Interview parue dans le Nouvel Observateur du 11 mars 2021.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du magazine, tout comme le titre. Le texte publié ci-dessous est celui, relu et amendé, que j’ai envoyé au journal. Entretien réalisé par Sébastien Billard et Rémi Noyon.
Pédagogue du carbone et grande gueule, critique des élites et membre du Haut Conseil pour le Climat, Jean-Marc Jancovici est devenu une des figures de l’écologie en France. Entretien cash.
L’OBS. Votre premier livre consacré au réchauffement climatique a été publié il y a vingt ans. Depuis, vous enchaînez les conférences sur le sujet, vous avez co-fondé un think tank, vous avez acquis une vraie notoriété… Avez-vous le sentiment que les sujets « énergie » et « climat » sont enfin en train d’infuser dans la société ?
Jean-Marc Jancovici. Les esprits évoluent. Mais pas à la bonne vitesse. Une étude menée par un chercheur de la New York University, sortie au mois de janvier, s’est intéressée aux connaissances sur le climat des administrateurs des cent plus grandes entreprises américaines. Sur 1.188 personnes, il en ressort que seulement 1% avaient des « références pertinentes » (« credentials« , ou études conférant une capacité à comprendre) en matière d’environnement et de climat. On peut raisonnablement penser que les résultats seraient assez similaires en France, et en particulier dans le monde politique. Nos dirigeants prennent-ils réellement en compte les contraintes énergétiques et les dangers du réchauffement climatique ? La réponse est clairement négative.
Les politiques n’ont pas saisi l’ampleur du problème ?
Non. Pour que les politiques se saisissent d’un sujet, il faut parvenir à leur faire saisir le problème, à leur indiquer une solution et à leur démontrer qu’ils s’exposent à une sanction électorale s’ils n’agissent pas. Ces trois conditions ne sont, hélas, toujours pas réunies. Déjà, très peu de gens dans la classe politique ont réellement compris ce à quoi nous faisons face, à savoir la conjonction de deux phénomènes : la fin du pétrole facile, qui assurait l’essentiel de notre croissance économique, et le dérèglement climatique global qui met déjà nos sociétés sous pression. Pour le dire autrement, nous allons avoir de plus en plus de problèmes et de moins en moins de moyens pour les résoudre. Tant que cette double contrainte climat-énergie n’a pas été clairement posée, il est difficile de dégager des solutions efficaces et adaptées. La grande majorité des politiques pensent, sans doute à raison, que leur inaction en matière climatique ne leur nuit pas pour le moment. La situation est un peu en train de changer au niveau local, la poussée des Verts aux municipales l’a montrée. La pollution et la question des transports, par exemple, deviennent des thèmes importants. Mais au niveau national, on en est vraiment loin.
Vous êtes intervenu devant la Convention citoyenne pour le climat, dont l’objectif était justement de dégager des propositions fortes pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Que pensez-vous de la réception de ces travaux par le gouvernement et par Emmanuel Macron ?
Cette Convention a été un mélange de bonnes idées et de démagogie. La bonne idée, c’est d’avoir pris des gens « au hasard », et de leur avoir dit « nous avons un problème à résoudre, est-ce que vous voulez bien passer un peu de temps à y réfléchir ? ». Une personne tirée au sort n’est pas prisonnière de la rente électorale, et donc de logiques court-termistes. On pouvait penser que ces Français allaient donner une réponse différente de celle des politiques, qui, eux, doivent songer à leur réélection. Et c’est bien ce qui est survenu. En l’espace de quelques mois, 150 personnes ordinaires, qui avaient certainement un rapport assez distant avec le problème climatique, sont devenues très mobilisées sur ces sujets et en sont ressorties avec l’envie d’en découdre. Ce point devrait nous alerter : à partir du moment où une population, quelle qu’elle soit, commence à s’intéresser au problème climatique, il est rare qu’elle s’en détourne complètement ensuite. C’est quelque chose que j’ai toujours constaté depuis que je travaille sur ces questions.
Pourquoi y voyez-vous aussi un exercice démagogique ?
