Interview parue dans le journal Les Echos du 4 février 2022.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous est celui, relu et amendé, que j’ai envoyé au journal. Entretien réalisé par Jean-Marc Vittori et David Barroux.
Ingénieur spécialisé en énergie et en réchauffement climatique, Jean-Marc Jancovici est un excellent pédagogue de ces questions. Il vient de sortir une BD qui s’arrache en librairie et de préfacer un livre de son think tank qui tente d’imaginer un avenir à la fois vert et tentant.
Que pensez-vous des fortes tensions actuelles sur l’énergie ?
Cette crise n’est pas très grave, même si elle provoque des sueurs froides. Jusqu’à présent, elle résulte surtout de dysfonctionnements de marché. Le gaz est vendu sur un marché rigide car il circule majoritairement dans des gazoducs reliant un seul producteur à un seul consommateur – le gaz naturel liquide, qui peut aller librement vers n’importe quel port, ne faisant qu’environ 12 % du gaz consommé dans le monde.
L’Europe est ici mal placée, car son approvisionnement interne, qui vient de la mer du Nord, décline depuis bientôt vingt ans. Résultat : le prix du gaz n’est pas du tout le même aujourd’hui en Europe, en Amérique ou en Asie. Quant à l’électricité, son prix en Europe est déterminé par le coût marginal de production, le coût de la dernière unité de production mise en service, essentiellement au gaz, et donc sur la rareté la plus forte… même si cette rareté ne porte que sur la marge.
Il était assez prévisible, depuis vingt ans, que le marché de l’électricité tel qu’il a été construit en Europe finirait par dysfonctionner.
Pourquoi alors cette crise n’est pas très grave ?
On ne coupe l’électricité à personne ! L’augmentation du coût de l’énergie fait un peu mal au porte-monnaie, mais moins que la hausse des prix de l’immobilier depuis dix ans.
La crise de l’énergie commencera à devenir grave le jour où il y a aura des problèmes non plus de prix mais de quantités, le jour où le système électrique sera suffisamment désorganisé pour devenir incapable de servir ses clients. On peut à la rigueur se passer d’une partie du gaz en mettant un pull mais notre société ne peut pas se passer de l’électricité qui fait tourner les machines. Et sans machine, plus d’argent, plus de communications, plus de pompes et donc plus d’eau potable…
Le risque de la rupture d’approvisionnement est-il réel ?
Pour le gaz, ce n’est qu’une question de temps. C’est un combustible fossile qui met entre 5 millions et 400 millions d’années à se former, comme le pétrole. Si on le brûle plus vite que ça, il va finir par ne plus y en avoir. Mais il va commencer par y en avoir de moins en moins, ce qui va priver certains consommateurs.
L’enjeu de la décarbonation de l’économie, c’est de ne pas en arriver là. A la fois pour limiter le réchauffement climatique mais aussi pour s’affranchir d’une dépendance à une forme de drogue dure.
Et pour l’électricité ?
Si l’électricité est produite à partir de combustibles fossiles, on revient au problème précédent. Si elle est produite à partir de sources renouvelables, tout dépend de la source. Une petite population vivant au milieu d’une immense forêt peut longtemps fabriquer son électricité à partir du bois sans problème.
Des barrages entretenus peuvent aussi produire longtemps de l’électricité. Les systèmes de captation d’énergie diffuse, comme le vent et le soleil, exigent, eux, un réapprovisionnement permanent en métaux pour renouveler éoliennes et panneaux solaires, et il y a donc là aussi des limitations physiques encore peu connues.
Dans un rapport récent, l’Agence internationale de l’énergie avait par exemple mentionné la possibilité d’un déclin proche de la production de cuivre.
Le nucléaire bute-t-il aussi sur une limitation physique ?
Les ressources nécessaires en métaux sont moins importantes que pour les sources diffuses. L’uranium pourrait poser un problème si on continue de produire avec l’isotope 235, mais pas si on produit à partir de l’isotope 238 ou de thorium.
Le vrai facteur limitant du nucléaire, c’est la compétence humaine. Compétences techniques pour concevoir et exploiter les centrales , compétences réglementaires pour définir un ensemble de règles qui soient à la fois sûres et pas trop complexes. Or les politiques incessantes de stop-and-go de ces deux dernières décennies n’ont pas favorisé la formation et l’accumulation de ces compétences.
Les pays qui réussissent le mieux en matière nucléaire sont très dirigistes et donc très constants dans leur effort – la Chine et la Russie aujourd’hui. Ou la France, d’une autre manière, il y a plus d’un demi-siècle, qui ne soufflait pas le chaud et le froid. Construire une filière nucléaire, c’est comme élever un enfant. Cela prend vingt ans et on ne peut pas dire tous les jours l’inverse de la veille.
