Interview parue dans L’Hémicycle en septembre 2022.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous est la version relue et amendée par mes soins qui a été envoyée au journal. Entretien réalisé par .
Cet ingénieur et consultant est l’un des meilleurs experts du climat et de l’énergie. Dans un monde aux ressources de plus en plus limitées, les politiques devront faire des arbitrages entre les priorités, dit-il. La société civile va aussi devoir comprendre qu’elle ne va pas pouvoir tout conserver.
La planification écologique a été érigée parmi les priorités du quinquennat. Quelle en est votre définition ?
Le terme « planification » renvoie à l’augmentation des horizons de temps, pour mettre en œuvre des mécaniques qui vont au-delà des mandats. « Écologique » signifie que l’on fait des projets pour l’avenir compatibles avec les limites planétaires. L’énergie fossile, par exemple, va diminuer de gré ou de force. Pour le moment, c’est plutôt de force, grâce à Poutine et à l’épuisement des gisements. Comme le XXe siècle s’est construit en totalité sur le pétrole, sa décrue rapide va remettre en cause tous les schémas existants : les villes, en particulier les grandes, seront moins pertinentes et moins résilientes ; l’inflation sera structurelle ; les chaînes de valeur mondialisées seront disruptées… Même l’agriculture est concernée. Aujourd’hui, sa dépendance aux énergies fossiles vient d’abord des transports intermédiaires pour emmener les récoltes aux usines, puis des usines aux consommateurs. Sans pétrole, il faut déspécialiser les bassins agricoles et cela peut prendre deux générations.
Comment mettre en place une telle planification ?
Il n’y a qu’une seule manière, en démocratie : créer du consensus chez les électeurs. Par exemple, tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut avoir un système de sécurité sociale ; du coup il n’est remis en cause par aucun des candidats aux élections, aussi extrêmes soient-ils. Il faut arriver à faire de même en ce qui concerne la planification écologique. Une partie du travail est du côté des proposants, dont je fais partie, qui doivent convaincre leurs concitoyens de la pertinence des processus et des objectifs qu’ils suggèrent. Le but est de maximiser notre bonheur sous contrainte. La classe politique est-elle prête à embrayer ? Une partie, probablement. Ironiquement, j’aime à dire que la France est le seul pays communiste d’Europe de l’Ouest, car nous avons un tropisme culturel pour les grandes organisations planifiées sur le long terme. Les Allemands, les Italiens, les Espagnols sont moins aptes à le faire, et encore moins l’État fédéral américain. C’est possible en France. Encore faut-il se mettre d’accord sur le contenu, car tout le monde ne met pas la même chose derrière ce mot de planification. Et surtout la situation politique actuelle, avec un pouvoir faible et peu préparé, ne permet hélas pas la mise en œuvre d’une action résolue et consensuelle.
La planification écologique a été rattachée à la Première ministre, et deux ministres de plein exercice sont chargés de la mettre en œuvre. Cela va-t-il, néanmoins, dans le bon sens ?
Penser que cette planification écologique relèverait avant tout du ministre de l’Écologie – ou de ministres délégués particuliers – est une chimère. Elle relève avant tout du président, qui doit impliquer tout le gouvernement, à commencer par le ministère de l’Économie. Il y a en effet un antagonisme structurel entre les schémas économiques classiques et le fait de s’accommoder de limites physiques. L’environnement étant partout, les limites planétaires doivent être prises en compte par tous les ministères. La vraie novation n’est pas la nomination de deux ministres délégués, mais plutôt la création du secrétariat général à la planification écologique (SGPE), une administration devant instruire de manière transversale les décisions, et rapportant à la Première ministre. The Shift Project a soutenu sa création. Le degré de sérieux du SGPE se mesurera au nombre de personnes qui seront affectées à l’instruction des décisions.
L’État est-il aujourd’hui armé pour répondre à ce défi ?
Très mal, parce que dans cette ère très libérale – dont nous commençons à sortir un peu –, nous avons eu tendance à considérer que toute l’information nécessaire pour appréhender les limites de demain était contenue dans les prix. Malheureusement, ce n’est pas vrai. Il va donc falloir outiller l’État. La décision d’Elisabeth Borne de former 25 000 hauts fonctionnaires est une très bonne nouvelle. Il faut qu’ils soient capables de faire des plans pour l’avenir physiquement réalisables (tout comme les politiques du reste). A Carbone 4, notre première action avec les entreprises est de les aider à comprendre à quelle distance elles sont des limites. Nous avons commencé avec le climat et poursuivi avec la biodiversité, avant de travailler, peut-être, sur d’autres ressources (métaux, espace, sol…).
Vous proposez aussi de former les parlementaires et les ministres avant leur prise de fonction…
Je précise que ce n’est pas dans un cadre commercial ! Il y a deux choses que les députés ont du mal à faire en même temps : travailler le fond et aller sur les plateaux télévisés. Du coup les politiques qui piochent les dossiers sont souvent peu visibles. Les sénateurs étant moins exposés médiatiquement, ils consacrent facilement plus de temps au fond par exemple. Sur chaque sujet un peu technique, il est possible de trouver de bons parlementaires, mais je n’ai jamais réussi à savoir quel degré d’influence leur travail avait sur leurs collègues. Chaque élu doit de toute façon avoir des bases sur les dossiers techniques majeurs.
