Interview parue dans le Journal des Activités Sociales de l’Energie du 2 avril 2021.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal, tout comme le titre. Le texte publié ci-dessous est celui, relu et amendé, que j’ai envoyé au journal. Entretien réalisé par Aurélien Bernier.
Spécialiste de l’énergie et du climat, Jean-Marc Jancovici alerte sur le trop grand recours aux énergies fossiles, polluantes et non durables. Il est partisan d’un mix énergétique incluant le nucléaire et d’une planification publique à long terme, car en matière d’énergie, les logiques de marché échouent fatalement à entretenir un système économiquement viable.
Peut-on dire que la France a une véritable politique énergétique qui articule à la fois la question des moyens de production et celle des usages ?
La politique énergétique française est malheureusement à l’image de la politique européenne : à la fois partielle et s’inscrivant dans un contexte qui n’est pas le bon.
Ce contexte est celui d’un « monde infini ». Cela signifie que notre politique énergétique postule que nous avons tout le temps, toutes les possibilités de déployer tout progrès technique, et enfin, que les erreurs ne portent pas réellement à conséquence : si l’on se trompe, ce n’est pas grave, on pourra faire marche arrière. Malheureusement, ce n’est pas du tout une politique énergétique adaptée au monde bien fini qui est le nôtre.
Dans ce monde-là, nous sommes dans une course contre la montre, nous n’avons pas nécessairement la possibilité de corriger les erreurs avant que leurs conséquences ne se fassent sentir de façon irréversible, et nous n’avons pas les moyens de courir tous les lièvres à la fois. Le schéma de pensée de l’Union européenne est aussi celui d’un monde de croissance, où les pénuries ne sont toujours envisagées que dans un futur suffisamment lointain pour que la technique soit alors prête à y faire face.
Ensuite, la vision des politiques énergétiques est trop partielle. En France, on se préoccupe beaucoup de l’électricité (alors qu’elle est déjà décarbonée pour l’essentiel !), un peu du gaz, mais très peu du pétrole. Ce combustible est uniquement traité du point de vue de la sécurité d’approvisionnement, mais il n’existe pas de réelle politique pour s’en défaire à la bonne vitesse, c’est un angle mort. Là encore, c’est le même problème au niveau européen. Le mot « pétrole » ne figure même pas dans la feuille de route de la Commissaire européenne à l’Énergie, alors qu’il s’agit de la première énergie consommée en Europe, et de la première source d’émission de dioxyde de carbone sur le continent !
C’est d’autant plus incroyable que nous sommes déjà en stress d’approvisionnement pétrolier et que ce stress va s’amplifier. Le Shift Project (groupe de réflexion fondé et présidé par Jean-Marc Jancovici, ndlr) a accès à une base de données très précise de tous les gisements de pétrole dans le monde, et la conclusion tirée de ces chiffres est très claire : l’approvisionnement pétrolier de l’Europe va continuer à décliner à l’avenir (tendanciellement, car il peut toujours y avoir des rebonds ponctuels), comme il le fait depuis 2006, et nous ne sommes pas du tout prêts à gérer cette situation.
Ce sera la même chose pour le gaz : alors que certains rêvent de remplacer le nucléaire par une combinaison d’énergies renouvelables et de centrales à gaz, nous ne sommes pas du tout sûrs de disposer des approvisionnements nécessaires en gaz. En résumé, c’est bien le cadre de raisonnement qui n’est pas le bon : celui de la croissance, et du temps infini.
Avec la nouvelle filière nucléaire de l’EPR et un grand chantier de rénovation du parc actuel, l’émergence du photovoltaïque et de l’éolien, de nouvelles orientations sur le gaz… Dans quelle situation industrielle se trouve la France en matière d’énergie ?
Notre situation n’est pas très bonne. Avec le photovoltaïque et l’éolien, il y a eu la tentative de faire émerger des filières industrielles nouvelles, mais qui n’ont pas fonctionné. Actuellement, la quasi-totalité des panneaux solaires viennent de Chine (les Allemands ont aussi perdu la partie dans ce domaine), et pour les éoliennes les grands industriels européens y ont délocalisé bon nombre de leurs usines.
