Interview parue dans Le Figaro du 15 avril 2022.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal et non soumis à relecture, tout comme le titre. Le texte de l’interview ci-dessous a été relu et amendé par mes soins. Entretien réalisé par Eugenie Bastié.
Jean-Marc Jancovici est polytechnicien, ingénieur et enseignant. Il intervient régulièrement sur des sujets relatifs à l’énergie et à l’écologie. Il est l’inventeur principal de la notion de «bilan carbone». Il a cofondé Le Shift Project , laboratoire d’idées consacré à la lutte contre le réchauffement climatique et la transition énergétique. Il a publié récemment avec Christophe Blain Le monde sans fin (Dargaud), une BD passionnante sur les enjeux du réchauffement climatique.
LE FIGARO.- Depuis l’entrée en guerre de la Russie, la question de l’énergie, de son coût, de son acheminement, et de son caractère vital pour l’économie, est à nouveau sur le devant de la scène. Cette crise est-elle le grand révélateur de notre aveuglement en matière d’énergie ?
Jean-Marc JANCOVICI.- Je ne sais plus quel personnage a dit : « L’histoire nous apprend que nous n’apprenons rien de l’histoire ». Nous avons déjà eu des épisodes de cette nature, notamment le choc pétrolier de 1973. Ce dernier est une conséquence du passage du pic de production du pétrole aux Etats-Unis, qui a conduit ce pays à être rapidement et massivement importateur du Moyen Orient, ce qui a impacté les capacités de la zone à fournir un ensemble de pays développés en croissance très rapide. Le choc pétrolier est une discontinuité physique, exactement comme on a en ce moment. Pour les gens qui connaissent bien les sujet pétrole et gaz, la seule question était de savoir quand un épisode de même nature allait de nouveau arriver. L’Union européenne importe 94% de son pétrole. L’Europe géographique, en incluant le Royaume-Uni et la Norvège qui sont producteurs, en importe 75%. Dans ces importations, un tiers provient de Russie. Indépendamment de la guerre en Ukraine, une analyse récente du Shift Project montre que l’approvisionnement en pétrole pour l’Europe dépend d’une majorité de pays en déclin ou en passe de l’être. La seule question pour un soubresaut était celle du déclencheur.
Comment expliquez-vous qu’on réagisse moins fortement aujourd’hui que lors du choc pétrolier de 1973 ?
A l’époque nous avions pris des mesures beaucoup plus courageuses que celles d’aujourd’hui : mise en place de la première règlementation thermique pour la construction et température intérieure limitée par décret, limitations de vitesse, lancement de 50 réacteurs nucléaires (et pas 6 comme aujourd’hui), et aux USA il y a même eu un rationnement du carburant. Quelques décennies de néolibéralisme plus tard, l’Etat est désormais réticent à imposer des mesures drastiques. Le Covid a été considéré comme assez grave pour faire entorse à cette tendance, puisqu’il a été demandé aux gens de ne pas bouger de chez eux pendant deux mois, mais on n’est pas capable aujourd’hui de baisser la vitesse de circulation à 110 km/h sur les autoroutes pour faire face à la crise de l’énergie. Plus étonnant : les gilets jaunes se sont révoltés alors que le prix du carburant était à 1,5 euros, et aujourd’hui, à presque 2, tout le monde fait le dos rond. L’augmentation du prix de l’essence par la fiscalité fait plus protester que son augmentation par raréfaction de l’offre. Cela signifie qu’il est plus acceptable de remplir les caisses de M. Poutine que de remplir celles de notre état. C’est tout de même une bizarrerie !
Comment jugez-vous l’impuissance des Européens à établir des sanctions sur le gaz et le pétrole russe ?
Le pétrole et le gaz sont disponibles sur terre en quantité finie. La quasi-totalité des producteurs ont désormais passé leur pic de production. Se passer du troisième d’entre eux, qui est quasiment au niveau du 2ème (l’Arabie saoudite), n’est physiquement pas possible si nous voulons conserver un approvisionnement constant. Nous pourrions donc nous en passer, mais la contrepartie serait une décélération forte de l’économie, puisqu’un tiers – ou même un quart – de pétrole en moins c’est autant de transports en moins à bref délai. La production russe fournit 40% du gaz utilisé dans l’Union européenne. S’en priver demain matin signifie, concrètement, d’arrêter de chauffer la majorité des bâtiments chauffés au gaz. C’est physiquement possible, mais la question est de savoir si les gens sont prêts à ces efforts pour soutenir les Ukrainiens.
