Interview parue sur les sites internet des quotidiens du groupe Ebra (Est Republicain, Le Dauphiné Libéré, Le Progrès, les Dernières Nouvelles d’Alsace, et encore 4 autres titres de la presse quotidienne régionale de l’Est de la métropole) le 8 mai 2022.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous est la version relue et amendée par mes soins qui a été mise en ligne sur les sites web. La version pour les journaux papiers était différente. Je l’ai aussi relue et amendée mais ce qui a été imprimé ne correspondait exactement pas à ce que j’ai envoyé au journal « par manque de place » (je n’ai pas été prévenu avant impression). Entretien réalisé par
.Pendant que les rapports alarmistes du Giec, les experts climat de l’ONU, se multiplient, l’ingénieur Jean-Marc Jancovici continue de plancher sur le réchauffement climatique à coups de publications et de vulgarisations. Ce dimanche, il répond à nos questions sur le sujet comme à son habitude : sans filtre.
Le sujet du réchauffement climatique a eu du mal à s’imposer dans cette campagne. Avez-vous eu l’impression que cette question a été plus prise au sérieux ?
Pas tant. Il n’y a pas eu de progression dans la manière d’en parler, il y en a eu très peu dans la façon de comprendre ce qui en est à la racine et on continue de penser que baisser les émissions relève d’actions largement dissociées de la vie courante. Baisser les émissions n’empêcherait en rien la retraite à 62 ans ou d’avoir 10 % du PIB français qui dépend du tourisme. Les gens entendent désormais beaucoup parler d’un changement climatique qui les préoccupe plus, mais je ne suis pas sûr qu’ils comprennent beaucoup mieux aujourd’hui qu’hier ce que signifie régler le problème. Un monde mondialisé sans pétrole, ça n’existe pas. Une économie décarbonée et donc démondialisée, c’est une économie dans laquelle le pouvoir d’achat des gens baisse. Mon pronostic c’est qu’on va commencer à s’occuper du problème quand il sera trop tard, quand on commencera à voir que les problèmes s’amplifient autour de nous.
Dans l’entre-deux-tours, Emmanuel Macron a annoncé la mise en place d’un Premier ministre chargé de la planification écologique pour ce nouveau quinquennat. Qu’est-ce que ça va changer ?
Rien. Ou le projet de société c’est avant tout de faire de la planification écologique et donc le premier ministre est chargé de fait de le mettre en place. Ou le projet n’est pas ça et il fait autre chose. Un premier ministre ne peut qu’incarner le projet. L’arrivée du terme « planification écologique » dans l’entre deux tours alors qu’il n’y avait rien de tel dans le programme d’Emmanuel Macron avant le premier fait évidemment penser à un bricolage à la va-vite destiné à s’assurer du report de voix d’une partie des mélenchonistes. Mais c’est de bonne guerre : à sa place j’aurais fait pareil.
Justement, les Shifters ont placé le programme de la France insoumise en tête des programmes écologiques… Pourtant, il prône la sortie du nucléaire.
Ce ne sont pas les Shifters (les bénévoles du Shift Project) qui ont classé les candidat(e)s mais France Info ! Les Shifters ont regardé dans la partie environnement des programmes s’il y avait des propositions cohérentes avec les orientations de la stratégie nationale bas carbone. Et de fait c’est EELV et la France Insoumise qui avaient formulé le plus grand nombre de propositions en ce sens. Mais les Shifters n’ont pas pondéré ces propositions ni considéré que l’absence dans un domaine donné serait éliminatoire. Sauf exception, ils n’ont pas non plus regardé si ailleurs dans les programmes il y avait des propositions antagonistes avec celles faites dans l’environnement.