Par ailleurs, la France avait un opérateur intégré efficace, de la construction des centrales à la distribution du courant, qui délivrait une électricité à bas prix, sans coupure de courant, et qui contribuait au solde exportateur de la France. Nous avons délibérément « cassé le jouet » au nom d’une concurrence vue comme l’alpha et l’oméga, quel que soit son secteur d’application. Malheureusement, il était prévisible que le découpage d’EDF en « petits bouts » aboutirait à l’exact inverse du résultat désiré : c’est lié à la nature particulière de l’électricité, et notamment son caractère non stockable.
S’est ajoutée à cela la pression antinucléaire allemande, qui s’est diffusée en Europe, et a débouché sur une pression « pro-énergies renouvelables électriques », qui explique le choix du photovoltaïque et de l’éolien. Mais il faut bien comprendre qu’en faisant cela, nous avons augmenté nos importations, puisque les composants de ces génératrices viennent de Chine. En France, nous avons développé un marché pour l’Empire du Milieu, sans procurer le moindre avantage pour les consommateurs et les citoyens tricolores. Dans les pays qui économisent un peu de gaz et de charbon avec l’essor des énergies renouvelables, le déficit commercial reste une réalité, mais au moins ils évitent un peu de dioxyde de carbone, ce qui n’est même pas notre cas.
Le nucléaire est une filière de très long terme, ce qui veut dire que c’est un domaine étatique par construction. D’ailleurs, les nouveaux champions mondiaux du nucléaire sont des États forts : la Chine et la Russie. On ne fait pas de nucléaire de manière sérieuse dans un pays sans un État planificateur et constant. Le Royaume-Uni en a fait la démonstration magistrale « par l’absurde » : il a laissé le secteur privé gérer le système « à ses frais et à ses risques et périls », avec concurrence partout et zéro cadre. Résultat : aucun renouvellement de centrale. Il a fallu que l’État intervienne de manière directe (avec des prix, du capital et des risques garantis) pour que le nucléaire redémarre.
La France prend malheureusement un chemin identique à celui des Britanniques. Notre « laisser faire » s’appelle le « stop and go », et la concurrence à l’aval raccourcit les horizons de temps. On ne décide pas d’une stratégie nucléaire, qui peut nous engager pour un siècle, sur la base des prix du marché de la semaine dernière ! En France, l’État a directement souhaité l’affaiblissement du nucléaire, d’une part en le présentant comme un ennemi dans nombre de discours de dirigeants politiques, et d’autre part en ne s’opposant pas aux lubies de la Commission européenne sur la concurrence dans le domaine électrique.
Je suis peut-être naïf, mais je suis convaincu que si le gouvernement français avait mis son veto absolu au démantèlement d’EDF, la France aurait pu faire reculer Bruxelles. Mais les gouvernements français, de « gauche » comme de « droite », ont été intoxiqués par les économistes libéraux.
Actuellement, deux projets de réforme (le plan Hercule et le plan Clamadieu) visent à morceler les secteurs de l’électricité et du gaz. Quelles en seraient les conséquences sur la politique énergétique de la France ?
Continuer à découper en petits bouts concurrents ou indépendants les uns des autres engendre trois types de risques : un risque de raccourcissement des horizons de temps (parce que la planification est plus difficile pour un ensemble d’acteurs indépendants que pour un acteur intégré) ; un risque de hausse des prix (parce que le découpage en petits bouts impose des coûts de transaction à toutes les interfaces et, à l’arrivée, ça coute plus cher) et un risque de problèmes techniques (parce que l’expertise pointue ne se décentralise pas facilement).
La hausse des prix en tant que telle ne me pose pas de problème. Ce qui importe, c’est de savoir à qui elle bénéficie. Si elle crée des rentes privées, sans favoriser les investissements pour la décarbonation de l’économie, elle détourne des moyens d’un objectif essentiel. Or, la première phase de libéralisation a justement créé des rentes d’acteurs privés (et à peu près seulement cela), sans aucun investissement qui en a résulté.
