Interview parue dans l’Express du 25 avril 2022.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous a été relu et amendé par mes soins. Entretien réalisé par Lucas Mediavilla et Pascal Pogam.
Ses vidéos sur YouTube font des centaines de milliers de vues. Ses prises de position tranchées font le bonheur de ses fans sur les réseaux sociaux. Jean-Marc Jancovici, est devenu l’une des figures les plus influentes sur les enjeux climatiques et énergétiques. Au point d’être cité parmi les personnalités « ministrables » au sein du prochain gouvernement. Une forme de reconnaissance, pour ce chantre du nucléaire et d’une décroissance décarbonée, plaidant depuis des années pour un changement complet de modèle.
Avant de nous projeter dans le prochain quinquennat, arrêtons-nous un instant sur le mandat qui s’achève : face à l’urgence climatique, diriez-vous que la politique menée par Emmanuel Macron a été à la hauteur des enjeux ?
JMJ – Si je devais résumer d’une formule son action pour le climat depuis 2017, je dirais qu’elle se situe quelque part entre « timide » et « cinq ans de perdu »… Entendons-nous bien : à l’échelle de la planète, ce que la France a fait ou pas ces cinq dernières années compte moins que ce que la Chine, l’Inde ou les Etats-Unis ont pu faire. Quand je dis « cinq ans de perdu », je constate simplement que collectivement, nous n’avons pas changé de logiciel. Nous continuons à vivre avec des schémas mentaux datant de l’époque où il n’y avait pas de contrainte, et qui, de ce fait, ne nous préparent absolument pas à ce qui va nous tomber dessus. Le premier quinquennat Macron n’a rien changé de ce point de vue. Il n’a en rien favorisé ce que j’appelle « l’inversion des critères de décision ». Tant qu’on abordera la lutte contre le changement climatique à travers le prisme de la pertinence économique, on fera fausse route. Nous continuons de considérer que le critère à optimiser en priorité est un critère conventionnel et humain qui s’appelle l’argent. Après seulement, on se préoccupe des paramètres physiques de l’équation, à savoir le CO2. Cette hiérarchisation ne permettra jamais de régler le problème. La seule façon de nous en sortir est d’inverser le raisonnement, en faisant passer les contraintes physiques – la baisse drastique des émissions – avant l’économie. Tout le reste n’est que bricolage.
La prise de conscience est là, pourtant. Jamais les enjeux climatiques n’avaient été à ce point présents dans une campagne…
On a progressé sur le sentiment d’urgence, l’angoisse du précaire. Je ne sais pas si on peut appeler cela un progrès, mais c’est vrai, les choses ont bougé sur ce terrain-là. En revanche, on n’a pas beaucoup avancé sur la compréhension globale des enjeux, ce qui fait qu’au niveau politique, comme il y a cinq ans, l’essentiel des propositions formulées pour régler le problème sont des propositions de croissance verte. Y compris chez les écolos et Mélenchon. L’argent passe avant les flux physiques. On continue à penser l’univers comme si son expansion allait de soi… On va vite s’apercevoir que ce n’est pas le cas.
Au plus haut niveau politique, sentez-vous, tout de même, une évolution chez vos interlocuteurs ? On dit que vous pourriez être le futur ministre de l’Energie. C’est bien la preuve que vos messages commencent à passer…
Je vais peut-être vous surprendre, mais je n’ai croisé qu’une fois Emmanuel Macron, lors de l’installation du Haut Conseil pour le climat. C’est tout. Je n’ai jamais rencontré Marine Le Pen, pas plus que Jean Castex. Je n’ai vu Barbara Pompili qu’une fois quand elle était députée… La réalité, c’est que je n’ai que peu de contacts avec les décideurs politiques. La raison est très simple : pour qu’un politique prête attention à ce que vous dites lorsque vous énoncez un problème et suggérez une solution, il faut disposer d’un réel pouvoir de nuisance. Le pouvoir de faire grève, par exemple. Mais de quel pouvoir de nuisance dispose un professeur Nimbus qui s’attache à décrire les périls menaçant la planète ? Si le sujet climatique n’est pas pris au sérieux, je ne peux ni bloquer le pays ni significativement bouger l’électorat !