A cause de la manière dont Emmanuel Macron a géré cette histoire. Sa promesse de reprendre dans la loi, « sans filtre », les propositions issues de la Convention était intenable par construction : comment promettre que l’on peut accepter à l’avance des mesures non encore connues ? En plus, il y a, a minima, un débat parlementaire. Sans surprise, cette promesse s’est avérée vaine. Si le gouvernement avait vraiment voulu que ça marche, il aurait fait deux choses : d’une part il aurait doté la Convention des moyens budgétaires et humains pour qu’elle évalue elle-même, de manière approfondie, les gains d’émission possibles associés à chaque mesure. Et d’autre part il se serait juste engagé à dialoguer avec la Convention, sur base des propositions chiffrées, en assumant le risque du refus d’entrée de jeu. En survendant la chose pour ensuite ne pas respecter sa parole, le président donne une regrettable impression de désinvolture.
Quand les gens commencent à s’intéresser au problème climatique, il est rare qu’elle s’en détourne ensuite, dites-vous. Vous avez souvent eu des propos très critiques envers les journalistes. Quelle est leur part de responsabilité ?
La presse est, avec l’enseignement, et désormais les réseaux sociaux, un maillon important de la diffusion de l’information. Elle a donc une responsabilité particulière dans la bonne compréhension des faits par la population. Pour essayer d’apporter une petite pierre à l’édifice, j’ai co-fondé en 2006, avec le journaliste Jean-Louis Caffier, les entretiens de Combloux. L’idée est d’inviter chaque année des journalistes de tous horizons à un cycle de conférences pour leur donner des clefs de compréhension des problèmes énergétiques et climatiques. Quinze ans après, je n’ai malheureusement pas l’impression que cela ait été très utile. Sur les faits, il se dit beaucoup trop de choses fausses ou approximatives dans les media, et ceux de service public ne sont pas meilleurs que les autres.
Vous exagérez : hier encore [cette interview a été menée le 8 février], le journal de France 2 rendait compte d’une rupture d’un glacier dans l’Himalaya en appelant le climatologue Jean Jouzel, et en faisant explicitement le lien avec le réchauffement…
Parler de réchauffement ne date pas d’hier : en 1999, à l’occasion des deux grandes tempêtes qui ont traversé le pays, le réchauffement climatique était évoqué dans tous les media. Malheureusement, sur la description des risques, le journal d’aujourd’hui ne dit pas grand chose de plus qu’il y a 20 ans, alors que la science a beaucoup progressé. Les médias ont deux limites. D’abord, ils doivent éviter de prendre leur public à rebrousse-poil. Dans les médias audiovisuels, par exemple, il faut à toute force éviter de faire fuir le téléspectateur, et les recettes publicitaires (ou la satisfaction de la tutelle pour le public !) avec. D’où l’injonction à trouver des reportages souriants, « positifs », et la tenue à bonne distance du « discours vérité » anxiogène. Les médias sont prisonniers de leur besoin de séduire, parce que c’est leur équilibre financier qui en dépend. L’autre (gros) problème, c’est le manque de compétences techniques et scientifiques des journalistes. Une telle incompétence n’était pas un problème en soi quand nous vivions dans l’illusion d’un monde infini, sans contraintes physiques ni climatiques. Mais maintenant que nous sommes dans une course contre la montre, la propagation de faits erronés se payera cash : les erreurs ou inactions d’aujourd’hui auront des effets irréversibles pour des milliers d’années.
Dans vos livres et vos conférences, vous vous montrez assez pessimiste pour l’avenir de la démocratie…
Il y a un vrai risque que la démocratie ne survive pas à la fin des énergies fossiles, parce que nous n’avons pas d’exemple historique de démocratie née « hors croissance ». En 2011, j’ai publié une tribune titrée « Marine Le Pen, enfant du carbone ? ». J’y expliquais que, tant que nous ne mettrons pas la décarbonation de l’économie au sommet de nos priorités, nous nous exposerons au risque du chaos et du totalitarisme. Mon opinion n’a pas changé : la décrue des énergies fossiles signifie celle de l’énergie au global, et, à la suite, celle du parc de machines en activité et donc du PIB. La stagnation économique que nous connaissons en Europe depuis 2008 des années est directement liée au passage du pic de production du pétrole conventionnel dans le monde peu avant, et cette évolution va s’amplifier. Tant que nous resterons bras croisés face aux combustibles fossiles, Marine Le Pen – et les populistes de toute nature – montera dans les sondages, profitant d’une détresse économique dont peu de gens perçoivent l’origine structurelle. Et plus nous tarderons à limiter le réchauffement climatique, plus nous en subirons le choc. Ce n’est pas l’horizon 2100 qui compte : ça va secouer bien avant cette date.
