Interview parue dans Le Monde Campus du 15 novembre 2021.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous est celui, relu et amendé, que j’ai envoyé au journal. Entretien réalisé par Marine Miller.
Pour certains étudiants de grandes écoles, il est devenu une icône. Chacune de ses conférences filmées compte des centaines de milliers de vues sur la plate-forme vidéo YouTube. Jean-Marc Jancovici, polytechnicien, fondateur de Carbone 4, cabinet de conseil spécialisé dans la « décarbonation » de l’économie, président du think tank The Shift Project et membre du Haut conseil pour le climat, multiplie les interventions : Sciences Po, Polytechnique, Centrale Nantes, l’ESCP… Cet expert de l’énergie et du climat, connu pour ses argumentaires en faveur de l’énergie nucléaire, est aussi enseignant à Mines ParisTech depuis 2008, où il dispense un cours de 20 heures sur l’énergie et le changement climatique.
Lors de ces conférences dans les écoles, le « fond » est quasiment toujours le même. L’ingénieur rappelle avec force graphiques et métaphores que notre économie est dopée aux énergies fossiles et que la décroissance énergétique est un horizon incontournable.
Mais c’est surtout la forme qui produit « l’effet Janco », la « claque » comme disent les étudiants : humour noir et acerbe, expressions récurrentes telles que « ordre de grandeur » et ou « règle de trois » , critique appuyée des médias, du personnel politique et des études supérieures inadaptées au monde sous contraintes qui s’annonce. Rencontre avec celui qui se rend « là où [il est] invité », et qui a évangélisé une partie de la « génération Z » à l’urgence écologique. publications.
Depuis plusieurs années, vous donnez des conférences dans les grandes écoles d’ingénieur, de commerce ou dans les IEP, pourquoi se limiter à ces institutions-là ?
Je vais là où on m’invite, et j’ai beaucoup moins de sollicitations en provenance d’universités que de grandes écoles. Mais quand j’en ai je ne dis pas nécessairement non ! Je n’ai pas décidé qu’il fallait restreindre la compréhension du problème climatique à une frange limitée de la population, et donc il n’y a pas de choix délibéré de ma part de m’adresser uniquement à l’élite.
J’ai accepté récemment l’invitation d’un Centre de Formation des Apprentis de la construction automobile, où j’ai fait ma conférence habituelle. Enfin c’est parfois l’école qui m’invite, comme c’était le cas à l’ESCP, mais ce sont aussi souvent les étudiants qui prennent l’initiative, comme à Polytechnique ou à Centrales Nantes.
Les écoles de commerce préparent toute une génération à des métiers et spécialités qui existent pour l’essentiel dans des grandes structures qui sont nées grâce à l’abondance énergétique. Il faut dire à ces étudiants que leurs métiers aussi seront impactés par les limites planétaires.
Dans vos conférences vous aimez “malmener” les étudiants, pourquoi ?
Nous sommes des animaux à la mémoire courte, et l’impression s’estompe avec le temps. C’est cela qui explique qu’un film d’horreur a cessé de vous faire peur quelques jours après l’avoir vu. Du coup, je mets facilement mon auditoire – pas juste les étudiants – un peu en dehors de sa zone de confort, pour qu’il en reste quelque chose des mois ou des années plus tard, quand il faudra passer à l’action !
Comment jugez-vous le positionnement des grandes écoles sur les questions de transition ?
Les élèves ont envie que les écoles se saisissent des enjeux plus que les écoles ne s’en saisissent réellement : autrement dit l’appétence des étudiants est supérieure à l’offre proposée.
Certaines écoles d’ingénieur commencent à bouger sous l’impulsion de la direction. Avec le Shift Project, nous travaillons par exemple avec le groupe Insa, qui s’est lancé dans un chantier structurant. Dans les écoles de commerce, c’est parfois plus compliqué, car la finitude du monde vient tamponner toute la théorie économique enseignée dans ces institutions. Les règles de base de la convention économique sont orthogonales avec les règles de la physique. Du coup l’initiative y vient plutôt de quelques professeurs. Et puis il y a la question de la formation des enseignants : il est plus facile de faire enseigner les bases physiques du changement climatique par un prof de mécanique en école d’ingénieur que par un prof de finance en école de commerce.
Un autre sujet -majeur- concerne la cohérence des programmes. Les écoles peuvent créer une filière, un cours électif, une option sur le changement climatique puis ensuite proposer un autre cours où on leur enseigne l’opposé : l’économie mainstream, le business as usual. Travailler sur la cohérence des programmes demandera souvent de s’attaquer aux acquis.
Enfin, les écoles sont parfois prises en étau entre les enjeux d’attractivité pour les étudiants et d’employabilité. La difficulté vient de ce que demandent les élèves est contradictoire avec ce que demandent les entreprises, ou avec les points importants dans les classements internationaux.
