Interview parue dans Ouest France le 9 avril 2024.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous est la version relue et amendée par mes soins qui a été envoyée au journal (très légèrement différente de celle publiée). Entretien réalisé par .
Le polytechnicien de 62 ans, inventeur du bilan carbone et président du shift Project, est l’invité des Shifters Angers, qui militent pour la décarbonation de l’économie, pour dialoguer avec les principales têtes de listes aux élections européennes sur le Pacte vert européen le mardi 16 avril 2024 à Angers. Réputé pour son franc-parler et ses idées qui vont parfois à rebours de l’écologie politique, il milite notamment pour le maintien du nucléaire.
Qu’attendez-vous de ce débat avec les candidats aux élections européennes ?
Une précision préliminaire me paraît importante : je n’ai pas pris l’initiative ! J’ai juste répondu à une invitation. Quand je suis sollicité, je me demande toujours si mon intervention va servir à quelque chose et si je vais toucher un public que je n’ai pas encore touché. Là, il me semble important de faire monter l’attention des Français sur les élections européennes, qui sont très engageantes sur les sujets environnementaux, bien plus que bien des élections nationales. Quand on regarde la réglementation environnementale applicable aux entreprises ou aux particuliers, on constate que 80 à 90 % est une transcription directe ou indirecte de décisions prises par les instances européennes.
Idéalement, ce sont donc des élections qu’il ne faut pas traiter comme un défouloir parce qu’on n’est pas contents de la politique nationale et qu’on vote pour un parti qui s’inscrit contre. Il ne s’agit pas de politique nationale. Symétriquement, du côté des politiques qui vont venir, j’espère que ce débat leur permettra de repartir avec au moins une idée qu’ils n’avaient pas avant. Si j’y arrive, je serai heureux d’avoir fait cette petite contribution.
Vous pensez à une idée en particulier ?
Non, aucune a priori. Je n’y vais pas avec un message ou une liste de courses. Avec un peu de chance, à un moment je serai capable d’attirer leur attention sur un point qu’il n’avaient pas vu.
Le Pacte vert européen est-il à la hauteur des enjeux ?
L’Europe se retrouve à la croisée de deux ou trois chemins qui, malheureusement, se marchent un peu sur les pieds. Elle a tout d’abord une histoire libérale. Notre projet politique, c’était que les peuples arrêtent de se taper dessus, et le moyen était de faire en sorte qu’ils aient suffisamment d’échanges, d’imbrication économique et d’occasions de se croiser pour mieux se connaître. Et vous savez qu’on a moins peur de ce que l’on connaît que de ce que l’on ne connaît pas. C’est par exemple pour ça que les Français ont souvent plus peur des rayons ionisants que du tabac alors que ce dernier tue considérablement plus ! (rires)
Et le pacte vert, donc ?
L’Europe a maintenant un but environnemental. On est de ce point de vue très moteurs, entre la réglementation sur les voitures, celle sur les bâtiments, les industries avec les quotas de CO2, les transports avec l’obligation de vendre des voitures à zéro émission dès 2035, etc. On est le continent qui en fait le plus, et de loin. Mais cette envie environnementale se heurte fréquemment à l’envie libérale, parce qu’elle demande des manières de faire qui vous pénalisent souvent dans un marché très ouvert. Quand vous mettez des obligations à la charge des industriels, ça peut faire monter leurs coûts de production.
L’Europe se retrouve donc face à un choix cornélien, et va devoir abandonner quelque chose : soit son envie d’être exemplaire sur le plan environnemental, ce qui exige un cadre favorable au producteur avec une forme de protectionnisme et une vérité des coûts, soit abandonner l’aspect environnemental au profit de la concurrence, ce qui est un peu en train de se produire du côté agricole.
Quelle préoccupation l’emporte actuellement ?
Il me semble que l’opinion française penche aujourd’hui en faveur d’un peu plus d’environnement et d’emploi et d’un peu moins de marché. Je le dis avec beaucoup de précaution parce que je ne suis pas sociologue et que je me méfie un peu des sondages. Il me semble qu’un nombre croissant de gens se disent qu’il serait peut-être temps de favoriser le producteur et que le consommateur en accepte la contrepartie, c’est-à-dire une forme d’inflation. Il y a un discours vérité à tenir : on ne pourra pas avoir le beurre et l’argent du beurre.
Si on explique au consommateur que son pouvoir d’achat va baisser mais que c’est pour une bonne raison, vous pensez que ce sera mieux accepté ?
Déjà, si on lui dit quels sont les termes du choix et que le politique – qui n’est pas Superman – leur explique pourquoi il ne pourra pas partir des deux côtés à la fois, une partie de la population le comprendra surement, sans se mettre nécessairement à jeter des tomates pourries. Ensuite, la question, c’est comment on s’organise. Si on ne s’en occupe pas, ça se passera plus mal que si on s’en occupe.
Est-ce que le vrai enjeu pour le climat, ce ne sont pas plutôt les élections américaines de novembre ?
Je vais peut-être vous surprendre mais, pour moi, les élections présidentielles américaines sont un déterminant secondaire de l’évolution du pays. Les USA constituent la démocratie où l’exécutif a le pouvoir le plus faible, l’essentiel des décisions importantes relevant du Parlement. On ne comprend pas bien ça en France, où nous sommes totalement de l’autre côté du spectre, avec un système que j’ai parfois qualifié de monarchie élective, et où le Parlement pèse peu face à l’exécutif. En matière environnementale, le président américain a quelques pouvoirs importants, comme celui de nommer le dirigeant de l’EPA (Environmental Protection Agency), qui peut réglementer par actes administratifs, ou encore de nommer des juges à la Cour suprême, qui font la jurisprudence.
