Interview parue dans Le Figaro Magazine du 9 juillet 2021.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre, et je confesse que je n’aime ni le titre choisi – « Jean-Marc Jancovici: Les éoliennes et les panneaux solaires n’ont pas servi à décarboner le pays » – ni le chapô. Le titre aurait aussi bien pu être « Jean-Marc Jancovici: le nucléaire n’évitera pas la sobriété » et, chez les Verts, je n’ai ni « ex-amis » ni « ex-ennemis ».
Le texte de l’interview ci-dessous est celui, relu et amendé, que j’ai envoyé au journal. Celui publié par écrit contient a minima une erreur sur mon prénom, et un gros contresens sur la première réponse (indiqué entre crochets dans l’interview). Celui publié en ligne corrige l’erreur sur mon prénom, mais change (un peu) le libellé de la première question, et n’a pas supprimé le contresens. Je n’ai pas regardé pour le reste si le texte publié était conforme à ce que j’ai envoyé. Entretien réalisé par Charles Jaigu.
Il y a un an, on fermait la centrale de Fessenheim prématurément, au nom d’une montée en puissance des énergies renouvelables. Jean-Marc Jancovici dénonce depuis très longtemps cet entêtement antinucléaire de ses ex-amis Verts. À la tête du « Shift project », il prépare pour l’automne des propositions complètes de transformation de l’économie française pour tenter de peser sur le débat présidentiel qui vient..
Il y a quinze ans déjà, vous étiez de ceux qui essayaient d’influer sur le débat de la présidentielle. Quel bilan faites-vous de toutes ces années de « sensibilisation » de l’opinion et des politiques ?
Malheureusement, il est mince. L’opinion entend certes plus parler de réchauffement climatique [le texte imprimé est « l’opinion n’entend certes plus parler de réchauffement climatique » ; un petit n’ rajouté on ne sait pourquoi inverse le sens de la phrase !], mais la proportion de ceux qui ont bien compris le problème n’est pas plus élevée. J’ai récemment découvert qu’un ministre croyait que la baisse des émissions de gaz à effet de serre dans un pays préservait avant tout le climat de ce pays. C’est un exemple parmi tant d’autres. Deux tiers des Français pensent que le nucléaire est aussi néfaste que les hydrocarbures pour le climat, et la plupart des gens pensent qu’une dizaine d’années suffirait pour que la planète retrouve un équilibre climatique si on cessait du jour au lendemain toute émission en CO2. En fait, c’est plus de dix mille ans.
Et que dites-vous des différents Grenelles de l’environnement et des efforts de verdissement de l’action publique ?
Le climat n’est toujours pas un facteur premier des politiques publiques. Le dernier exemple qui me vient à l’esprit est le rapport de la Cour des comptes européenne qui estime qu’en dix ans les cents milliards d’euros de la Politique Agricole Commune n’ont pas eu d’effet sur la baisse des émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture. De même, en France les émissions des transports n’ont quasiment pas baissé, et les baisses ponctuelles sont venues d’un problème sur le pétrole, et non de décisions politiques. Rien n’a significativement changé non plus du côté du chauffage.
Qu’en est-il des milliards déversés dans le développement des énergies renouvelables ?
Les éoliennes et les panneaux solaires ont absorbé cent cinquante milliards d’euros depuis 15 ans. C’est un effort très important, mais qui n’a pas servi à décarboner le pays. A ce prix-là, on pouvait mettre 1 million de km de pistes cyclables en France, ou sortir le fuel et le gaz du chauffage pour les remplacer par des pompes à chaleur. Outre que les moyens ne sont pas affectés là où c’est utile, nous avons par ailleurs continué à faire « comme avant » ailleurs. Donc le discours a changé, les actes très peu, et la schizophrénie a fortement augmenté.
Quel objectif vous fixez-vous pour cette élection présidentielle ?
Au Shift Project, nous travaillons depuis un an à un « plan de transformation de l’économie française« , qui correspond aux accords de Paris « pour de vrai ». Il inclura la construction automobile, la santé, l’alimentation, le logement, l’industrie, le tourisme, etc, et il sera consultable en ligne. On sortira notre synthèse cet automne. Personne dans le monde, à ma connaissance, n’a fait cet exercice de mise en cohérence de la totalité des pans de l’économie avec une baisse continue des émissions, ce qui signifie – pour des raisons physiques – la fin de la croissance. Tous les scénarios de place nous parlent en fait de croissance verte, même Greenpeace.
Si vous ne croyez pas en la croissance verte, donc vous êtes décroissantiste.
Oui, d’une certaine manière. Mais je n’annonce pas la fin du monde avec gourmandise, et je ne crois pas que la rupture avec le capitalisme est une solution politique miracle qui fera le bonheur de l’humanité. Je pense juste que la décroissance physique est une réalité qui va s’imposer de toute façon. La contraction des ressources énergétiques va mécaniquement nous emmener sur la voie d’une contraction du PIB. Maintenant, cette évolution est un peu comme vieillir : ce n’est pas un souhait, mais si on l’organise bien, ce n’est pas trop désagréable….
Mais pour quelle raison devrait-on renoncer à l’idée que l’on peut avoir de la croissance, mais une croissance vertueuse, très peu émettrice de gaz à effets de serre ?
