Interview parue dans le journal Le Monde du 20 février 2022.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous est celui, relu et amendé, que j’ai envoyé au journal. Entretien réalisé par Perrine Mouterde et Nabil Wakim.
Jean-Marc Jancovici, ingénieur et consultant, préside le groupe de réflexion The Shift Project, qui publie Climat, crises. Le plan de transformation de l’économie française (Odile Jacob, 256 pages, 11,90 euros), fruit d’un travail de deux ans pour dessiner les contours d’une France décarbonée. L’objectif affiché est de réduire de 5 % par an les émissions de gaz à effet de serre, au moyen d’une quasi-disparition des énergies fossiles et d’une forte sobriété dans les usages.
Pourquoi pensez-vous qu’il faille un plan pour transformer l’économie ?
Ce qui organise le monde aujourd’hui, ce sont des infrastructures et des capacités de production qui sont l’aboutissement de plusieurs siècles d’accumulation et qui ont des durées de vie très longues. Pour changer un réseau de transport ou d’électricité, il faut environ un siècle. Pour modifier l’urbanisme à large échelle, il faut plusieurs siècles. Le paysage agricole, il faut au minimum deux générations.
Donc si on veut changer ce système, si on veut garder la plus grande part possible de ce que les combustibles fossiles nous ont offert tout en supprimant ces sources d’énergie, on a besoin de voir loin et de faire les choses avec méthode. Sinon, soit on déstabilise tout le système, soit on ne fait rien parce qu’on craint de déstabiliser tout le système. Et faire les choses avec méthode, ça s’appelle planifier.
Mais qui doit bâtir ce plan ?
La seule manière d’avoir un plan qui survive aux alternances politiques, c’est qu’il y ait un consensus très fort des électeurs et de la société civile, qui transcende le responsable du moment. Aujourd’hui, par exemple, pas un seul candidat à l’élection présidentielle ne propose de supprimer la sécurité sociale, parce que les Français y sont viscéralement attachés. Il faut en arriver au même niveau de consensus pour la décarbonation, ce qui implique que ce plan soit forgé avec les acteurs qui devront le mettre en œuvre.
L’idée d’atteindre la neutralité carbone ne fait-elle pas déjà consensus ? La France, l’Union européenne et la plupart des Etats s’y sont engagés…
Il y a un consensus parce que beaucoup de gens n’ont pas vraiment compris l’ampleur du problème climatique, son côté systémique et le fait qu’il n’y a pas d’échappatoire. Ils sous-estiment cruellement « le sang et les larmes » qu’il faudra pour parvenir à la neutralité carbone. De nombreux acteurs, y compris dans le milieu économique, considèrent que c’est un objectif qui peut être atteint en conservant un monde essentiellement inchangé.
Au contraire, quand les gens réalisent à quel point cela demande de tout modifier, certains commencent à se dire que, finalement, le réchauffement climatique de 2 °C, ce n’est peut-être pas si grave… Donc il y a un consensus d’affichage, mais pas sur l’action que cela implique ni sur son ampleur.
Vous utilisez beaucoup la notion de « sobriété » dans le plan. Cela veut-il dire décroissance ?
Comment avons-nous travaillé autour de cette idée ? Nous avons utilisé la même méthode pour tous les secteurs que nous avons étudiés. Nous sommes partis des flux physiques et nous avons regardé à quelle vitesse maximale nous pouvions déployer tout ce qui est du ressort de l’amélioration technique afin de décarboner. Sans faire de pari sur des technologies de rupture qui n’existeraient pas encore à l’état de prototype : nous ne misons que sur des techniques déjà déployées ou déployables dans les trente ans à venir.
Une fois qu’on a fait cela, qu’on a poussé au maximum les améliorations technologiques, on se rend compte qu’en général, ça ne suffit pas pour atteindre la neutralité carbone dans la deuxième moitié du siècle. Il faut donc avoir recours à la sobriété. Par exemple, si on arrive à décarboner la production de 1 tonne de ciment de 70 % alors qu’il faudrait la décarboner de 80 %, les 10 % qui restent, on fait ça par la sobriété. Ce qui veut dire qu’il faudra produire moins de ciment.
Est-ce que cela implique un changement de modèle économique ?