Un autre problème m’inquiète : le déni naissant d’une partie des députés sur les faits environnementaux. Aux États-Unis, les républicains, sous prétexte qu’ils sont opposés aux démocrates, contredisent des faits avérés simplement parce que leurs adversaires les invoquent. Mais les États-Unis sont le pays de l’immensité, où une bonne partie de la population n’accepte pas le concept de limite, fût-il documenté par la science. En France, nous étions épargnés, mais le risque augmente. Des scientifiques ont récemment proposé une courte formation sur le changement climatique aux députés élus en juin dernier. Sur les 154 élus qui se sont prêtés à l’exercice, il y a eu 70 Nupes, 80 Ensemble !, mais seulement un LR et un RN. J’espère que nous ne nous dirigeons pas vers une situation à l’américaine, où notre droite va contester des faits scientifiques au motif que le camp d’en face les invoque. Former les députés va-t-il suffire à ce qu’ils prennent des bonnes décisions ? Non. Mais tant qu’ils ne sont pas formés, la probabilité qu’ils prennent des décisions compatibles avec les limites connues est faible.
Vous avez rencontré le président à deux reprises. A-t-il pris conscience de l’enjeu ?
Je n’ai aucune idée de ce qu’il pense. C’est un politique qui est dans un rôle permanent de représentation. Les quelques décisions prises lors du précédent quinquennat montrent cependant qu’il n’a pas les idées claires. Il a fermé Fessenheim avant de repartir en direction opposée. L’idée de la convention citoyenne sur le climat était bonne, mais il a fait des erreurs dans le processus. Sur l’agriculture, l’urbanisme ou les transports il est largement aux abonnés absents. Pour moi, il tâtonne. Sa décision de construire six EPR n’a de logique qu’à partir du moment où l’on décide de relancer un parc fortement nucléarisé. Cela suppose aussi de reconstruire une filière nucléaire. J’y suis favorable car c’est la seule énergie décarbonée, dense et pilotable qui existe. Malgré tout, nous allons passer par une période de creux due à nos années d’inaction et de politique erratique. Globalement, tous nos chefs d’État récents sont passés à côté du sujet énergie-climat.
Que doit faire l’État pour montrer l’exemple ?
D’abord comprendre le problème, et vu le nombre de personnes à former, la première urgence est de former des formateurs. L’État doit aussi se doter de méthodes pour confronter chaque décision possible aux limites physiques actuelles et futures. Il faut réformer énormément de processus. Dans le domaine des transports, par exemple, l’impact sur les émissions de gaz à effet de serre doit être le critère de premier ordre dans le bilan socioéconomique qui est réalisé avant de décider de la création d’une infrastructure ou son aménagement. Il faut aussi comprendre les effets d’éviction qui vont aller croissant. Dans un monde en expansion et sans limite, l’énergie abondante nous a permis de courir tous les lièvres à la fois. Nous avons eu en même temps plus de nourriture, plus de logements, plus de jouets et plus de voitures… Dans un monde aux ressources qui deviennent progressivement contraintes, il va falloir faire des arbitrages entre les priorités, et nos schémas mentaux ne nous y préparent pas.
Quels sont les risques liés à la non prise en compte de ces contraintes ?
Si nous refusons de tenir compte des limites physiques de manière volontaire, il y aura de plus en plus de craquements. Et, un jour, ça peut dynamiter les démocraties, la capacité de chacun à se nourrir en abondance et à vivre en paix. Les deux dernières années nous ont donné une première illustration de ce que représente une rupture des chaînes mondialisées. Le changement climatique et la baisse de l’approvisionnement en pétrole auront le même effet que le covid, mais en plus ample et en permanence. Les démocraties sont fragiles. N’oublions pas qu’elles sont nées dans la croissance. La société civile doit aussi comprendre, hélas, qu’elle ne va pas pouvoir tout garder. C’est pour cela que The Shift Project s’adresse en priorité à cette dernière et non au monde politique. Nous allons devoir établir ce que j’appelle une hiérarchie des renoncements. Pour l’accepter, il faut beaucoup de pédagogie sur la description de la situation. La BD que l’on a publiée avec Christophe Blain veut y contribuer.
The Shift Project, que vous présidez, propose un plan de transformation de l’économie française vers une économie bas carbone. Combien cela coûterait-il ?
Ce plan est en fait une tentative de faire de l’économie sans parler d’argent. L’économie est vue comme des flux physiques qui permettent de produire. Par exemple, pour faire un meuble, il faut couper du bois, extraire des minerais, transformer et transporter, etc. Notre plan décrit la façon de réorganiser ces flux physiques pour qu’ils soient compatibles avec la baisse de 5% par an des émissions planétaires de CO2. Il décrit aussi les changements nécessaires sur les emplois. Il faudra un jour mettre un chiffrage en euros, parce que c’est l’unité que tout le monde croit comprendre, mais ce n’est pas la priorité.
Une croissance « verte » ou une écologie de la croissance n’est-elle pas possible ?
Non, parce qu’une économie en croissance est une économie dont les flux physiques augmentent. Nous sommes en haut de la montagne, donc nous ne nous rendons pas encore compte que le phénomène de décroissance a commencé. La quantité de pétrole et de gaz à la disposition des Européens (60% de notre énergie à eux deux) a déjà baissé sous l’effet de la contrainte géologique. Quand on regarde dans le détail, le pouvoir d’achat réel d’une large partie de mes concitoyens s’érode depuis une quinzaine d’années. Cela va de pair avec la montée du populisme. En 2011, j’ai écrit un article dans lequel j’expliquais que de ne pas décarboner de manière ordonnée fera monter le Front national. Tant que nous conserverons notre dépendance mortelle aux combustibles fossiles, nous connaîtrons périodiquement des récessions, et Marine Le Pen montera dans les sondages, même si elle n’a pas l’ombre d’un plan pour faire face au problème.