Moins de CO2, c’est moins d’énergies fossiles. Or ce sont des énergies physiquement supérieures à toutes les autres. Elles sont denses, pilotables, faciles à exploiter et à transporter. Les énergies renouvelables, c’est souvent tout le contraire. Elles sont diffuses, partiellement ou non pilotables, et donc compliquées à exploiter. D’ailleurs l’humanité sait très bien à quoi ressemble un monde fondé sur les énergies renouvelables. Elle l’a pratiqué pendant des milliers d’années, avant la révolution industrielle. Ce monde-là ne connaissait pas la croissance du PIB, ni les dix millions de références produits que nous avons aujourd’hui, et il n’abritait pas dix-milliards d’individus, mais un milliard, dont l’espérance de vie était de 30 ans. Conserver le monde industriel sans ce qui a permis son essor, c’est une gageure.
En général, c’est le moment de la conversation où un ange passe…
Je comprends que cette idée soit difficile, car dans les media vous avez plus souvent des économistes que des physiciens, et les premiers raisonnent le plus souvent comme si la croissance était acquise pour l’éternité. Ce n’est pas mon analyse. Je pense que l’économie doit devenir sobre – c’est la version politiquement correcte de décroissance, et qu’il est encore possible de gérer cette sobriété au lieu d’attendre qu’une succession de catastrophes nous l’impose de l’extérieur. Il faut anticiper car l’humanité urbaine ne pourra pas se réfugier « à la campagne » en cultivant son jardin. Selon qu’on y arrive ou pas, on protégera peut-être la paix dans le monde.
Il y a beaucoup de propositions sur les mix énergétiques possibles, la dernière en date est celle de l’Agence internationale de l’énergie. Elle parie sur les renouvelables, et tolère une présence du nucléaire. Qu’en dites-vous ?
L’AIE souffle le chaud et le froid : après avoir proposé la croissance verte basée sur l’électrification renouvelable massive, elle a indiqué que, pour y arriver, la production de nickel devrait être multipliée par vingt dans les vingt ans qui viennent, et celle de cuivre par trois. Il faut en effet 50 fois plus de métal pour faire un KWh solaire que charbon ou gaz (ou nucléaire). Qu’est ce qui nous garantit que ce métal sera disponible dans les quantités requises, alors que la teneur en métal des minerais baisse, au surplus dans un monde en contraction puisque les combustibles fossiles baissent ? Car il faut des hydrocarbures pour produire les métaux qui composent éoliennes et panneaux solaires. Ces scénarios de déploiement massif des énergies renouvelables ne sont pas « bouclés », donc restent des souhaits non démontrés.
D’où vient cet aveuglement éolien et solaire ?
Nous avons tous tendance à extrapoler les évolutions du moment. Or, actuellement, déployer des éoliennes et des panneaux solaires est facile, parce que nous en avons fait très peu au regard de notre usage global de l’énergie. Ce n’est qu’avec un certain volume qu’apparaissent les limites. Par exemple, le solaire et l’éolien sont très gourmands en foncier et donc en biodiversité, mais aussi en ressources minérales (métaux, ciment…). Tant que les volumes sont petits, la productivité du système industriel global permet de « porter » le déploiement de sources marginales moins performantes. Mais cela ne présuppose pas que nous irons au terme sans problème.
Qu’en est-il du nucléaire ? La production d’électricité mondiale est assurée à 40% par le charbon et à 10% par du nucléaire. Il faudrait construire plus d’un millier de réacteurs en vingt ans…
Le nucléaire est souhaitable, mais il ne va pas nous dispenser des efforts massifs de sobriété. Même avec nucléaire, on ne se déplacera plus dans des véhicules d’une tonne et demie, mais avec des vélos électriques. On mangera moins de viande, et on travaillera plus avec nos mains. En revanche je suis convaincu que moins nous avons recours au nucléaire, plus nous faisons courir des risques à la société. Fermer prématurément des réacteurs, comme nous l’avons fait il y a un an exactement avec Fessenheim, c’est augmenter le risque de perdre la course contre le changement climatique. Et par ailleurs, plus on remplacera une part importante des 2200 GW de centrales à charbon mondiales par des centrales nucléaires, mieux on se portera. Mais on ne pourra pas tout remplacer dans les délais. Je suis donc un décroissantiste pronucléaire.
Qu’en est-il du nucléaire en France, faut-il se dépêcher de renouveler notre parc avec de nouveaux EPR ?
On a très mal géré la filière nucléaire depuis vingt ans, à coup de stop and go, parce que nos responsables politiques, français et européens, s’imaginent – à tort – que nos hésitations sont sans conséquences graves. Malgré ce temps perdu, je ne suis pas d’accord avec ceux qui estiment que nous n’avons plus la capacité industrielle pour faire sortir de terre une nouvelle génération de centrales. Avec un fort consensus commandé par le sens de l’urgence, tout peut fortement s’accélérer.
Mais cette décision tarde à venir, par peur de brusquer l’opinion…
Si l’opinion comprend que l’énergie est ce qui permet à notre monde d’exister, et que les erreurs d’arbitrages sur la filière énergétique se paieront en destruction d’environnement, espérance de vie, chômage, santé… alors l’opinion bougera. Même notre système de soins dépend de l’énergie disponible !