Par exemple, quand monsieur Mélenchon propose de limiter le prix du carburant à 1,40€ le litre, ce qui est antagoniste avec une baisse de la consommation de carburant, il n’y a pas eu de malus pour ça. De même, tous les candidats qu’ils veulent augmenter le pouvoir d’achat, ce qui signifie donc augmenter la consommation, et donc la pression sur l’environnement… On peut considérer que c’est légitime, mais à ce moment-là il faut accepter que l’environnement est une préoccupation de second rang. France info – qui était partenaire des Shifters – a fait un classement en partant du principe que toutes les propositions avaient la même valeur, et Mélenchon arrive alors en tête sur les mesures sectorielles. Mais je pourrais dire que sur la partie énergie sa position de sortie du nucléaire est contreproductive, et baisser en conséquence la note d’ensemble !
Vous analysez souvent la géopolitique sous le prisme du climat. Pouvez-vous expliquer comment selon vous il y aura davantage de conflits à l’avenir à cause du dérèglement climatique ?
Les conflits ont très souvent eu pour racine une volonté d’appropriation des ressources. Si l’on prend l’exemple des guerres sur le continent européen, celles de 1914-1918 et 1939-1945, elles concernent au premier chef deux belligérants – Français et les Allemands – mitoyens d’une bande dans laquelle il y avait le minerai de fer et la houille. Sans parler de toutes les guerres au Moyen-Orient. De tous temps, l’appropriation des ressources est un motif classique de guerre.
Dans un monde où les problèmes d’approvisionnement en énergie seront récurrents, notamment à cause des conséquences du changement climatique, il est facile de comprendre que le monde va devenir de plus en plus conflictuel. Particulièrement dans les pays où se sont créées des juxtapositions un peu fragiles de communautés dissemblables, comme le Moyen-Orient.
Vous parlez d’événements discontinus pour provoquer des prises de conscience et de réelles actions face au changement climatique. Mais là, on a la guerre en Ukraine et on ne change pas de logiciel. Faut-il une guerre mondiale ?
J’ai deux enfants alors j’espère qu’on n’en arrivera pas là. Il y a de mon point de vue un avantage et un inconvénient à ce que Macron rempile : l’avantage c’est qu’on a évité l’autre [Marine Le Pen, Ndlr], l’inconvénient c’est qu’on reprend quelqu’un qui n’a disposé d’aucun temps de recul depuis cinq ans. Une fois que vous rentrez en fonction à l’Elysée, vous entrez dans une lessiveuse. Sur la transition écologique, Macron n’est donc pas beaucoup mieux armé qu’à son arrivée en 2017. Il a compris qu’il y avait quelque chose à faire, mais il n’a toujours pas la clé de lecture pour l’action.
Pourquoi le nucléaire, qui vous semble l’énergie la moins pire, ne peut-il pas être intensifié ?
Le temps de construction d’un réacteur est long, notamment parce que l’on a mis en place un certain nombre de procédures additionnelles qui n’existaient pas avant, comme des débats publics préalables. Depuis 20 ans, la politique française a eu le nucléaire honteux, ce qui a eu notamment pour effet de sur-réglementer le secteur, qui l’est désormais au-delà d’un bon arbitrage entre le risque de mal faire et le risque de ne pas faire du tout. On est un peu en train d’en sortir, mais il faudra attendre 10 ans pour en voir le fruit.
Le facteur limitant du nucléaire ne vient pas tant des ressources physiques que des compétences. Il faut des compétences en quantité suffisante pour construire et exploiter, et des compétences pour réglementer au bon niveau. En effet le régulateur (l’Autorité de Sûreté Nucléaire) doit à la fois empêcher les grosses bêtises (pour éviter de gros risques liés à l’exploitation) et ne pas empêcher d’aller suffisamment vite (pour éviter le risque – majeur dans la société actuelle – d’un défaut d’électricité). Il faut aussi une volonté constante. Or ces 20 dernières années ont vu un zig-zag permanent : Jospin était contre, Chirac pour, Sarkozy très pour, Hollande assez fortement contre, et Macron était pour et contre à la fois. Par ailleurs, l’électricité s’est « libéralisée ». Les prix sont devenus très volatils et c’est extrêmement délétère pour les investissements de long terme s’ils ne sont pas subventionnés.