On a juste ajouté des coûts de transaction à tous les étages, enrichi les actionnaires et les sociétés de conseil, mais le système fonctionne moins bien après qu’avant. Si on continue dans la même voie, on va ajouter encore des coûts de transaction, de la complexité, de la fragilité, et obtenir un système qui fonctionnera encore plus mal, au risque de dysfonctionnements majeurs.
Pourquoi persévère-t-on dans l’erreur ? Parce que, dans l’Union européenne et en France, les décisions sont prises sur des bases économiques et non physiques. Les théoriciens de l’économie libérale expliquent toujours que ce n’est pas la théorie économique qui pose problème, mais son application. Si ça ne fonctionne pas, c’est que vous avez mal appliqué la recette, non que cette dernière est inappropriée par nature.
Si l’on réfléchissait sur des bases physiques et non plus strictement économiques, la politique énergétique serait très différente. Tout en accordant une priorité absolue à la sobriété, on conserverait la production électrique, largement décarbonée, pour le chauffage (pompes à chaleur), la chaleur industrielle et une partie de la mobilité. Je suis même favorable à un accroissement du parc nucléaire pour faire de la substitution à l’aval. Par contre, le gaz est une énergie fossile dont il faut à terme se passer, comme le pétrole. Une des questions centrales est donc de savoir comment faire passer les agents qui travaillent dans la filière gaz vers la filière électrique.
Je précise qu’il n’est pas possible selon moi de remplacer le gaz fossile par du gaz « vert » (en pratique, du biogaz), car le gisement n’est absolument pas suffisant. On produira bien-sûr du biogaz, mais pas assez pour maintenir la consommation actuelle, ni même sa moitié, et peut-être même pas son quart. Pour autant, la libéralisation du gaz est aussi peu inspirée que la libéralisation du secteur électrique.
On abandonne aux forces du marché la politique énergétique, c’est-à-dire la planification à long terme qui devrait relever de l’État. C’est à la fois de la paresse intellectuelle, et une forme de lâcheté : cela consiste à considérer que l’État est inutile, puisque « le marché » fera beaucoup mieux que toute réglementation publique !
Que pensez-vous de la réflexion sur les communs ? S’applique-t-elle à l’énergie et si oui, qu’est-ce que cela signifie en matière de propriété et de gestion des systèmes énergétiques ?
L’intensité capitalistique des infrastructures associées fait que les systèmes énergétiques sont en pratique des monopoles naturels. En la matière, on peut donc aller du monopole public à un oligopole (marché dominé par un petit nombre d’offreurs, ndlr), dont le fonctionnement et le niveau de rente sont encadrés par la puissance publique.
Le modèle concessif des autoroutes, par exemple, est lui-même très encadré par l’État (tarifs, durée de la concession…), et si la privatisation de la rente est discutable pour certains, on ne peut pas dire pour autant qu’il s’agisse d’une gestion libérale. C’est la même chose pour l’eau : la gestion peut être transférée mais la collectivité garde la main.
Dans l’électricité, je crois que la propriété privée des moyens de production et la libre fixation des tarifs ne peut pas déboucher sur un système stable et performant. La sanction sera douloureuse, car l’électricité est un bien indispensable. Le coût économique et sanitaire d’un grand black-out en France serait extrêmement élevé, bien supérieur à celui d’un grave accident nucléaire.
La question du contre-pouvoir des citoyens est souvent posée. Mais je ne crois pas à un système où les citoyens contrôlent la gestion en continu. Le contrôle démocratique s’exerce par les élections pour définir le mandat a priori, et par un contrôle a posteriori. Comme l’a montré l’histoire des entreprises publiques EDF et GDF, la gestion d’un bien commun n’est pas du tout incompatible avec la délégation à un acteur dédié.
Le discours sur la décentralisation des systèmes électriques est très en vogue. Quel est votre avis à ce sujet ?
