Interview parue dans Ouest France le 21 mai 2022.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous est la version relue et amendée par mes soins qui a été envoyée au journal. Entretien réalisé par .
Au Pakistan, les températures viennent de dépasser 50 °C et même 51 °C à Jacobabad. En Inde, à New Delhi, la capitale, on annonce 46 °C. L’urgence climatique est là. Pour Jean-Marc Jancovici, le passage à une économie décarbonée nous oblige à repenser nos modes de vie. Cette transformation en profondeur nécessite une planification écologique qui s’apparente à une économie de guerre, estime cet ingénieur polytechnicien, créateur du bilan carbone au sein de l’Ademe (l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie). « Avant, les ennuis étaient pour plus tard. Maintenant, ils sont pour tout de suite. C’est donc le calendrier qui va peut-être nous pousser en fin à agir », explique-t-il dans l’avant-propos de l’ouvrage collectif Climat, crises, le plan de transformation de l’économie française, réalisé par le groupe de réflexion The Shift Project et publié aux éditions Odile Jacob. Le changement, c’est maintenant car du retard a été pris. Pour être au rendez-vous des objectifs fixés par l’Accord de Paris et l’Union européenne, la France doit doubler l’effort entamé ces dernières années et passer d’une baisse annuelle de 2 % des émissions de gaz à effet de serre à 4 %. Entretien.
Le climat est devenu le sujet majeur pour toute une génération. Vous comprenez cette angoisse?
Dans une étude publiée par The Lancet, 40% de la jeune génération, tous pays confondus se dit préoccupée par la question du changement climatique. Ce phénomène entraîne de multiples conséquences. De nombreux jeunes affirment qu’ils n’auront pas d’enfants. Il y a quelque chose de très triste dans cette histoire et qui fait porter une responsabilité sur les épaules de ma génération.
Est-ce que Greta Thunberg n’a pas aussi une responsabilité en dessinant les traits d’un monde apocalyptique?
Ce qui porte Greta Thunberg, ce n’est pas de l’apocalypse mais de l’angoisse. Sa caractéristique (autiste asperger) lui confère probablement une perception plus vive de la réalité. C’est une adolescente avec une intelligence d’adulte qui crie son angoisse. Les gens qui pensent qu’elle est manipulée se trompent. Elle a parfaitement compris la partie analytique de ce dossier.
Avec Jean-Luc Mélenchon d’abord puis avec Emmanuel Macron, le concept de planification écologique a fait irruption sur la scène politique. Qu’est-ce qui doit changer?
C’est l’exploitation des énergies fossiles (pétrole, gaz et charbon) qui a permis le développement que nous connaissons depuis deux siècles. Un monde qui se décarbone volontairement ou involontairement est un monde en contraction physique. Le pétrole a permis de faire plus vite, plus loin, moins cher. La contraction de l’énergie nous obligera à faire moins vite, moins loin, plus cher. Quand on regarde ce que coûte non pas en euros mais en heures de temps de travail un objet, son coût a été divisé entre 50 et 100 au cours du dernier siècle. Et ceci est dû à l’effet de l’énergie abondante.
Justement cette énergie abondante, nous allons la retrouver grâce aux énergies renouvelables.
Je n’y crois pas.
Pourquoi ?
Un monde 100% renouvelable, c’est ce que nous avons connu il y a deux siècles.
Oui mais c’était avant toutes les avancées technologiques consacrées aux énergies renouvelables.
Et comment fait-on des panneaux solaires ? Avec du pétrole (engins de mine, chimie amont, transport depuis la Chine), du gaz (industrie) et du charbon (métallurgie, électricité, industrie). Le jour où vous n’avez plus de combustibles fossiles, comment faites vous ?
On aura donc encore besoin du pétrole ?
Ceux qui font les scénarios actuels sur le passage à une économie décarbonée ne se posent pas la question de savoir si les conditions de production – et donc les couts – seront les mêmes dans un monde dépourvu de combustibles fossiles. Il a fallu les énergies fossiles pour offrir les grandes commodités sur lesquelles sont basées les sociétés industrielles. On produit aujourd’hui 2 milliards de tonnes d’acier par an et 4 milliards de tonnes de ciment. Les fibres synthétiques des vêtements que vous portez sont faits avec du pétrole et du gaz. Toute notre société d’abondance vient des énergies fossiles. Et aujourd’hui, personne n’a la moindre idée de la façon de garantir la moitié de cette abondance avec des énergies 100% renouvelables.
Qu’est-ce qui va changer ?