Pourquoi ne prônez-vous pas le 100 % nucléaire pour aller au bout de votre idée ?
D’abord parce qu’en France nous avons de l’hydroélectricité, et je ne vois pas pourquoi on supprimerait les barrages. Ensuite, si j’ai toujours dit que remplacer du nucléaire par du solaire ou de l’éolien était une erreur, je ne suis pas pour qu’on démantèle les panneaux et les éoliennes que nous avons aujourd’hui. La question, c’est ce qu’on fait maintenant. J’ai une conviction forte sur le fait qu’il faut faire durer les centrales existantes le plus longtemps possible. Il faut aussi rajouter des centrales neuves au plus vite. Mais même en faisant ça, il reste un trou qui n’est comblé par aucune solution simple (donc sans risque). Si on veut faire plus de nucléaire que 50%, cela veut dire qu’il faut simplifier les procédures, avoir une volonté constante, et sortir les investissements dans le nucléaire du cadre de marché privé.
Si on n’est pas capables de faire ça, on peut en boucher une partie avec de l’éolien et du solaire. Mais comme il s’agit de sources diffuses et non pilotables, il faut beaucoup d’emplacements pour cela, et elles ne fournissent pas de l’électricité à la demande. Il faut aussi beaucoup plus de métal qu’avec le système actuel, ce qui nous rend dépendants de l’étranger. C’est illustratif même si c’est caricatural : pour remplacer le nucléaire par de l’éolien il faudrait de 50.000 à 150.000 machines. Qu’allons nous pouvoir déployer dans un monde volatil et peu prévisible ? Trump, la guerre en Ukraine et le Covid, c’était les 5 ans qui viennent de se passer. Je suis persuadé que l’avenir sera – hélas – encore plus épicé. Il y a une insouciance coupable de la classe politique à ne faire des plans que pour un monde stable alors que ce dernier n’adviendra pas. L’équité générationnelle demande de faire passer le défi environnemental avant l’abaissement de l’âge de la retraite.
Il faut quand même aller chercher des matériaux pour le nucléaire…
Certes, mais il en faut de 10 à 50 fois moins par kWh produit qu’avec un système largement à base d’éolien et/ou de solaire. Et, par ailleurs, il est facile de stocker 5 ou même 10 ans d’uranium sur notre sol, parce que la fission produit de très grandes quantités d’énergie avec de toutes petites quantités de matière. Avoir 10 ans de renouvellement d’éoliennes (qui durent 20 à 30 ans) demanderait de stocker des milliers de machines sur notre sol : ce n’est pas la même affaire ! Pour le pétrole c’est pareil, il y a 3 mois de stock en France.
N’est-ce pas un risque de concentrer des centrales nucléaires dans des zones qui seront probablement affectées par les conséquences du changement climatique ?
Il y a deux sujets : la hausse du niveau de la mer et le possible défaut d’eau dans les rivières. À l’horizon de la durée de vie des centrales actuelles et de celles que l’on construirait aujourd’hui, le niveau de montée des mers serait de l’ordre du mètre. On saurait s’en défendre. On peut faire de digues ou mettre en place des dispositifs mobiles que l’on amène aux centrales en cas de problème. C’est le principe de la force d’action rapide nucléaire (FARN) qui a été créée en France à la suite de Fukushima.
Pour ce qui est du débit dans les rivières, l’enjeu est aujourd’hui d’abord environnemental : il y a une limite en température pour le rejet de l’eau de refroidissement pour ne pas porter atteinte à l’écosystème fluvial. Mais on peut améliorer le système : mettre des tours de refroidissement s’il n’y en a pas – cela économise de l’eau – voire utiliser les eaux usées de la ville voisine pour refroidir : c’est ce qui est fait pour la plus grande centrale nucléaire aux USA qui se trouve en plein désert. Le risque en cas d’insuffisance d’eau est un risque de défaut de production et non un risque de sûreté.
