Interview parue dans Le Temps le 13 novembre 2023.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous est la version relue et amendée par mes soins qui a été envoyée au journal. Entretien réalisé par .
C’est auréolé du succès du livre « Le Monde sans fin » que l’ingénieur français vient présenter à l’Université de Genève son regard sur une Suisse dans un monde neutre en carbone. Entretien avant sa conférence
Spécialiste du climat et de l’énergie, Jean-Marc Jancovici livre sa vision chiffrée d’un monde dépendant aux énergies fossiles depuis de nombreuses années. Avec Le Monde sans fin, véritable phénomène de librairie en 2022, il est devenu une star qu’on s’arrache. Le polytechnicien, président du think tank The Shift Project et cofondateur de l’entreprise Carbone 4, n’hésite pas à user de la provocation pour faire passer ses messages.
Le Temps : Pourquoi est-ce important pour vous de venir à l’Université de Genève pour les prix Latsis universitaires 2023?
Jean-Marc Jancovici : Parce que le montant offert pour cette conférence est important et que je vais en faire don au Shift Project.
Vous plaisantez ?
Aujourd’hui, je reçois entre dix et quinze demandes d’interventions par jour. Je suis donc fatalement amené à faire des choix. Là, c’est clair que l’aspect économique – qui m’avait été communiqué dès le mail d’invitation – fait partie des raisons de ma venue. Pour être tout à fait franc, je ne connaissais même pas Monsieur Latsis et ces prix avant de recevoir l’invitation. J’ai découvert qu’il avait fait fortune dans le pétrole (rires).
Que venez-vous dire aux Genevois ?
Je vais parler des sujets dont je parle habituellement : l’énergie et le climat. Avec des exemples concernant la Suisse. Je vais expliquer comment le pays est passé de l’agriculture de montagne à ce qu’il est aujourd’hui. La richesse suisse s’est faite grâce aux énergies fossiles.
Pourtant, la Suisse n’a pas d’énergies fossiles…
En effet, mais la Suisse a des banques qui ont bénéficié des surplus économiques dégagés ailleurs en accueillant 40% des placements offshore dans le monde. La Suisse a des industries qui aujourd’hui utilisent des camions, des avions et des bateaux. La Suisse est le premier négociant de produits pétroliers au monde. Sans les énergies fossiles, Glencore et Nestlé ne seraient pas les géants qu’ils sont. La Suisse bénéficie des énergies fossiles comme tous les autres pays du monde. Et même plus que les autres puisque le PIB par habitant y est plus élevé qu’ailleurs.
C’est ce que vous allez raconter lundi soir à Genève ? Que les Suisses sont des profiteurs ?
D’une certaine manière, oui. C’est juste la réalité : l’empreinte carbone d’un Suisse est supérieure à celle d’un Français. Les Suisses sont plus riches, ils dépensent donc plus d’argent et mobilisent plus de machines qu’ailleurs.
Dans le pays, on estime pourtant souvent que nous ne sommes pas de si mauvais élèves que ça en matière de climat, d’énergie ou encore de tri des déchets. Réduire l’empreinte carbone suisse, vu la taille de pays, aura de toute manière peu d’effet sur l’ensemble…
Si tout le monde pensait comme vous, personne ne ferait jamais rien. En adoptant une telle position au niveau mondial, cela signifie que la situation de tension climatique actuelle sera régulée par des crises. Mais le fait de laisser le système se réguler par des crises successives, c’est pire que de prendre le problème à bras-le-corps. D’autant plus que les crises peuvent prendre plusieurs formes : pandémies, guerres, dépérissements d’écosystèmes, effondrements économiques…
Est-ce qu’il y a un secteur que la Suisse devrait privilégier selon vous pour réduire efficacement son empreinte carbone ?
