineries et pour partie pour alimenter la chimie organique (donc sur ce dernier point ils complètent bien le pétrole).
La catégorie « other » désigne surtout les agrocarburants.
L’ensemble mis bout à bout est aujourd’hui légèrement supérieur à ce qu’il était en novembre 2018, mais il n’empêche que pour le brut seul le pic est passé à date (on verra si on repasse au-dessus dans les années à venir, avant un déclin marqué qui devrait survenir au début de la décennie 2030).
Source Energy Information Agency
Energie annuelle utilisée en Europe depuis 1965. On voit que pour le pétrole la courbe, qui était croissante, devient soudainement décroissante à partir de 2007 (or il n’y a pas eu de rupture sur les politiques climatiques cette année là, par contre il y a eu le pic de production du brut conventionnel en 2006 ou 2008 selon les sources).
Il en va de même pour le gaz, dont l’utilisation s’arrête brutalement de croître en 2005, année du pic de production de la Mer du Nord, puis décroit après, car les importations de gaz sont plus compliquées à organiser que celles de pétrole (parce que le gaz est gazeux !).
Enfin pour le charbon le pic de production est peu après 1980 pour l’Union dans son ensemble, et cela a aussi conduit la consommation de charbon à baisser bien avant le début des « politiques climatiques ».
Données Energy Institute.
Index de la construction en Europe depuis 1980 (base 100 en 2021 ; en orange l’Europe à 20, et en bleu à 27). On voit clairement que le maximum était en 2007 (soit un an après le maximum de l’approvisionnement énergétique). La « remontée » depuis 2014 correspond aussi à la remontée de l’approvisionnement européen en pétrole qui a duré jusqu’en 2018, sous l’effet de l’essor du « shale oil » aux USA. Données Eurostat.
Tonnes chargées dans les camions en Europe depuis 2003 (Europe à 15) ou 2006 (Europe à 27, qui change de périmètre en cours de route). La tendance est toujours la même : maximum en 2007 puis baisse, avec une « remontée » au moment où l’Europe retrouve un peu plus de pétrole grâce au shale oil américain.
Source Eurostat.
Croissance annuelle du PIB en Europe depuis 1961, moyenne par période de 10 ans en rouge (sauf pour les 3 dernières années où c’est la moyenne sur 3 ans donc non comparable) et tendance sur le taux de croissance en pointillés.
Le PIB est évidemment calculé avec les conventions discutées dans l’interview.
Données primaires Banque Mondiale et calculs de l’auteur.