Mais c’est le Parlement qui a l’initiative pour les décisions structurantes, et la forte présence républicaine le rend très peu allant sur le climat ou la biodiversité. Il ne faut pas attendre les Etats-Unis sur ces sujets : ce sera le dernier pays à se remuer sérieusement. C’est le pays de l’abondance et celui où la limite globale n’existe pas. En Europe, occupons-nous de nos affaires. C’est notre meilleur pari pascalien, parce que l’homme est un animal social mimétique, et que nos actions seront inspirantes hors de nos frontières.
L’an dernier, le ministre de la transition écologique (l’Angevin Christophe Béchu, N.D.L.R.) disait qu’il fallait se préparer à un réchauffement de +4° en France à la fin du siècle, est-ce du réalisme ou du défaitisme ?
Pour moi, c’est de la saine précaution, sachant que qui peut le plus peut le moins. Dire « je boucle ma ceinture quand je monte en voiture », ce n’est pas dire que je souhaite un accident de la route ! Il faut souhaiter que le réchauffement planétaire soit le moins élevé possible, mais ce dernier dépend des émissions mondiales et non juste françaises. Le temps de résidence du CO2 dans l’atmosphère se compte en siècles, alors que la durée de brassage de l’atmosphère, du pôle Nord au pôle Sud, c’est quelques années. Ça explique pourquoi le lieu d’émission n’a strictement aucune espèce d’importance, et seules comptent les émissions globales pour déterminer le climat futur. Or, si nous pouvons espérer convaincre les autres pays de passer à l’action, nous ne pouvons pas le garantir.
Le fatalisme l’emporte donc ?
De toute façon, le climat va changer quoi qu’on fasse, car il y a un certain nombre de changements qui arrivent avec un effet retard. Un exemple parmi d’autres : d’ici à 2100, il est vraisemblable que nous allons perdre 50 à 90% des glaciers alpins, même en cas de très forte baisse des émissions démarrant demain matin. Le fait que Béchu ait donné une valeur, +4° pour la France, a un gros avantage : derrière ça permet de caler des modèles de précipitations, agronomiques, etc. Et, même s’ils sont imparfaits, ça permet de faire des arbitrages quantitatifs : à quelle hauteur faut-il construire la digue ? Quelle taille doit faire le réservoir pour l’irrigation ? À quelle latitude faut-il remonter les abricotiers ? Etc. On a besoin de parler chiffres pour dimensionner au mieux les mesures de prévention.
Parmi les solutions à apporter, on parle du mix énergétique. Vous êtes un défenseur de la place du nucléaire dans ce mix. Pourquoi ?
C’est un débat qui a beaucoup agité le Landerneau français sur les vingt dernières années et qui, à ma grande satisfaction, est aujourd’hui beaucoup moins important. Tout simplement parce qu’il y a un revirement de l’opinion publique après le déclenchement de la guerre en Ukraine. Aujourd’hui, l’essentiel des pays européens considère qu’avoir du nucléaire, c’est une bonne idée. La bonne question maintenant, c’est à quelle vitesse on est capables d’en faire et qu’est-ce qu’on peut en attendre.
Et, de fait, ça dépendra de ce que l’on peut attendre des énergies renouvelables ?
C’est le corollaire. En gros, dans les énergies décarbonées, vous n’en avez pas 250 000. Vous avez les nucléaires – car il y a plusieurs manières d’en faire – et les énergies renouvelables électriques et thermiques. Toute la question est de savoir comment on arrive à panacher tout ça pour avoir, à l’arrivée, la plus grande quantité d’énergie décarbonée possible, sachant que ce sera toujours significativement moins que ce que nous donnent les énergies fossiles. L’une des raisons pour lesquelles je suis très favorable au nucléaire, c’est à cause de ma vision du lien entre l’énergie et le confort matériel des sociétés industrielles modernes. Si on a un approvisionnement énergétique qui baisse très vite, vous aurez l’économie qui va se contracter très vite et c’est, pour moi, un facteur de risque social important. Du coup, je vois le nucléaire comme un amortisseur du risque.
Le nucléaire est donc incontournable ?
J’ai toujours dit deux choses en ce qui concerne le nucléaire : un, c’est moins dangereux intrinsèquement que l’idée qu’on s’en fait. Moins dangereux que le tabac, la circulation routière, les polluants persistants, les phytosanitaires, etc. Deux, ce n’est pas une baguette magique. Ce n’est pas grâce au nucléaire qu’on va être capable de conserver le monde actuel en l’état.
Au final, avez-vous encore de l’espoir pour le futur ?
On n’a pas le choix. L’avenir se présentera mieux si on est optimiste que si on est pessimiste. Il faut y croire, être combatif. En s’agitant, on devrait pouvoir faire mieux qu’en restant les bras croisés. L’optimisme c’est quelque chose qui arrive facilement avec l’action. Moi, il se trouve que c’est mon quotidien. Quand je regarde les activités qui sont les miennes, que ce soit au Shift project ou à Carbone 4, je vois que je suis entouré de gens qui ont envie d’avancer. Et on obtient quelques petits résultats. On se dit qu’on ne s’est pas fatigués pour rien. Si on ne veut pas que les gens se désespèrent, il faut trouver des collectifs et des projets qui leur permettent de se dire que tout n’est pas foutu, que des choses avancent et qu’ils ne sont pas seuls.