Vous définissez-vous comme un décroissant ?
Je me définis comme quelqu’un qui pense qu’on ne va pas y échapper. Les niveaux de croissance que nous avons connus découlent directement de la croissance de la quantité d’énergie – donc du parc de machines – que nous avons mobilisée. Cela explique pourquoi, depuis 60 ans, le PIB et l’énergie utilisée suivent une relation quasi-linéaire. 80% des machines qui fondent notre économie utilisant des énergies fossiles, supprimer ces dernières tout en conservant le PIB actuel me semble impossible. Les énergies décarbonées (nucléaire ou renouvelable) ne pourront pas remplacer le pétrole ou le charbon, car elles partent de trop bas, ou demandent trop d’autres ressources (espace, métaux, eau…). La sobriété énergétique est inévitable, et va réduire les flux productifs. Contrairement aux décroissants, toutefois, je ne présente pas la décroissance comme un but en soi. C’est une contrainte, un peu comme la vieillesse. Mais elle est inexorable, et il faut s’y préparer dès maintenant pour qu’elle soit la moins désagréable possible.
En particulier, si elle est subie, elle sera nécessairement plus pénible que si elle est gérée. La bonne nouvelle, c’est qu’une décroissance matérielle n’est pas nécessairement une décroissance de notre bonheur quand nous sommes dans le « trop ». Pour un obèse, la décroissance de son poids est plutôt une bonne chose. A titre personnel, je suis plus serein depuis que j’ai réussi à me passer de voiture pour mes déplacements quotidiens, ce qui va avec la décroissance de la quantité d’acier que je transporte avec moi. Ce terme de décroissance est aujourd’hui employé dans une confrontation « tout ou rien » qui n’est pas très productive. Il serait temps qu’un débat adulte commence enfin sur la question, pour faire le tri entre ce qui est souhaitable et ce qui l’est moins, et comment on s’organise pour que globalement ca fasse envie.
En janvier, justement, l’Agence européenne de l’environnement estimait « peu probable qu’un découplage absolu et durable de la croissance économique des pressions et des impacts environnementaux puisse être obtenu à l’échelle mondiale« . Qu’une institution comme celle-là affirme qu’une « croissance verte » est impossible doit être pour vous une avancée majeure, non ?
C’est évidemment une hirondelle, mais il est trop tôt pour savoir si c’est le printemps. L’Agence européenne de l’environnement n’est que l’une des nombreuses institutions que compte l’Union européenne. Cette analyse va-t-elle infuser ailleurs, à la Banque centrale européenne, par exemple ? Ou ne sera-t-elle qu’un coup d’épée dans l’eau ? La diffusion de cette conclusion vous donnera la réponse à la question.
Dans son dernier livre, « Climat : comment éviter un désastre », Bill Gates défend le déploiement d’aérosols dans la stratosphère pour réfracter les rayons du soleil et ainsi refroidir artificiellement la Terre. L’idée est de nous laisser le temps de trouver de nouvelles technologies, comme la fusion nucléaire ou un stockage performant de l’électricité. Quel regard portez-vous sur cette géo-ingénierie solaire ?
Bill Gates est très représentatif de la pensée américaine qui reste persuadée que la technique peut nous sortir de tout mauvais pas. Je pense qu’il se trompe sur ce point. Un pari technologique présente un risque évident, qui est celui de l’échec. Ce dernier peut résulter d’une impossibilité de mettre au point la technologie dans les délais requis, mais aussi l’impossibilité de la déployer à la bonne échelle dans ces mêmes délais. Ce deuxième point est très souvent un angle mort des raisonnements. Bien sûr, face au réchauffement climatique, nous avons besoin de la technique, mais nous devons avant tout régler un problème d’acceptation de la limite. Penser que ces technologies vont nous permettre de continuer à ne tenir aucun compte des limites physiques planétaires est une illusion. Je suis persuadé que nous gagnerons plus de temps en nous occupant sérieusement de faire baisser nos émissions qu’en misant sur ce qui pourrait bien n’être que des chimères.
