Interview parue sur le site du Courrier des Maires le 16 février 2021.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous, est de la rédaction du journal, tout comme le titre. Le texte publié ci-dessous est celui, relu et amendé, que j’ai envoyé au journal. Entretien réalisé par Hugo Soutra.
La transition écologique ne sera pas un long fleuve tranquille, fait de progrès technologique et de développement des énergies renouvelables, de croissance économique et de hausse du pouvoir d’achat, prévient Jean-Marc Jancovici. S’il salue l’évolution des discours politiques, ce polytechnicien désormais consultant sur les dossiers énergie-climat ne perçoit pas encore de réel changement de paradigme du côté des politiques publiques mises en oeuvre. Mettant en garde contre les fausses promesses et les fausses solutions, il invite les responsables politiques et économiques à ne plus faire de la croissance le seul horizon de nos sociétés.
Ses talents de vulgarisateur et son franc-parler en ont fait l’une des personnalités les plus suivies sur les questions énergétiques en France. Chantre d’une écologie « rationnelle » et « pragmatique », Jean-Marc Jancovici prend les décideurs – nationaux comme locaux – à contre-pied. Il les invite à mettre en cohérence leurs beaux discours verdoyants avec leurs objectifs de développement, alors que l’année 2020 a été la plus chaude jamais enregistrée en France.
La température de l’année 2020 a été la plus chaude jamais enregistrée en France. Croyez-vous encore dans nos chances de respecter l’Accord de Paris ?
Nous pouvons malheureusement oublier l’objectif de limiter le réchauffement climatique à +1,5°C : les émissions passées rendent déjà cette éventualité impossible. Le scénario des +2°C reste, lui, physiquement possible, en cas de diminution de 5% des émissions carbone planétaires, chaque année et ce dès maintenant. Ce qui représente, à peu de choses près, la reproduction chaque année d’une baisse identique à celle que l’on a connu en 2020 « grâce » à la pandémie de Covid-19. Cela vous donne une idée de l’ampleur du coup de frein à donner.
Ni le sommet de Rio en 1992, ni le discours « La maison brûle » de Jacques Chirac à Johannesburg, pas plus que l’accord de Copenhague ou la COP21, n’avaient permis jusqu’ici d’inverser la courbe des émissions de gaz à effet de serre. La cause est simple mais désagréable : marier préservation du climat et croissance économique est hélas impossible.
Les collectivités exposées aux conséquences du changement climatique aiguilleront-elles les Etats dans la bonne direction ?
Qu’il s’agisse de rénovation des bâtiments ou des approvisionnements de la restauration scolaire, les élus de terrain sont indispensables pour accompagner voire initier l’action. Charge à eux de décourager aussi, parfois, les promoteurs de centres commerciaux et de l’étalement urbain au sens large du terme… Enfin, ils peuvent lancer des débats importants, ce qu’a fait le maire de Grande-Synthe par exemple, en portant plainte contre l’Etat français.
Mais ni les élus locaux ni le gouvernement n’ont la martingale pour naviguer dans un monde en contraction. Ils partagent le même défi de ne plus se contenter de discours de façade. Les décideurs nationaux me semblent aussi indispensables que les élus locaux pour rendre la population apte à accepter des mesures sérieuses. Opposer les uns aux autres ne nous aidera pas à faire advenir un monde plus vivable.
De grandes villes s’engagent à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Est-ce crédible ?
Tant que le pouvoir d’achat – c’est à dire les niveaux de consommation – resteront ce qu’ils sont, malheureusement non ! Devenir neutre, c’est avoir des émissions (chauffage, carburants, chaudières industrielles) pas plus élevées que les puits. Une ville n’a pas de raisons d’y arriver plus facilement que l’Etat, et surtout pas seule. Il faudra réviser la fiscalité de la construction pour cesser l’artificialisation des terres agricoles, et revoir la règlementation pour dés-inciter l’achat de véhicules SUV. Une mairie ne peut infléchir, à elle seule, les comportements en matière de transports par exemple, qui dépendent d’entités bien plus larges voire sont du ressort de l’Etat. Il faudra considérablement baisser les flux pour relever ce défi : Paris neutre en carbone, c’est une ville moitié moins peuplée qu’aujourd’hui dans une région de deux millions d’habitants à peine, sans touristes asiatiques et très peu de touristes tout court, et avec pour seuls sièges sociaux ou presque ceux d’entreprises de vélos ou de potagers urbains !