Il faut probablement concilier sobriété et capitalisme. Pour moi, le capitalisme, c’est accepter la propriété privée des moyens de production et la propriété privée du patrimoine. Cela étant, la bonne question, c’est : « Où met-on le curseur entre ce qui relève de la collectivité et qui contraint, et ce qui relève du privé et où l’on fait ce qu’on veut ? »
Mais comment convaincre les Français d’accepter des contraintes nouvelles ?
La planification a un avantage, c’est qu’elle sécurise, et un inconvénient, c’est qu’elle contraint. Aujourd’hui, on a plus de liberté à court terme mais aussi plus d’incertitudes pour l’avenir. Collectivement, nous avons intérêt à évoluer vers un système dans lequel on a un peu plus d’efforts à faire à court terme et beaucoup plus de sécurité à moyen terme.
Par exemple, la France a mis en œuvre un plan pour lutter contre le tabagisme ; nous nous sommes imposés des restrictions sur la consommation de tabac avec l’assentiment de la majorité de la population, dont une large partie des fumeurs. Ou pour prendre un autre exemple, je ne pense pas qu’une majorité de Français considèrent illégitime d’avoir des limitations de vitesse sur la route.
Vous abordez le sujet du modèle agricole, en prévoyant la nécessaire création de centaines de milliers d’emplois alors que le secteur peine à recruter…
Le premier niveau de la réflexion, c’est d’admettre que pour faire baisser les émissions de 5 % par an, il faut redonner une place centrale à l’agriculture. Ensuite, il faut s’interroger sur ce qui peut donner envie à des centaines de milliers de personnes de se tourner vers le monde agricole, comment on les paye, etc. Un système agroalimentaire plus respectueux de l’environnement est un système dans lequel il y a plus de transformation et de valeur ajoutée près de l’exploitation. Donc, ça veut dire plus de monde – environ 1 % de la population française doit y aller –, ce qui est par ailleurs cohérent avec le fait qu’il faut faire dégonfler les villes.
L’équation pour le consommateur final va aussi changer. Ce qui permet aux prix des aliments d’être bas aujourd’hui, c’est le pétrole, le gaz et le charbon ! Ce qui veut dire que dans un monde moins doté énergétiquement, les prix de l’alimentation vont augmenter : nous consacrerons plus d’argent à l’alimentation, et nous achèterons moins souvent des téléphones ou des ordinateurs.
A l’inverse, vous projetez des centaines de milliers de suppressions d’emplois dans l’automobile…
On a essayé de regarder dans le détail ce que voulait dire cette transformation en termes de déplacements d’emplois. Non pas combien ça coûte, mais combien de personnes sont concernées. La logique est « physique » : dans un monde où il y a deux fois moins de voitures, il faut deux fois moins d’ouvriers dans le secteur, deux fois moins de mécaniciens, etc. A l’inverse, la pratique du vélo va se développer fortement, donc il va falloir créer des emplois dans la fabrication en France, mais aussi dans la distribution et la maintenance de cycles.
Sur cette question-là, comme sur d’autres, nous ne prétendons pas fournir une proposition opérationnelle aboutie. Mais nous souhaitons donner un cadre aux discussions : comment rendre attractifs certains secteurs, comment envisager les reconversions et la formation professionnelle nécessaires ?
Quelles sont les mesures qui peuvent être engagées avec un bénéfice rapide sur la baisse des émissions de gaz à effet de serre ?
On peut très rapidement favoriser les déplacements à vélo, la rénovation massive des bâtiments ou relancer la construction de centrales d’électricité bas carbone pilotable – c’est ce que vient de faire le président Emmanuel Macron en annonçant la construction future de plusieurs réacteurs nucléaires. On peut également inventer des modalités de protection de nos productions agricoles, pour mieux rémunérer les agriculteurs qui respectent un cahier des charges particulier.
Dans la campagne présidentielle, le sujet de la trajectoire à adopter face au défi climatique est assez peu présent…
On peut même dire qu’il est absent. Nous avons envoyé aux candidats une demande : nous écrire un texte pour expliquer en quelques pages comment ils comptent réduire les émissions de gaz à effet de serre, quels sont leur stratégie et leur plan d’action. Nous publierons leurs réponses en mars, assorties de nos commentaires.