C’est pour cette raison que vous prônez le retour à une forme de planification ?
Oui, et pas seulement pour l’énergie. La concurrence raccourcit les horizons de temps et multiplie la consommation des ressources – pour trois réseaux de télécoms, il faut investir trois fois plus que pour un seul. Elle amène du confort au consommateur en augmentant les ressources utilisées, et elle crée au contraire de l’inconfort pour les producteurs, ce qui les pousse à innover. Mais cela suppose d’être sur un terrain de jeu sécurisé et sans problème de ressources.
Dans un monde très incertain et aux ressources limitées, la concurrence n’est pas toujours le meilleur moyen de gestion. En temps de guerre, l’état-major ne fait pas un appel d’offres chaque matin pour demander à différents généraux de lui proposer des stratégies pour la journée ! Il faut alors un système plus planifié, et donc plus contraignant pour ses acteurs, en échange d’une sécurité accrue.
Pour gérer des infrastructures comme l’énergie, les transports, l’urbanisme, les bassins de compétences industrielles, à l’échelle du demi-siècle ou du siècle, il faut plus de planification et moins de concurrence.
Le livre du Shift Project, le think tank que vous présidez, est un plaidoyer dans ce sens. Mais le plan n’est-il pas une idée obsolète ?
Les partenaires sociaux, syndicats comme patronat, nous disent tous que l’idée même de parler d’un plan est pertinente. A mon sens, c’est une bonne nouvelle : nous ne sommes peut-être pas au niveau de stress de l’après-guerre, quand le plan avait été lancé en France, mais il est possible qu’on puisse se rapprocher d’une forme d’union sacrée. Et c’est une chance pour notre pays, car les Français ont souvent été bons dans les problèmes d’optimisation sous contraintes.
Le système éducatif fait de très bons ingénieurs en maltraitant tous les autres : au lieu de les envoyer dans la Silicon Valley pour faire de la réalité virtuelle, gardons-les chez nous pour résoudre les problèmes compliqués de la décarbonation ! Après avoir exporté le système métrique, la délégation de service public et la TVA, la France pourrait exporter la gouvernance de la décarbonation. Et celui qui fait la norme fait le marché…
Pour avancer dans la décarbonation, faut-il agir par les prix ou par la norme ?
J’avais écrit il y a seize ans une déclaration d’amour à la taxe carbone. Je limite désormais son champ. La taxe carbone marche très bien dans le B to B, beaucoup moins dans le B to C. Comme on le voit aujourd’hui, le consommateur ne sait pas comment réagir face à une hausse rapide des prix. Et donc il la rejette d’une manière ou d’une autre, en enfilant un gilet jaune ou en votant Zemmour.
On ne peut donc pas augmenter les prix très vite alors qu’on est dans une course contre la montre. L’entreprise, elle, fonctionne autrement. Face à une contrainte de ce type, elle embauche des consultants, examine différents scénarios, et sait très vite que pour elle, à partir de 53,80 euros la tonne de CO2, il est pertinent de faire tel type d’investissement.
Depuis que les quotas de CO2 commencent à valoir un peu cher, on parle d’ailleurs en Europe de faire de l’hydrogène décarboné pour les engrais ou de la réduction directe à l’hydrogène pour le minerai de fer.
Le consommateur peut s’adapter s’il a du temps devant lui…
Il peut s’adapter s’il a une offre en face. Quand les pouvoirs publics augmentent les prix de l’essence sans lui donner les moyens d’acheter une voiture électrique, il est coincé.
Il est plus efficace de réglementer l’offre. Par exemple en interdisant les voitures consommant plus de deux litres au cent, quitte à subventionner les moins aisés pour qu’ils puissent s’acheter une voiture électrique. L’Etat doit fixer un cadre aux consommateurs, et parfois leur imposer des choix.
Pourriez-vous donner un autre exemple que la voiture ?
Bien sûr. Pour faire disparaître le chauffage au fioul, on pourrait augmenter les taxes sur le fioul. Mais il est beaucoup plus efficace d’interdire le fioul dans le neuf et la réparation des chaudières au fioul dans les logements existants. Ce qui suppose de mener d’autres actions en parallèle : faire émerger une filière des pompes à chaleur, former les distributeurs de fioul à l’installation de pompes à chaleur…
Dans vos travaux, vous évoquez l’ampleur des bouleversements de l’emploi qu’entraînera la décarbonation.