Dans le même registre, « l’autonomie énergétique » est une illusion. Il faudrait que le pétrole permettant de faire les carburants soit 100% local, tout comme le gaz permettant de faire le ciment pour les bâtiments, etc. Cette notion est généralement limitée à l’électricité, au surplus en considérant que les éoliennes et panneaux solaires alimentent uniquement les riverains, ce qui ne correspond pas au fonctionnement d’un réseau.
La portée symbolique de ces communications ne suscite-t-elle pas une prise de conscience utile pour défricher ce nouveau monde ?
La première fois peut-être, mais quand nous en sommes à la énième grande déclaration sans que rien ne change vraiment, permettez-moi d’en douter… Trop d’élus continuent à avaliser la construction de contournements routiers, de lotissements pavillonnaires en périphérie, ou à se réjouir de l’accueil sur leur sol d’activités économiques « de l’ancien monde », sans aucun lien avec l’urgence qu’ils proclament.
Rejeter la faute sur des décideurs politiques comme économique « schizophrènes » serait trop simple, néanmoins, vous avez raison. Nous sommes tous complices. Les responsabilités sont partagées avec les entreprises, les consommateurs et les électeurs lorsqu’on voit la percée des votes écologistes d’un côté, et l’augmentation des ventes de SUV ou la frénésie du Black Friday de l’autre.
La crise sanitaire a-t-elle été l’occasion de rectifier le tir, ou la tentation de faire redémarrer l’économie « comme avant » était-elle trop forte ?
Mis à part quelques initiatives intéressantes comme le partage de la voirie, le statu quo reste de mise. Ce qui n’est guère surprenant : on ne transforme pas son modèle de développement dans l’urgence. C’est comme les plans d’évacuation, auxquels il faut réfléchir avant que l’incendie ne se déclenche !
Dès qu’il a fallu « relancer » l’économie, la principale préoccupation – parfaitement légitime – du gouvernement comme des élus locaux a été de remettre les gens au travail, sans se demander si l’empreinte carbone de l’activité était un motif pour faire différemment. Or, il était parfois possible de concilier les deux. Par exemple, les collectivités locales peuvent demander aux entreprises de BTP de faire des infrastructures pour vélo plutôt que des ronds-points, ou de la revitalisation de centre-ville plutôt que des lotissements pavillonnaires
Même hors préoccupation climatique, le « business as usual » est une impasse « physique », car dépendant de ressources épuisables (combustibles fossiles, métaux, etc). A moyen-terme, la contraction productive donc économique est inéluctable, et c’est dans ce contexte qu’il faut préserver l’emploi. Fermer les yeux n’évitera pas le crash ! Les élus locaux doivent contribuer à leur niveau à planifier la décarbonation. Cela implique de réfléchir à la nature d’activités qui contribueront localement à l’économie, à inciter à l’usage de vélos ou de petites voitures via la voirie et les ouvrages pour stationnement, etc.
Les décideurs locaux et régionaux ont-ils seulement les capacités de planifier ce sevrage des énergies fossiles ?
Faute de formation et de ressources en interne, une très grande majorité des élus ne disposent pas du niveau de connaissances suffisant pour traiter le problème du réchauffement climatique, anticiper cette contrainte et apprendre à gérer avec « moins », à diminuer notre dépendance. D’où des réactions d’insouciance, de déni, de procrastination, ou l’émergence de fausses bonnes idées ici ou là… Je ne leur jette absolument pas la pierre ; je suis trop conscient que la décentralisation des compétences est plus facile à faire que la décentralisation de l’expertise, et c’est bien un des problèmes.