Je ne crois pas un seul instant que nous pourrons conserver ce qu’on continue d’appeler notre niveau de vie dans un monde 100% renouvelable. C’est la raison pour laquelle je suis un grand défenseur du nucléaire. C’est la seule énergie pilotable, compacte et décarbonée dont nous disposons. Les énergies renouvelables sont certes décarbonées mais souvent diffuses et pas toujours pilotables. Le peu de civilisation industrielle qu’on arrivera à préserver dépendra de notre recours ou pas au nucléaire.
Pourquoi est-ce si difficile d’appréhender la profondeur des transformations qui nous attendent?
Nous sommes câblés pour réagir à l’immédiat. C’est ce qui nous a permis de survivre avec une violente poussée d’adrénaline quand un tigre à dents de sabre se présentait devant nous. Prioriser le long terme suppose de donner la priorité à des événements qui se passeront plus tard. Et c’est encore plus compliqué quand le but de l’action aujourd’hui est d’éviter plus tard un événement que nous avons du mal à définir précisément. Il faut accepter qu’éviter le chaos c’est gagner en liberté à l’avenir. Ainsi nous pourrons accepter la planification écologique, qui signifie en pratique se contraindre aujourd’hui au profit d’un surplus de liberté pour plus tard.
C’est faire face à de nouvelles contraintes ?
Oui bien sur. Le défi est d’arriver à rendre cela désirable et au minimum acceptable. La science éclaire notre choix mais ce dernier est fondamentalement de nature politique. Il faut décider collectivement sur à quoi nous sommes prêts à renoncer pour préserver la démocratie et la paix, qu’on n’internalise jamais dans les coûts.
Avec le Shift Project vous voulez montrer qu’on peut y arriver ?
Nous voulons proposer un chemin, ou plus exactement un plan, pour aider les décideurs. Depuis l’origine, nous discutons avec les entreprises parce qu’elles vont devoir faire. Désormais, nous dialoguons aussi avec les organisations syndicales. Il y a un terme que j’utilise parfois, c’est celui d’économie de guerre. Je pense que ce n’est pas surfait. Si on veut sortir des griffes qui commencent à se serrer autour de notre cou, il faut rentrer peu ou prou dans une économie de guerre et aller beaucoup plus vite. Il faut avoir des idées très claires d’entrée de jeu car on n’aura pas trois essais.
Qu’est-ce qui est le plus urgent ?
La coordination des politiques publiques est essentielle. Il faut surtout savoir traiter les futurs perdants très en amont. Un bon cas d’école, c’est ce qu’il s’est passé entre 1942 et 1945 dans la reconversion de l’économie américaine. En quelques années, ils ont réorienté un tiers du PIB. Ceci devrait être le rôle de l’Union européenne. Mais ses deux jambes ne sont pas coordonnées. Elle a d’une part des compétences réglementaires qui lui permettent de planifier et d’autre part un affichage très net en faveur d’une libéralisation des marchés qui est parfaitement antagoniste. Ces contradictions s’expriment par exemple sur le marché de l’électricité tel qu’il est organisé aujourd’hui.
Comment faire mieux ?
C’est la mise en commun de ressources essentielles (charbon, acier) qui est à l’origine de l’Europe. Aujourd’hui le pétrole et le gaz devraient être gérés de façon collective tout comme ses filières de production d’énergie dont le nucléaire. Un article du traité de Lisbonne fixe un objectif de croissance à l’Europe. Ce n’est plus d’actualité. Nous sommes dans un monde fini.
A quoi peut ressembler un monde en décroissance sur le plan économique ?
Le discours public a tellement associé croissance et emploi que je n’aime pas parler de décroissance, car tout le monde pense immédiatement « chômage ». Je préfère parler d’un monde en contraction ou plus sobre. Il n’y aura pas de solution passe-partout pour vivre différemment, car tous les usages ne vont pas se modifier à la même vitesse. Mais nous allons devoir investir massivement et de façon planifiée dans les compétences.
Comment faire, concrètement ?
Ce que nous décrivons dans notre livre : placer la physique avant l’économie, et les gens et leurs emplois avant les contraintes budgétaires. D’ailleurs, dans notre Plan de transformation économique de la France, à aucun moment on ne parle d’argent, sauf un peu du monde financier à la fin. C’est délibéré : nous sommes partis de ce qui se mesure en mètres carrés, comme le logement, en tonnes, comme le ciment, en kilowattheures, comme l’énergie… Et le temps, qui est une grandeur physique, est aussi nécessaire pour discuter de quelque chose d’essentiel : les compétences. Un travail massif d’anticipation des besoins dans ce domaine nous attend.