C’est une faiblesse de sous-estimer cette question. En France, on décide souvent en supposant que ça suivra, sans se soucier de savoir si les gens sauront faire. La rénovation des logements, qui a fait l’objet de plusieurs plans depuis quinze ans, bute toujours sur le manque de main-d’oeuvre qualifiée.
Il y a un problème de formation initiale : trop peu de jeunes sont formés à faire des choses pratiques. Et il faudra aller vite dans les reconversions. Au Shift, nous estimons que 4 millions de salariés travaillent dans des secteurs directement concernés par les politiques de décarbonation, en particulier les transports, le bâtiment et l’agriculture.
Dans l’automobile, avec une mobilité plus sobre, environ 300.000 emplois pourraient disparaître à l’horizon 2050. Mais dans l’écosystème du vélo sous toutes ses formes (assistance électrique, vélo cargo, etc.), il y a à peu près autant d’emplois à créer, de la fabrication aux infrastructures en passant par le fret du « dernier kilomètre » et la maintenance.
Vous anticipez aussi la création d’un demi-million d’emplois dans l’agriculture. N’est-ce pas un retour en arrière ?
Il faut ici s’inscrire dans une vision historique de ce qui fait la richesse. Avant l’ère de l’énergie abondante, la richesse était dans la possession de la terre, la ressource qui permet de se nourrir. Avec l’industrialisation, elle passe dans la mine et l’usine, dans la transformation des ressources, et dans un milieu plus urbain.
Aujourd’hui, en consommant encore plus d’énergie, la source de la richesse est passée dans la finance, c’est-à-dire la détention de la transformation de la ressource. La logique voudrait que l’on aille vers un monde plus sobre en énergie, et donc que l’on désescalade, que la richesse revienne en partie à la ressource et donc à la terre. Les emplois suivront.
Comment faire vite alors que le temps humain est par nature lent ?
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont réorienté le tiers de leur production en trois ans ! Quand on est animé par le sentiment de l’urgence, on peut s’adapter très vite. Or nous sommes dans l’urgence. Au Shift, nous estimons d’ailleurs que le prochain ou la prochaine locataire de l’Elysée doit prendre des décisions qui feraient baisser de 5 % par an les émissions de CO2 de la France lors de son prochain mandat, soit près de 25 % en tout.
Si c’est simple, pourquoi les gouvernants n’ont-ils cessé de repousser ces mesures ?
Parce qu’il y a un conflit entre le CO2 et l’argent. Ce conflit vient de la manière dont nous avons construit les indicateurs économiques. Nous n’y avons pas intégré de dotation aux amortissements des ressources non renouvelables consommées chaque année, ni de provision pour risques engendrés par la dégradation à venir de notre environnement.
Avec les bons indicateurs, l’économie mondiale serait en faillite ! Prenons l’exemple de la station spatiale internationale. Elle offre à six personnes de l’air respirable, un début de cycle de l’eau, et une température vivable. Le tout pour 100 milliards de dollars, soit 15 milliards par tête. Sur Terre, la planète nous offre tout ça, avec en plus des sols cultivables, des poissons, etc. La planète vaut donc au moins 15 milliards de dollars par personne.
Aujourd’hui, les stocks de poissons, de forêts, de minerais, diminuent d’au moins un pour mille par an. Un comptable devrait donc amortir les 15 milliards d’un pour mille, soit 15 millions de dollars. Or le PIB mondial par tête n’est que de 15.000 dollars par an. Autrement dit, nous vivons dans une entreprise où la dotation aux amortissements vaut mille fois son chiffre d’affaires !
Nous dilapidons notre capital comme si nous avions du temps. Alors que nous allons manquer de ressources et que le temps nous est compté si nous ne changeons rien.
Quelle est la solution alors ?
Il faut d’abord identifier les impasses. Il n’y a par exemple pas de solution à la combinaison d’une consommation physique éternellement croissante et la résolution du problème climatique. Il faut ensuite formuler un projet d’espoir, car les promesses déçues amènent le populisme. C’est que nous avons tenté de faire dans notre « Plan de transformation de l’économie française« .
Avec une inévitable décroissance ?
Sur certains indicateurs, oui : émissions de gaz à effet de serre, consommation d’énergie d’origine fossile. Sur l’énergie dans son ensemble, ça sera aussi de la décroissance, vu l’importance qu’y tiennent les produits fossiles. La bonne question, c’est de savoir si on arrive à rendre ce changement non seulement acceptable mais aussi désirable. Celui ou celle qui passe de la voiture au vélo y perd du confort mais y gagne une absence de stress, un moment agréable, de la santé.