Au rythme actuel, pensez-vous que vous verrez la pénurie d’énergies fossiles de votre vivant ?
Bien-sûr. Je la vois déjà car elle a commencé : l’Europe est en décrue fossile subie. Mais cette décrue n’est pas documentée dans l’espace médiatique, donc la population ne s’en rend pas compte. Nous sommes en stress d’approvisionnement sur le pétrole depuis 2007, à cause du passage du pic de production mondial sur le pétrole « conventionnel » (tout sauf les sables bitumineux du Canada et le pétrole de schiste américain), et cette tendance à la contraction va continuer. En 2005, la mer du Nord a passé son pic de production pour le gaz, alors qu’elle fournissait 55 % de la consommation européenne à cette époque, ce qui a entraîné l’arrêt de la hausse puis la décrue du gaz disponible sur le Vieux Continent. Enfin le charbon a commencé sa décrue dans les années 1950 en Europe par un épuisement des gisements. Rappelons que nous avons été le premier continent au monde à taper abondamment dans nos mines pour démarrer la révolution industrielle – les Anglais depuis 1600 et le reste de l’Europe depuis 1800.
Mais ne restera-t-il pas toujours un tout petit peu d’énergies fossiles malgré cette pénurie ?
Si, nous allons mourir, nos enfants et petits-enfants aussi, dans un monde où il restera des combustibles fossiles. La question, c’est « combien? », et « en serons-nous toujours dépendants ? » Par contre la question du prix n’a pas de réponse, car lorsqu’une ressource essentielle vient à manquer, son prix devient très volatil.
En quoi une diminution drastique de la consommation de viande dans le monde pourrait permettre de nourrir 10 milliards d’humains à l’horizon 2050 ?
Le cheptel bovin mondial, qui compte un milliard et demi de vaches, émet la moitié des émissions agricoles de méthane, soit un quart des émissions mondiales de ce gaz à effet de serre. Et puis, pour nourrir les animaux, on a besoin de surfaces cultivées. Une large fraction des cultures – maïs, blé, soja… – sert à nourrir des animaux d’élevage, sans compter les pâturages. Plus on augmente le cheptel, plus on a besoin de terres pour leur donner à manger, alors que ces terres pourraient être utilisées directement pour nourrir des hommes. Pour accroître les surfaces agricoles, on déforeste, et pour accroître les rendements, on utilise des produits phytosanitaires, et tout cela augmente la pression sur la biodiversité. Accessoirement, manger moins de viande ne nous tuera pas. Dans le plan de transformation de l’économie française du Shift Project, nous proposons de diviser par deux à trois sa consommation.
Pourquoi ne conseillez-vous donc pas de devenir végétarien ?
Il y a un certain nombre de régions agricoles où cela n’aurait pas de sens de faire autre chose que de l’élevage. Il y a aussi des professions et des traditions culturelles qui se sont organisées autour. Appeler la totalité de la population à renoncer à cela ne marchera pas. C’est plus facile d’y aller progressivement, d’encourager les gens à en manger de moins en moins au fil du temps.
Est-ce que vous imaginez un jour, en France, des politiques de natalité de contrôle des naissances ?
Ce que l’on voit surtout apparaître, ce sont des choix individuels de la part de plus en plus de jeunes qui ne veulent pas avoir d’enfants. Cette question de la démographie est peu présente dans le débat collectif (alors qu’elle l’était beaucoup plus il y a 50 ans). Elle touche à quelque chose de très instinctif, la reproduction. Elle renvoie aussi à des notions morales et religieuses, ce qui rend compliqué d’avoir un débat dépassionné. Mais il y a une évidence : si la table de repas est limitée, plus on est nombreux, plus on doit partager. Et si le partage ne se passe pas bien, ça se termine en pugilat. La vraie question à se poser est de savoir si c’est plus douloureux de réguler dès à présent les naissances (par des méthodes basées sur le volontariat évidemment), ou de risquer que le partage se termine très mal.