La fermeture de Fesseinheim a-t-elle eu un impact sur notre dépendance énergétique ?
A court terme oui. Juste après la fermeture de Fessenheim, la production supprimée a été compensée par des énergies fossiles, des centrales à charbon et à gaz, en France ou hors de France. En effet les capacités éoliennes et solaires ne peuvent instantanément fournir plus puisque l’intégralité de leur production est déjà prioritaire sur le réseau. Des capacités renouvelables additionnelles sont ensuite venues en partie remplacer Fessenheim, mais avec du fossile en appui. Fermer Fessenheim a clairement conduit à émettre plus que si on n’avait pas fermé.
Penser que la crise de l’énergie ne sera que transitoire est-il illusoire ?
A chaque crise il y a l’espoir un « retour à la normale » suivra, ce qui n’est déjà plus le cas. Les chocs pétroliers ont acté la fin des trente Glorieuses, la crise de 2008, une explosion de la dette et des taux négatifs… Après le Covid, des secteurs entiers ne sont toujours pas revenus à la normale, avec des problèmes d’approvisionnement qui durent dans le temps. Sur l’énergie, et en particulier sur le pétrole, on va avoir de moins en moins de « retour à la normale ». L’ensemble de la société ne s’orientant pas vers une décarbonation accélérée, ces crises vont se multiplier. Nous allons subir de plus en plus de défauts d’approvisionnement. La « crise de l’énergie » est en fait l’expression d’une contraction qui va durer.
La nécessité de la sobriété énergétique est-elle inexorable ? Ne peut-on pas parier sur des ruptures technologiques (l’hydrogène ou la fusion nucléaire) qui rendront possible de continuer avec le même modèle ?
A force de ne voir l’énergie que sous l’angle du coût, on en oublie que c’est d’abord une grandeur physique. Elle est régie par la loi de conservation qui nous impose un fait : on ne peut pas utiliser une énergie qui n’existe pas dans la nature. Par exemple il n’y a pas d’hydrogène libre dans la nature en quantité significative. Pour le fabriquer on utilise actuellement du gaz ou du charbon. Et plus généralement aucun cocktail d’innovations techniques n’a spontanément enclenché une baisse des émissions, sinon nous l’aurions déjà vu !
Peut-on parier sur le tout nucléaire ?
Le pari d’un développement rapide du nucléaire bute sur des « limites » d’acceptabilité et de compétences. La barrière au nucléaire n’est pas tant une barrière de matériaux (la quantité de béton qu’on met dans une centrale nucléaire par rapport à celle qu’on emploie chaque année est dérisoire, et la quantité d’uranium pas énorme), mais une barrière de compétences. Il faut d’abord réglementer au bon niveau. Cela signifie se prémunir contre les risques d’une mauvaise exécution, mais si les règles sont trop contraignantes, elles empêchent de faire dans les délais, et à ce moment apparaît un risque bien plus important : celui d’un défaut de fourniture électrique dans un pays qui en dépend partout. Il faut ensuite avoir les compétences pour faire, et surtout les maintenir dans la durée, ce qui demande une constance dans l’effort. Aujourd’hui, on déploierait du nucléaire beaucoup moins vite que quand on a lancé le premier parc. C’est du aux procédures qui n’existaient pas avant (par exemple les débats préalables) et aux conceptions plus contraignantes pour la construction. Si on pense vraiment qu’il y a urgence, il faudra à un moment donné arbitrer les risques et peut être décider d’alléger les procédures préalables ou de simplifier les dessins. Incidemment, c’est ce qu’on a fait pour l’éolien : considérant qu’il faut aller plus vite, le pouvoir a diminué les possibilités de recours. Ce qu’on fait pour les énergies renouvelables – au nom de l’urgence climatique – peut très bien être décidé pour le nucléaire. Un autre obstacle au nucléaire est le cadre économique. Le nucléaire est une énergie qui nécessite des investissements très élevés, et a besoin de stabilité des prix. C’est une énergie qui produit des MWh économiques s’il peut disposer de capitaux à faibles taux d’intérêt, ce qui signifie qu’il est développé dans un cadre public. A ce propos, la « libéralisation » de l’électricité a été une ânerie sans nom : elle a rendu les prix volatils et rendu impossible les investissements « spontanés » de long terme. Bref, si on prend le pari du nucléaire on fait un pari de compétences et de cadre économique et réglementaire stable et adapté. Si on fait le pari du renouvelable (en forte proportion s’entend), il faut parier sur la disponibilité des matériaux (beaucoup plus que pour le nucléaire), sur la disponibilité des emplacements, et sur la disponibilité des moyens permettant de rendre le réseau pilotable, c’est-à-dire du stockage, et des moyens disponibles chez les voisins quand ils ne le sont pas chez nous (c’est cela qui se cache derrière « interconnexions »), toutes choses qu’on ne sait pour l’instant pas bien faire.