Quand on regarde l’empreinte carbone d’un occidental, il y a toujours cinq morceaux de taille quasi-équivalente. Les déplacements, l’alimentation, les achats non alimentaires, le logement et les services publics. Chacun de ces morceaux représente entre 15 et 30% du total. L’empreinte carbone annuelle d’un Suisse est de 13 tonnes d’équivalent CO2, contre 10 pour un Français. La Suisse devrait donc analyser plus finement ces cinq secteurs pour voir où des économies à fort impact sont réalisables.
Dans « Le Monde sans fin », vous dites qu’une manière efficace pour diminuer son empreinte carbone, c’est de diminuer les déplacements en voiture. En Suisse, on se déplace beaucoup en train et en transports publics, avec un réseau efficace…
Vous avez pas mal de grosses voitures aussi ! Mais vous avez raison, pour la mobilité du quotidien, il faut privilégier une combinaison de train, de bus, de marche, de vélo et de covoiturage. Il faut jouer sur ce cocktail-là pour réduire son empreinte carbone.
Votre livre a aussi généré des critiques. Est-ce que cela vous a surpris ?
Je n’ai pas vu tant de controverses que ça. Deux ou trois ont été montées en épingle par la presse, un exercice que la presse aime bien (!), mais à part quelques antinucléaires qui se sont énervés, il y a eu peu de controverses.
Vous y allez tout de même un peu fort parfois dans la BD quand vous dites: « Il nous faudrait une pandémie de Covid-19 chaque année pour baisser les émissions de gaz à effet de serre de 4% d’ici 2050 » ou « Le tourisme est devenu au voyage ce que McDo est à la nourriture »… Ces phrases, vous les formulez pour choquer et faire réagir?
Je crois qu’aujourd’hui les gens n’ont pas idée de la révolution que ça représente de limiter les émissions de telle sorte qu’on ne franchisse pas la barre des 1,5 ou 2 degrés. Vraiment, les gens ne réalisent pas. Ils croient trop souvent qu’il suffira de planter quelques éoliennes et de faire un peu attention au kilométrage en voiture, mais en fait, la révolution qui nous attend est beaucoup plus profonde que ça.
Vous avez un exemple concret de cette profonde révolution ?
J’en ai donné un récemment à une de vos consœurs de France Inter qui me demandait si l’aviation se mettait en ligne avec les Accords de Paris, combien de vols long-courriers pourrait-on se permettre dans une vie. La réponse est 2 allers-retours. De toute manière, quand il n’y aura plus de pétrole, il n’y aura même pas de quoi assurer quatre vols dans une vie.
Les entreprises d’aviation travaillent pourtant sur des carburants moins polluants…
Il suffit de faire le calcul pour voir que le potentiel est secondaire par rapport à la consommation du secteur. Si on voulait par exemple convertir tous les avions qui décollent d’un aéroport français aux carburants dits durables, il faudrait y consacrer plus que la récolte actuelle de bois en France et il faudrait y consacrer entre un quart et un sixième de l’électricité française.
Vous nous promettez un monde d’immobilité, en fait…
Moins mobile, oui, absolument ; immobile, non. En fait, le grand paradoxe actuel, c’est que plus on brûle la chandelle par les deux bouts, moins longtemps durera la fête. Plus on se dit qu’on va laisser les crises provoquer nos changements de comportements, plus le temps disponible pour agir va se raccourcir. Je dis cela parce qu’actuellement, nous sommes dans une évolution exponentielle (de la courbe de croissance du CO2 dans l’atmosphère, ndlr). Cette évolution exponentielle raccourcit le temps dont nous disposons avant de voir apparaître des soubresauts très significatifs.
C’est un peu comme la tectonique des plaques: quand elles sont en tension, on sait qu’un tremblement de terre va avoir lieu, mais on ne connaît pas exactement son intensité, ni quand cela va se produire. Des incidents « non prévisibles » se multiplient depuis quelques années : le trafic du canal de Panama est restreint à cause des sécheresses, idem pour le Rhin sur plusieurs étés, les bâtiments se fissurent en France à cause du gonflement retrait des argiles, les épicéas de plaine meurent, ou encore les fondeurs taïwanais de semi-conducteurs fonctionnent au ralenti faute d’eau. Il y a un an et demi, les guides suisses ont même refusé d’aller sur le Cervin en août à cause des chutes de pierre augmentées par la chaleur !