Qu’est-ce que ça change dans l’automobile par exemple ?
Il y a aujourd’hui 40 millions de voitures dans le pays. Ce n’est pas compatible avec un monde décarboné. Il doit y en avoir beaucoup moins. Pourtant, on ne va pas empêcher les gens de se déplacer. Nous sommes des animaux et les animaux se déplacent. Il faut donc basculer toute cette mobilité vers des modes plus doux, avec des portées moins grandes, et donc délaisser progressivement la voiture et l’avion, qui sont les plus néfastes pour l’environnement, au profit de tout le reste : marche, vélo, vélo électrique, bus, train et la combinaison de tout ça. Les voitures qui restent sont petites et électriques. Cela entraîne 300 000 emplois en moins dans la construction automobile, mais des gens en plus pour conduire des bus et des trains, pour fabriquer des vélos, les vendre, les entretenir…
Et au final ?
Pour les transports, comme pour les trois autres secteurs, dont l’agriculture et l’agroalimentaire, pour lesquels nous avons fait ce travail, le solde d’emplois peut être globalement positif. Nous n’avons pas pris la question des salaires comme le premier point d’entrée, car dans cette histoire-là, l’argent vient en deuxième niveau, une fois qu’on est collectivement d’accord sur la façon de rebâtir « physiquement » la société. Pour l’agriculture, la bonne réorganisation « physique » implique de déspécialiser partiellement les zones pour diminuer la dépendance aval au pétrole parce qu’ensuite tout circule loin : en France, un camion sur trois transporte quelque chose qui se mange ! Il faut aussi transformer plus dans les exploitations, ce qui crée des emplois dans le secteur, qui doivent être désirables pour attirer les bras nécessaires. Quand on réorganise, il faut toujours arriver à faire comprendre aux gens quelle serait leur place dans ce nouveau monde.
Et dans l’urbanisme ?
Il y a une voie que nous n’avons pas eu le temps d’explorer pour ce livre, mais qui va s’imposer : il faudra dégonfler les grandes villes au profit des villages et des villes moyennes. Avant l’énergie abondante, les ressources rares étaient la terre, la forêt et la pierre. Aujourd’hui, nous l’avons oublié. Le monde réel n’est ni virtuel, ni financier. Il est toujours physique. Et ce qui a vraiment de la valeur, c’est la ressource physique. En France il n’y a plus de mines, donc ce qui nous reste, ce sont les cours d’eau, la terre et la forêt. Et ça ne se trouve pas en ville. Nous devrons aussi repenser le logement. On est passé en 40 ans de 20 à 40 m2 habitables par personne. Il va falloir innover dans un monde qui se contracte : on peut imaginer des appartements avec des cloisons amovibles !
Notre livre, finalement, dit quelque chose d’un peu effrayant : c’est que vous ne pouvez pas vous improviser grand architecte de tout ça – contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire – sans avoir énormément bossé avant. Ce n’est pas possible.
Rendre cet avenir désirable ?
Ce dont nous nous sommes rendu compte dans les débats que nous avons eus avec la société civile, c’est que le plus difficile pour les gens, quand on leur parle d’une société différente, est d’imaginer quelle sera leur place. Et en particulier, leur place en tant qu’acteurs, davantage qu’en tant que consommateurs : je fais quel job ? J’habite où ? Mon environnement ressemble à quoi ? C’est la préoccupation majeure. Il ne suffit pas de dire aux gens d’arrêter d’acheter des voitures. Il faut expliquer ce qui se passera pour ceux qui fabriquent des voitures. C’est pour ça qu’on a un chapitre « emploi » extrêmement nourri dans le Plan de transformation, et c’est pour ça aussi que dès le début de ce travail, nous sommes allés voir les syndicats, des entreprises… On a cherché avec eux comment surmonter les obstacles. Sachant que, même sans climat, la décarbonation de l’économie va nous être imposée par la géologie, parce que les hydrocarbures sont épuisables, et que si on ne prend pas la peine de s’y préparer, on la subira. Avec des crises comme celle liée à l’Ukraine, actuellement.
Pourquoi ?
Parce qu’à défaut de transition organisée, l’évolution se fait par à-coups, en « marches d’escalier ». À partir du moment où on sait qu’il va y avoir une décrue des approvisionnements fossiles, la seule question est de savoir quel sera le déclencheur de la prochaine crise.