C’est ennuyeux qu’il y ait peu d’échanges réguliers entre politiques et techniciens, car transformer l’économie pour la décarboner nécessite une longue préparation en amont. Une fois arrivés au pouvoir, les politiques sont dans une lessiveuse, ils n’ont plus le temps de réfléchir à la construction d’ensemble. Pour agir avec constance et cohérence, en se projetant bien au-delà du quinquennat, il faut arriver avec les idées claires, avoir creusé le sujet au préalable. Ce travail de planification, aucun des candidats à la présidentielle ne l’a effectué. Aucune cohérence d’ensemble ne se dégage. Sur le plan environnemental, pour ce second tour, nous avions le choix entre du « très mauvais » et du « pire que très mauvais ». Il est plus que temps de se réveiller.
Et pourtant, Emmanuel Macron, l’a promis, il y a dix jours à Marseille : ce « quinquennat sera écologique ou ne sera pas »… Prenons-le au mot. Pendant les fameux « cent premiers jours », quelles mesures faut-il prendre pour que ce mandat ne soit pas à nouveau perdu pour le climat ? Quelles décisions témoigneraient d’un réel virage vert ?
La mère de toutes les mesures, c’est de faire en sorte que l’exécutif soit capable d’embrayer sur un plan d’ensemble de l’État. Cela passe à la fois par des mesures opérationnelles et de nouveaux schémas d’organisation. Cela passe surtout, le plus tôt possible, par un vaste programme de formation irriguant tous les échelons du gouvernement, mais aussi la fonction publique, parce qu’on ne peut pas traiter un problème qu’on comprend de travers. Se sensibiliser aux enjeux climatiques, en se plongeant dans les rapports du Giec, c’est important bien sûr, mais il n’y a pas que cela ; il s’agit aussi de se familiariser avec les notions énergétiques de base, de comprendre comment l’énergie a structuré l’aménagement du territoire, créé l’industrie, diminué le temps de travail, changé la nature des métiers…
Il est indispensable de se saisir de ces sujets dans leur globalité, car la bascule vers un monde plus sobre aura des répercussions dans tous ces domaines. Vingt à quarante heures de formation suffisent pour monter en compétences en la matière. Je vous assure que si l’ensemble de nos décideurs publics s’y astreignaient, cela changerait fondamentalement la donne. Autre mesure assez simple à mettre en place, mais très puissante si on la généralise très vite : imposer des études d’impact à chaque fois qu’on s’apprête à voter une loi ou à signer un décret, pour en évaluer les conséquences en terme de dépendance aux combustibles fossiles, sur le climat ou au regard d’autres indicateurs environnementaux.
Il y a aussi les mesures qui relèvent à mes yeux de l’exemplarité. Depuis des années on parle de plans de rénovation des bâtiments. Eh bien la meilleure manière d’enclencher le mouvement, c’est de pousser l’administration à rénover la totalité de son propre parc immobilier, en lui imposant un calendrier. J’y vois plusieurs avantages : nos décideurs publics expérimenteront eux-mêmes les difficultés soulevées par ce genre de chantier ; compte tenu du volume de travaux, cela créera par ailleurs un appel d’air important pour la profession, favorisera des embauches et la montée en compétences chez les acteurs du secteur. En outre, à lui seul, le tertiaire représente environ un tiers des émissions de gaz à effet de serre du bâtiment. C’est loin d’être négligeable.
Autre priorité des cent jours : obliger les entreprises à calculer et publier leurs émissions de gaz à effet de serre. Pour le moment, beaucoup rechignent, avec des arguments discutables : ça va coûter cher, ça va être compliqué. Oui, résoudre le problème du changement climatique va coûter cher et va être compliqué ! Mais il ne sert à rien de procrastiner. Et en l’occurrence, ça coûtera beaucoup moins cher aux entreprises que les changements de normes comptables qui leur ont été imposés ces dernières années, pour un bénéfice sociétal qui reste extrêmement discutable. A partir de maintenant, être transparent sur les émissions ne doit plus être une option, et la puissance publique doit se donner les moyens de contrôler les émissions comme elle contrôle les impôts. Avec les sanctions que cela suppose…
On est là dans le registre des mesures transversales, dont les effets se feront sentir sur longue période. Mais à plus court terme, quel type de réglementations peut-on imaginer pour changer la donne dans les secteurs les plus polluants ?