Ça veut dire que quoi qu’il arrive, on devra mettre en place de la sobriété ?
Toutes énergies confondues, la France consommait avant covid aux alentours de 1800 milliards de Kilowatt-heures par an (en énergie finale), dont un peu moins de 400 en nucléaire. Si on divise la quantité d’énergie qu’on utilise par deux, on arrive à 900 : même si on double le nucléaire, on aura besoin de sobriété. Nous n’y couperons pas. Il faut mieux que cette sobriété soit pilotée que subie, car la sobriété subie, cela s’appelle la pauvreté.
L’écologie des petits gestes (mettre un pull, baisser le chauffage) est-elle utile ?
Je crois plutôt à l’écologie des gros gestes ! Avec Carbone 4, nous avions sorti une étude « Faire sa part » qui montrait que, au niveau de l’individu, l’ensemble des gestes à sa portée permettait de diviser son empreinte carbone par deux (l’autre moitié vient de choix collectifs sur l’industrie, l’énergie, l’agriculture). Là dedans ce sont les gros gestes qui comptent : éteindre la lumière quand on sort d’une pièce ou bien trier ses déchets a très peu d’impact, ce qui compte vraiment c’est changer de moyen de transports (ne plus prendre l’avion, se passer de voiture), décarboner son chauffage (ne pas avoir de chaudière à fioul ou à gaz), manger moins de viande, et acheter le moins d’objets possible.
Pendant cette campagne présidentielle, tous les candidats ont parlé de réindustrialisation. Celle-ci est-elle compatible avec l’impératif écologique ?
Oui, si la réindustrialisation consiste à fabriquer chez nous avec de l’énergie décarbonée des choses que nous importons aujourd’hui et qui sont fabriquées avec de l’énergie carbonée. Par exemple, la production d’aluminium est extrêmement intensive en électricité. Si on fabrique les objets en aluminium en France avec du nucléaire plutôt qu’en Australie et en Chine avec de l’électricité au charbon, cela économisera des émissions. Il en va de même pour les batteries qu’il faudrait fabriquer chez nous (ou en Suède !) avec de l’énergie décarbonée, en traitant en France toutes les étapes qui suivent l’extraction des minerais. Cela diminuerait significativement les émissions de fabrication des voitures électriques. Mais pour cela il faut être sur que l’énergie supplémentaire nécessaire pour cette réindustrialisation soit à la fois disponible et décarbonée !
La question de l’énergie pose le problème de l’efficience démocratique. On le voit, par temps d’élection, demander davantage de sobriété énergétique est impossible. Cela va-t-il poser un problème sur le long terme ?
La transition énergétique, qui exige une « poigne de fer » peut-elle avoir lieu dans un cadre démocratique ?
Ça dépend ce qu’on appelle une démocratie. La seconde guerre mondiale a demandé une sacrée poigne de fer. Deux pays, les Etats-Unis et la Grande Bretagne sont restées des démocraties tout en menant un effort de guerre extraordinaire : aux Etats-Unis on a réorienté un tiers du PIB en trois ans. La compatibilité d’une forme de démocratie avec l’efficacité est possible. Pendant le Covid, on a réussi à imposer un certain nombre de restrictions, tout en maintenant l’état de droit et les élections. En revanche la décarbonation – dans la mesure où c’est une course contre la montre – est-elle compatible avec des processus de concertation et de délibération extrêmement longs avant chaque action ? La réponse est moins évidente.
Vous proposez un plan pour sortir des énergies fossiles en trente ans en France. Que répondez-vous à ceux qui affirment que tout cela est inutile, tant que les plus gros pollueurs du monde n’en font pas autant ? A quoi baisser son chauffage puisqu’au Qatar on allume la climatisation dans des stades…
D’abord, le Qatar peut se le permettre puisqu’ils ont du gaz à volonté. Nous non. Ceux qui disent ça prennent uniquement le problème sous l’angle des émissions de CO2 comme si nous avions le choix et que tout cela était une affaire de préférences sans conséquences. Ils ne prennent pas en compte la question de notre dépendance à des ressources épuisables. Si les ressources s’épuisent, nous allons devoir nous en passer. Le problème n’est pas de faire un régime alors que les autres n’en font pas, le problème est que nous n’allons plus avoir à manger.