Vous écrivez depuis longtemps que les énergies renouvelables (en particulier le solaire et l’éolien) ne sont pas des solutions miracles et ne méritent pas l’argent qu’on y consacre. Pourtant, plusieurs rapports récents – du Cired, mais aussi du gestionnaire du Réseau de Transport d’Électricité (RTE) et de l’Agence internationale de l’Energie (AIE) – appuient l’hypothèse d’un scénario à forte proportion d’énergies renouvelables…
Je n’ai pas lu l’étude du Cired. En revanche, j’ai regardé le rapport AIE/RTE. La synthèse est très amusante : elle commence par indiquer qu’un mix électrique quasiment uniquement renouvelable est « théoriquement possible en France », puis suivent 16 pages de réserves qui signifient qu’en pratique nous n’y arriverons pas. Il est écrit noir sur blanc qu’un système fortement éolien et photovoltaïque ne peut fonctionner qu’à partir du moment où vous avez une flexibilité massive dans la consommation. Cela signifie que le consommateur doit pouvoir se passer « automatiquement » (c’est le mot employé) d’électricité du réseau, en fonction des prix de marché ou des décisions des gestionnaires du réseau. Concrètement, on vous couperait, si nécessaire, votre électricité, sans vous demander votre avis. Je ne suis pas sur que les gens qui rêvent d’un système 100% ENR aient compris que cela faisait partie du paquet cadeau ! Quant aux cout des EnR, il me semble illusoire de penser qu’ils ne vont pas croître à nouveau demain.
Pourquoi ?
La fabrication des panneaux solaires et des éoliennes est aujourd’hui assurée par un système industriel dopé aux des énergies fossiles. Cette fabrication demande des engins de mines, qui fonctionnent au pétrole (pour aller chercher les minerais), de la métallurgie, qui est faite au charbon, de la chimie, qui fonctionne au gaz et au pétrole, des fours à ciment, qui utilisent du charbon et du gaz, des transports mondiaux et des engins de travaux publics, qui fonctionnent au pétrole, bref vous avez besoin d’un système industriel qui fonctionne essentiellement au gaz, au pétrole, et au charbon. Dans un monde débarrassé des énergies fossiles, et où tout le parc industriel est fortement diminué, est-ce que vous pensez vraiment que les coûts de production des éoliennes et des panneaux solaires vont rester identiques ? Ceux qui le pensent font un présupposé que je conteste, qui consiste à dire que le coût marginal dans un monde dopé aux énergies fossiles peut devenir un coût moyen dans un monde dépourvu d’énergies fossiles, et où la productivité industrielle sera divisée par 10 à 100. Ce calcul repose hélas sur une illusion économique.
Vous parlez beaucoup de décarbonation. On vous entend un peu moins évoquer les enjeux de redistribution liés à cette transition. Or les études le montrent : la quantité émise de CO2 est intimement liée aux revenus…
Les inégalités carbone reflètent, c’est vrai, les inégalités de revenus. Quand vous avez plus d’argent, vous avez un plus grand domicile, de plus grands besoins de chauffage, vous vous déplacez plus, et vous achetez plus. Mais pour régler le problème, il ne suffira pas de s’attaquer aux riches, malheureusement. Car même un « smicard » d’un pays développé comme la France a une empreinte carbone largement supérieure à ce qu’elle doit être si nous voulons atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris. Je suis très favorables aux règles pour lutter contre la consommation ostentatoire, en visant par exemple l’usage des jets privés, ou des grosses voitures. Mais penser que pour résoudre cette crise climatique il suffira de « faire payer le bourgeois », c’est malheureusement méconnaître les ordres de grandeur.
Avez-vous calculé récemment votre empreinte carbone personnelle ?
Je dois émettre aux alentours de 7 tonnes équivalent CO2 (la moyenne française est de 12 tonnes). J’ai réussi à me passer de la voiture pour mes déplacements quotidiens. Ma grosse marge de progression, c’est le chauffage de mon domicile – il est encore au gaz. Si je réussis à modifier cette variable là, je pense que j’aurais fait la moitié du boulot pour tendre vers 2 tonnes (l’objectif induit par les Accords de Paris). L’étude « Faire sa part », que nous avons publiée à Carbone 4, le montre : il y a ce sur quoi je peux agir, seul, et puis il y a les choses pour lesquelles c’est la collectivité qui doit engager des changements structurels, par exemple les bâtiments tertiaires, les procédés de fabrication ou les pratiques agricoles.