Les secteurs les plus concernés par la question de la décarbonation sont les transports, l’Industrie, l’agriculture et la filière énergétique. Beaucoup de choses relèvent de l’Europe, désormais, mais un certain nombre de mesures restent à notre main. J’en citerai juste quelques-unes : l’abaissement de la vitesse à 110 km/h, un programme de diminution du nombre de décollages et d’atterrissages dans les aéroports français, ou la mise en route d’un plan ferroviaire en lien avec l’aménagement du territoire. On peut aussi imaginer, dans le domaine industriel, des autorisations de mises sur le marché sous contraintes : vous n’avez pas le droit de commercialiser tel produit en France si vous ne respectez pas telle ou telle norme environnementale ; dans le bâtiment, des règles plus dures pour les propriétaires, les obligeant à engager la rénovation thermique de leurs logements…
Et dans le secteur énergétique ?
Difficile de faire bouger les choses en cent jours en ce domaine… Je dirais que le plus important, côté production, est de donner de la visibilité aux filières. A commencer par celle du nucléaire. Là, pas d’hésitation, je pense qu’il faut tout renationaliser et s’attacher à reconstruire une filière digne de ce nom, en lui donnant des perspectives à 50 ans, pour qu’enfin les acteurs du secteur cessent de se demander si tout va encore changer à la prochaine élection…
D’une façon générale, je considère qu’il est grand temps de faire machine arrière et de tirer les conséquences du chaos actuel sur le marché de l’électricité. Le démembrement du système, entre producteurs, réseaux, et distributeurs n’a créé aucune valeur ajoutée ; au contraire il a détourné de la rente au profit d’intermédiaires qui ne produisent absolument rien. Aux niveaux de prix actuels, nous fonçons tête baissée dans les ennuis. Il faudrait recréer un opérateur intégré. Mais ça ne dépend pas que de nous ! La priorité des priorités est de prendre son bâton de pèlerin et d’aller discuter à Bruxelles pour fixer des limites, et expliquer que le système actuel empêche de planifier le long terme, ce qui est tout bonnement suicidaire.
Côté consommation, l’équation n’est pas plus simple. Comment agir efficacement, rapidement sur notre demande énergétique, sans provoquer une nouvelle flambée de colère sociale ?
Il faut actionner le levier réglementaire. J’étais un grand partisan de la taxe carbone, j’en suis pour partie revenu. Je pense que c’est un outil très efficace dans un certain nombre de secteurs économiques : si vous êtes un aciériste, un cimentier ou un électricien, et que vous savez de façon certaine que la tonne de CO2 va se renchérir, vous appelez une armée de consultants, vous leur faites manipuler des tableurs Excel dans tous les sens, vous faites des calculs de retour sur investissement et vous pouvez arbitrer en fonction des résultats.
Pour vous et moi ce n’est pas la même chose. La taxe carbone comme élément de contrainte sur la population dans son ensemble, produit des effets lentement car vous atteignez rapidement le seuil de douleur, comme on l’a vu avec les Gilets jaunes. L’être humain est un drôle d’animal : le prix de l’immobilier a été multiplié par trois sur les vingt dernières années et presque personne n’est descendu dans la rue pour cela. En revanche, dès que les prix à la pompe augmentent, les gens protestent, alors que le budget carburant pèse moins lourd que le logement. Mais le fait que ce soit un achat fréquent rend le sujet sensible. Vous êtes donc obligé de manier l’instrument avec précaution…
Si vous voulez aller vite, il faut réglementer. C’est ce qu’on a commencé à faire avec les chaudières au fioul, en indiquant clairement à partir de quand il faudrait les remplacer, en nommant les solutions alternatives, et en aidant financièrement les gens qui n’ont pas les moyens de sauter le pas. Il va falloir généraliser cette méthode, avec des mesures réglementaires lisibles dans tous les domaines. Nous n’avons plus le temps d’attendre l’effet long d’une augmentation de la fiscalité.
La tâche est colossale. Pour mettre en oeuvre tout ce que vous venez de décrire, toutes les strates de l’exécutif devront être mobilisées. Faut-il créer un super ministère de l’Ecologie aux pouvoirs élargis ?
Le pilote d’un projet de société s’appelle l’Élysée. Entreprendre quelque chose d’aussi massif qu’un changement civilisationnel ne relève pas d’un ministre. En tout cas, il y a urgence. Je vois grandir aujourd’hui une forme d’angoisse et de désespoir, chez les jeunes en particulier, qui sont effrayés à juste titre par le défi climatique. Or l’élection présidentielle n’a pas vraiment permis de répondre à leurs questionnements. Elle a même plutôt creusé le fossé entre cette population inquiète et une classe politique qui donne largement le sentiment de passer à côté de ces enjeux. Cette fracture me fait assez peur.