Le même type de raisonnement est possible pour la baisse de la consommation de viande. On peut aussi avoir davantage l’impression d’arriver au bout du monde en débarquant à la voile sur la côte irlandaise par un petit matin brumeux que dans n’importe quel aéroport. Les artistes, les philosophes, les sociologues ont leur rôle à jouer dans la transformation de nos désirs et de nos affects. Il faut parvenir à rendre les changements désirables par une large fraction de la population. C’est tout le défi.
La technologie peut-elle nous sauver ?
La technologie apporte le meilleur comme le pire – la centrale à charbon ou la chaise électrique sont des avancées technologiques ! Et elle ne peut pas faire durer éternellement une civilisation industrielle de huit milliards d’individus émettant chacun l’équivalent de six à sept tonnes de CO2 par an. Elle ne peut pas plus remplacer en vingt ans par des énergies décarbonées les énergies d’origine fossile qui font aujourd’hui les quatre cinquièmes du total.
Plutôt que d’attendre toutes les réponses de la technologie, nous devons nous poser des questions sur notre mode de vie. Faut-il vraiment mettre des tablettes numériques dans les mains de tous les enfants, ou manger vingt à trente kilos de sucre par an ? Il faut faire ici des choix collectifs.
La bonne contrainte, c’est celle qui ne nous tue pas mais qui nous pousse à innover et à avancer collectivement vers un futur plus désirable. Avec le Shift, nous proposons de faire la fête plus longtemps, même si elle est moins intense. Notre seule ambition est d’éclairer ce débat nécessaire.
Jusqu’où faut-il changer nos modes de vie ?
Il faut aller vers une forme de sobriété. Nous continuerons de nous déplacer, mais pas forcément avec deux tonnes de métal autour de nous. Nous habiterons toujours dans des maisons, mais pas toujours avec autant de mètres carrés. On peut voyager loin moins souvent mais plus longtemps. Et nous devrons faire ces changements ensemble. Car l’un des blocages vient du fait que celui qui agit seul se sépare des autres, abandonne l’un des codes qui fondent le collectif.
Comment est-il possible de réduire les émissions de CO2 de la France de près de 25 % en cinq ans ?
Les grands leviers sont les secteurs très consommateurs d’énergie et grands émetteurs de CO2 : le transport, l’agriculture, l’industrie où il faudra à la fois produire moins et mieux. Partout, des solutions existent.
Dans l’acier, il est possible de passer du charbon au méthane, et demain à l’hydrogène. Dans le ciment, on peut remplacer le clinker par des colles. Dans l’agriculture, il faudrait diviser le cheptel bovin par deux. Dans le transport, nous en avons déjà un peu parlé : beaucoup moins de voitures, électrification, plus de vélo et de train, forte baisse de l’avion. Nous faisons beaucoup d’autres propositions, qui ont toujours été conçues avec des spécialistes des secteurs concernés.
A quoi servirait l’effort d’un pays qui ne fait que 1 % des émissions mondiales de CO2 ?
Cet effort sera utile de toutes les manières car nous n’avons pas le choix. L’approvisionnement de l’Europe en pétrole, en gaz, en charbon baisse inexorablement. Il faudra donc reformater complètement notre système de transport. L’agriculture va devoir changer en profondeur. Et de la bonne contrainte naît l’innovation. La France exportera ensuite de l’ingénierie, des systèmes de transport, des capacités d’organisation des systèmes électriques.
Mais ces contraintes vont aussi souvent se traduire par des prix plus élevés, et donc des problèmes de compétitivité ?
La prochaine ou le prochain locataire de l’Elysée devrait aller expliquer à ses homologues européens que le marché unique ne suffit pas à assurer la paix. Et si la paix est plus importante que le marché, il faut alors remettre en cause le marché. Or dans un monde où la compétition se renforce sur les ressources, le risque de guerre grandit.
Les deux guerres mondiales du siècle dernier avaient comme substrat de bataille l’accès à la terre ou au charbon. Les damnés de la terre ne font pas la guerre car ils sont trop faibles ; les puissants qui s’affaiblissent, si.
Quelles sont les raisons d’espérer malgré tout ?
D’abord, l’action collective libère de l’angoisse ! Ensuite, les jeunes sont de plus en plus nombreux à vouloir aller vers une vie plus sobre, même dans les milieux moins favorisés. Enfin, au fil du temps s’accumulent des expériences duplicables qui montrent que l’on peut vraiment avancer. Tout reste possible.