Pour les écoles de commerce, le prêt étudiant créé aussi un déséquilibre entre l’envie et la réalité du marché du travail. Quand vous avez 50 000 euros à rembourser, cela vous oriente plus vers un job mainstream que vers un rêve qui ne paye pas…
En 2018, 32 000 étudiants signaient un “manifeste pour un réveil écologique”, quel a été l’effet produit sur les entreprises en particulier celles que vous conseillez à carbone 4 ?
Ce manifeste a indiscutablement contribué à mettre le sujet à l’agenda d’un certain nombre d’entreprises. Mais c’est difficile de faire l’attribution des causes d’une manière précise, et donc je ne saurai pas quantifier cette contribution par rapport à d’autres survenues presque au même moment, comme par exemple la canicule de l’été 2018 qui a aussi été un déclencheur, ou la pression du monde financier..
Une partie de cette jeunesse diplômée et consciente des problématiques climatiques se demande aujourd’hui s’il faut aller dans les grands groupes pour tenter de les changer le l’intérieur : qu’en pensez-vous ?
Pour changer les grands groupes de l’intérieur il faut déjà y avoir acquis ses galons. On ne fait pas basculer une entreprise de l’intérieur quand on est jeune et débutant. Si vous êtes un jeune ingénieur dans les travaux publics et que votre entreprise construit des ponts, des tunnels et des autoroutes, vous aurez du mal à faire basculer l’activité vers la construction de pistes cyclables et de garages à vélo. Vous commencez à avoir un peu d’influence quand vous êtes à un poste de manager intermédiaire. Vous avez meilleur temps si vous êtes jeune d’aller dans une boite d’ingénierie et de vous mettre dans la spécialité piste cyclable. Par ailleurs, il n’y a pas nécessairement de solution à large échelle dans toute entreprise, Total, par exemple, n’a pas de solution évidente à moyen terme dans l’activité qui fait sortir du pétrole et du gaz de terre. Donc il faut choisir l’entreprise et le secteur au regard des grands défis à venir.
Changer les entreprises de l’intérieur en étant seul est par ailleurs impossible, donc il faut faire masse. Et il faut avoir un pouvoir de sanction, qui en pratique est celui de démissionner. La pression concerne donc surtout des gens qui ont le choix.
Comment analysez-vous la révolte de jeunes polytechniciens contre l’installation d’un centre de RD de Total depuis près de deux ans ?
Je pense que la mobilisation est extrêmement salutaire. Je ne comprends pas cette envie de la direction de l’école de vouloir imiter à tout prix le mode de fonctionnement – dépassé – du système américain, où l’entreprise privée finance l’université qui du coup se met à son service. Un centre de recherche privé n’a désormais rien à faire sur le terrain de l’X et à 200 mètres du bâtiment de la direction générale. Pour ma génération, il y avait une certaine insouciance, et l’esprit – moi y compris – c’était plutôt : après l’X, à nous le monde et l’argent ! Je trouve très bien que les élèves aujourd’hui retrouvent plus ce souci du bien commun. Les temps changent. Cette génération a une quête de sens qui pour nous était résolue par la facilité de la réussite individuelle. Ils savent que même avec un diplôme de l’X, cela ne les protégera pas des crises à venir.
Une partie des jeunes ingénieurs sont aux avant-postes des questions de transition, certains sont critiques du techno-solutionnisme enseigné dans leurs écoles. Qu’en pensez-vous ?
Ils ont raison, au sens où il faut apprendre à regarder les ordres de grandeur et les limites physiques. Normalement, la formation de l’ingénieur lui apprend à tenir compte des limites, c’est-à-dire de ce qui ne dépend pas de nous. Elle lui apprend aussi à faire la différence entre les ordres de grandeur. Les grandes visions techno-optimistes, qui consistent à parier sur une accélération encore jamais vue des « bonnes » innovations sans les mauvaises, sont plus souvent portées par des politiques ou des économistes que par des ingénieurs, même si ces derniers peuvent aussi basculer dans une forme de déconnexion du réel. C’est avant tout Bruno Lemaire qui veut de la croissance verte !
Est-ce que vous avez remarqué une différence de réception de vos conférences au fil des années ?
On me pose de moins en moins de questions techniques, et de plus en plus de questions “existentielles” sur comment se positionner face aux problèmes. J’ai l’impression qu’avec le temps j’ai aussi évolué : j’insiste de plus en plus sur le fait que le problème est dans notre logiciel à nous, qui nous pousse à vouloir toujours plus sans limite. Pour répondre à ces interrogations, je propose rarement mieux qu’une approche qualitative, basée sur ma propre expérience, en précisant que ça n’est que ça !