L’ADEME n’a pas les moyens, en région, de compenser ce défaut d’ingénierie en accompagnant l’ensemble des projets opérationnels des collectivités. Reste alors la possibilité aux élus de faire appel à un prestataire privé. Mais la procédure des marchés publics, systématiquement privilégiée pour éviter toute critique, n’est pas du tout adaptée pour sélectionner une société d’ingénierie ou un bureau d’études à même de proposer des stratégies disruptives dans un monde instable.
Signe d’une prise de conscience des élus, tout de même : plusieurs mairies, départements et régions annoncent un verdissement de leurs budgets…
Vouloir mesurer l’impact des budgets locaux sur le climat est un début, mais il y a plein de dépenses (par exemple l’aide sociale) pour lesquelles il sera difficile d’en tirer des conclusions opérationnelles. Il vaut mieux raisonner « à l’envers » : scénariser ce qui reste localement possible dans un monde où les émissions baissent de 5% par an, ce que l’Accord de Paris demande a minima. Quelles activités économiques sont encore possibles dans ce monde ? De quelles compétences, donc de quelles formations, la population a-t-elle besoin ? Quels modes de déplacement restent possibles ? Répondre à ces différentes questions permet ensuite de mettre les budgets en cohérence de façon naturelle. Bien sûr, cet exercice peut aller avec de mauvaises nouvelles, et ça fera reculer plus d’un élu. Le refus d’obstacles est très fréquent dans le monde politique.
Vous ne croyez pas davantage à la portée du vernis « participatif », « durable », « propre » ou « intelligent » ajouté à la va-vite par les collectivités à leurs projets qui sommeillaient au fond de leurs cartons ?
Exactement. L’on reconnaît une tentative de « green-washing » à sa propension à utiliser des notions sans contenus normatifs, empêchant toute évaluation. Je sais dire, par exemple, si les émissions carbone d’un projet A sont supérieures ou inférieures à celle du projet B. Mais comment quantifier l’aspect « vert » d’un « éco-quartier » ? Parce qu’il abrite vingt arbres de plus que le lotissement voisin, ou dix places de vélo pour cent places de voitures ? Faute de définition précise, ces projets s’inscrivent souvent dans la continuité de ce qui se fait déjà, à quelques aménagements marginaux près.
Avant d’aller plus loin, les collectivités ne doivent-elles pas faire partager l’enjeu de la transition écologique au plus grand nombre, localement ?
C’est un des premiers enjeux, et y contribuer bien plus qu’aujourd’hui est tout à fait à leur portée : il devraient profiter de leur proximité revendiquée avec leurs électeurs pour les informer correctement sur le défi à relever, ce qui aurait l’avantage de les obliger à commencer par le faire eux-mêmes…
Peuvent aider des processus qui impliquent fortement les citoyens, comme les Conventions citoyennes ou « COP » locales. La formation initiale des participants, qui est à la main des organisateurs, est toutefois déterminante pour les résultats. Ces exercices sont plus utiles, en tous cas, que de faire appel pour quelques centaines de milliers d’euros à des « gourous » comme Jérémy Rifkin ou Gunter Pauli ! Ces derniers ne disposent pas de baguette magique permettant de régler tous les problèmes de votre territoire en vous dispensant de réfléchir par vous-mêmes.
Mais comment accélérer la mue culturelle des entreprises locales comme des citoyens, ensuite ?
La première chose à faire pour cela est de nommer un membre très haut placé de l’exécutif en charge de la gestion de la baisse de l’empreinte carbone, avec autorité sur les différentes directions techniques et opérationnelles.
Une large partie des citoyens a compris que des changements s’imposaient. Il est même vraisemblable qu’ils soient prêts à consentir bien plus d’efforts que ce que les décideurs ne leur imposent aujourd’hui, dès lors que cela donne de la visibilité et de la cohérence pour l’avenir. Et que le partage des efforts soit équitable, cela va sans dire.