Dans un réseau électrique, on confond la multiplication des installations avec la décentralisation. Mais une éolienne alimente le réseau, pas les habitants à proximité. Quand il est midi en Allemagne l’été, toute l’Europe se retrouve avec un surplus d’électricité solaire sur les bras : c’est bien la preuve que le côté « local » n’existe pas ! L’Allemagne doit renforcer son réseau après avoir installé plein d’éoliennes chez elle : pourquoi faudrait-il le faire, si la consommation était réalisée « localement » ? RTE indique que, comme en Allemagne, il sera aussi nécessaire de renforcer le réseau en France pour accueillir les énergies renouvelables électriques.
Pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, une autre idée en vogue est de mettre en place un crédit individuel carbone. Qu’en pensez-vous ?
C’est possible en théorie, mais il y a très loin de la coupe aux lèvres. En pareil cas, chaque produit devrait avoir un « prix carbone » (décompté du crédit lors de l’achat), et pour cela, chaque entreprise ayant concouru à sa fabrication partout dans le monde devrait tenir une « comptabilité carbone ». Rien que pour la France, il faudrait des centaines de milliers de salariés (des « comptables du carbone ») pour faire fonctionner un tel système !
Par ailleurs, cela reviendrait à mettre en place des tickets de rationnement. Pour accepter ce genre de solution, il faut un partage large de l’ampleur du problème climatique, et nous n’y sommes pas aujourd’hui. Il me semblerait beaucoup plus simple et plus rapide d’avoir quelques politiques sectorielles bien conçues avec des obligations de moyens : dans la mobilité, dans le bâtiment, dans l’agriculture… Cela renvoie au problème de la constance des politiques publiques. L’État doit reprendre la main – il est tout à fait légitime pour ça – et ne pas déléguer ces choix aux forces de marché.
On parle beaucoup de l’hydrogène (dans le plan de relance du gouvernement, dans les stratégies territoriales…). Cet engouement n’est-il pas une fuite en avant pour éviter la question gênante de la décroissance des consommations ?
Une économie en contraction ne nous interdit évidemment pas de réaliser des améliorations technologiques. Cependant, l’hydrogène permettant de « voler propre » et de « rouler propre » sans effort majeur de sobriété sur nos usages relève de la pensée magique. Ce n’est pas nouveau : le cerveau humain est toujours séduit par des idées dont on pense qu’elles vont nous dispenser de l’effort…
L’hydrogène peut être intéressant pour des usages précis. D’abord il faut le fabriquer différemment aujourd’hui, où il s’obtient avec du gaz naturel, et cause l’émission de 10 tonnes de dioxyde de carbone par tonne d’hydrogène. Il faudra l’obtenir par électrolyse avec de l’électricité nucléaire, ou éventuellement renouvelable (mais ce sera physiquement moins efficace).
La quantité d’électricité nécessaire et les problèmes logistiques interdisent d’envisager une conversion à l’hydrogène d’une large fraction de nos engins de transport. La moitié de l’hydrogène actuel sert à fabriquer des engrais, et on peut décarboner cette production. On peut aussi envisager de faire une large partie de notre acier avec de l’hydrogène plutôt qu’avec des hauts fourneaux à charbon, donc sans émettre de dioxyde de carbone.
Ce qui nous ramène encore au débat sur le nucléaire ?
Oui. Le double objectif d’un mode de vie encore un peu industrialisé et d’un défi climatique résolu dépend largement de notre capacité à développer le nucléaire, la biomasse ou l’hydroélectricité. Or, la biomasse nécessite du foncier et l’hydroélectricité nécessite des dénivelés. Dans un pays comme la France, relativement plat et densément peuplé, se priver du nucléaire revient à rester dépendant des énergies fossiles et à augmenter les émissions de gaz à effet de serre « tant que ça passe » (et ça ne passera pas indéfiniment). Ce seront alors des mauvaises surprises comme la Covid (ou pire, hélas) qui se chargeront de décarboner nos vies à la place de notre volonté.