Mais, pour l’Ukraine, le déclencheur n’est-il pas politique ?
En apparence il l’est toujours. De toute façon, il y aura des déclencheurs. Avant celui-là, il y a eu la crise des subprimes. Le pic de production du pétrole conventionnel est passé entre 2006 et 2008, entraînant un ralentissement de la croissance américaine et transformant la dette des ménages en déclencheur. Le prochain révélateur sera peut-être le coût de l’énergie trop élevé pour les économies italienne et espagnole, cumulé à une remontée des taux d’intérêt, qui rendront ces pays incapables de rembourser leur dette et les mettront en défaut de paiement.
Des déclencheurs, on va en voir arriver de partout et, comme les tremblements de terre, il sera extrêmement difficile de prévoir où, quand, et avec quelle intensité. Mais ce qui est sûr, c’est que si on ne gère pas le problème, celui-ci va se gérer tout seul par des marches d’escalier plus difficiles à vivre que si on anticipe.
À ce propos, ne seriez-vous pas intéressé par la politique ?
Je fais déjà de la politique : le Shift Project est un objet politique. Pour moi, faire de la politique, c’est juste intervenir dans le débat public. En prenant position comme nous le faisons, en proposant ce plan de transformation et en répondant à vos questions, je fais de la politique.
Donc pas de poste ministériel en vue ?
Serais-je intéressé par un poste ministériel dans le gouvernement d’un président qui, pour le moment, se paie de mots et n’en fait pas beaucoup plus ? Non, ça n’a aucun intérêt. C’est juste un job à devenir malheureux. Sans compter qu’être ministre c’est aussi être patron d’une administration : ce n’est pas mon métier. J’ai choisi une voie : je suis président d’une association, et cette voie donne des résultats. Pas assez vite peut-être, mais je préfère rester sur ce que je sais faire le mieux. Le Shift Project n’est pas au bout de son histoire et nous avons encore beaucoup à apporter. Notre priorité aujourd’hui, c’est de fédérer les gens qui ont envie de réfléchir – ce que les politiques n’ont pas le temps de faire parce qu’ils sont dans la lessiveuse – pour proposer des constructions à la société civile. Et quand la société civile dira « cette construction nous semble intéressante, voire appétissante », il sera temps d’aller dire aux politiques que s’ils ne font pas ça, ils vont perdre leurs électeurs.
En plus, pensez-vous qu’un seul ministre, de l’environnement ou autre, puisse tenir les rênes du changement ? Il faut une action totalement transversale. Certes, Emmanuel Macron a annoncé qu’il confiera le pilotage de la transition écologique au futur Premier ministre. Mais avec qui a-t-il travaillé ces dernières années ? Avec Jean Castex, qui ne semblait pas très concerné par les limites planétaires… Avec un secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, son principal collaborateur direct, qui était très très loin de ce sujet. M. Macron n’a donné aucun gage, jusqu’à maintenant, de sa capacité à mettre la question écologique au cœur de son projet. Il est évident que l’écologie, pour lui, a été jusqu’à maintenant un sujet de communication avant tout.
Enfin, je n’ai aucune proximité particulière avec le personnel politique : je n’ai rencontré que deux fois le président de la République : le jour de l’installation du Haut conseil pour le climat, et le 5 mai dernier. Castex, je ne l’ai jamais vu. Barbara Pompili, je ne l’ai jamais vue quand elle était ministre…
Cette fois le Président de la République semble persuadé de la nécessité de changer de modèle. Vous y croyez ?
Avec Christophe Blain (qui le connaît), nous avons envoyé notre BD [Un monde sans fin, N.D.L.R.] dédicacée au président. Nous avons reçu une réponse polie du service du courrier de l’Élysée. Je vous retourne donc la question !
La transformation passe-t-elle aussi par les entreprises ?
Bien sûr. Comme le dit Brice Lalonde, les entités qui consomment la nature sont les entreprises. Elles sont donc concernées et il faut les impliquer dans le mouvement. D’autant qu’il va y avoir des perdantes, par exemple celles qui fabriquent des voitures à pétrole, et des gagnantes, par exemple celles qui proposent des vélos.
Ce qui est intéressant, c’est que le monde économique est, de loin, celui qui est le plus demandeur de mes interventions et de mes conférences. C’est un signe. Un autre signal est le comportement des jeunes face à l’emploi. Ils sont de plus en plus nombreux à essayer de se choisir une voie compatible avec la décarbonation de l’économie. Il y a une appétence générationnelle pour l’action.