Vous pensez qu’on pourrait anticiper une partie des problèmes environnementaux que l’on subit ?
Il faut bien voir que l’humanité s’est épanouie dans un climat qui a été très stable pendant 10.000 ans. La déstabilisation climatique ne va faire qu’amplifier les mauvaises surprises, difficiles à anticiper. Le gonflement-retrait des argiles qui est en train de fissurer de façon croissante les bâtiments en France, personne n’en parlait il y a 20 ans. Un autre phénomène « inattendu » se déroule en ce moment à La Nouvelle-Orléans. Les habitants ont de l’eau saumâtre dans leur robinet parce que le Mississippi est à un niveau tellement bas que l’eau salée à l’embouchure de l’océan remonte dans les prises d’eau du réseau d’eau potable.
Votre tableau n’est pas très réjouissant. Comment anticipez-vous tous ces changements ? Vous vous préparez ?
Bah, comme tout le monde, pas vraiment. La seule chose dont je suis sûr, c’est que l’idée sympathique qui consiste à s’enterrer dans une cave avec quarante ans de boîtes de conserve en réserve, quarante mille cartouches et un fusil, ça ne marche pas. On vit dans une société trop interdépendante pour un tel projet de vie. La seule réponse est collective.
Oui, vous le dites très bien dans «Le Monde sans fin». Vous y explorez également l’agriculture qui, selon vous, devrait être moins spécialisée et utiliser plus de bras que de machines. Vous n’avez pas un peu le sentiment d’être un Khmer vert avec ce genre de projet de société ?
Je ne suis pas sûr que les Khmers et moi partagions le même déterminant de l’évolution et je ne suis pas sûr d’être partisan des mêmes méthodes. Mes propositions ne stigmatisent pas les intellectuels ! Ce qui est sûr, en revanche, c’est que l’agriculture manque déjà de bras, et si on veut revenir à des productions moins spécialisées et géographiquement mieux réparties, il faudra encore plus de bras.
Aujourd’hui, un tiers des camions qui circulent transportent de la nourriture. Dans un monde avec des transports qui seront moins faciles – et c’est le monde vers lequel on se dirige – il va falloir relocaliser et diversifier des productions agricoles. C’est-à-dire avoir plus de polycultures et d’élevages un peu partout et moins de grandes régions spécialisées en céréale ici et en élevage là. L’avenir de l’agriculture, ce sont des exploitations moins monotypes, moins facilement mécanisables. Cela nécessitera fatalement plus de main-d’œuvre.
Vous êtes aussi mitigé envers les éoliennes et le solaire. Vous expliquez qu’il n’est pas possible de fabriquer une éolienne bon marché sans énergies fossiles. Mais pourquoi ne faites-vous pas le même exercice quand vous vantez les avantages des autocars plus économes que les voitures, pour les pompes à chaleur, pour les vélos, pour les centrales nucléaires ?
Parce que les gens sont beaucoup plus conscients qu’on a besoin de la machinerie fossile moderne pour fabriquer une voiture ou une centrale nucléaire. Ils le sont moins quand il s’agit d’une éolienne. Il circule beaucoup plus, dans une fraction de la population, ce rêve romantique qu’avec juste des éoliennes, on pourrait alimenter une civilisation industrielle, y compris la métallurgie, la chimie, les transports maritimes internationaux…
Qu’est-ce qui vous rend confiant sur le fait que vous avez raison sur les moyens permettant d’amortir les effets de la crise climatique ? Parce que vous êtes polytechnicien ?
La formulation de la question est un peu tendancieuse non ? Je propose juste une lecture du monde et une manière de résoudre un problème. A chacune et chacun de juger de sa pertinence.