Interview parue dans l’Agefi de Genève le 23 septembre 2020
Entretien réalisé par Matteo Ianni
NB : le chapô n’est pas de moi, mais du journaliste qui a rédigé le texte initial. Par ailleurs j’ai reproduit le texte envoyé au journal (je n’ai pas vérifié la concordance exacte avec le texte publié).
Jean-Marc Jancovici était à Genève jeudi passé pour donner une conférence consacrée aux défis climatiques. Chose assez rare, banquiers, asset managers, investisseurs et autres acteurs financiers étaient face à lui. L’occasion pour l’ingénieur et consultant en écologie français d’alerter les acteurs du secteur sur le réchauffement climatique tout en prônant une économie libérée de la contrainte carbone. Entretien.
Vous êtes à Genève, l’une des places financières les plus importantes d’Europe. De manière générale, quels regards critiques portez-vous sur ses établissements bancaires en termes de comportement éthique ?
Globalement, le secteur financier est beaucoup plus avancé pour parler que pour agir. Vous savez, les gens qui gagnent le plus d’argent sur la question du changement climatique sont les organisateurs d’évènement pour dire que les financiers sont actifs. Aujourd’hui, la finance durable est sur toutes les lèvres. Mais il ne faut pas l’exercer à côté de la finance non durable. Ce qu’il faut, c’est rendre durable la totalité de la finance. Il ne faut pas dire « j’ai fait 3 greens bonds pour des éoliennes, et à côté de cela continuer d’investir dans Glencore ou Vitol ». Ça n’a pas de sens. Pour rendre la totalité de la finance compatible avec une trajectoire « 2°C », cela demande le déploiement de formations, d’instruments spécifiques et de budgets conséquents.
Credit Suisse a récemment été prise pour cibles par des collectifs citoyens à cause de ses financements des énergies fossiles. Même notre icône nationale, Roger Federer a dû se justifier d’avoir une banque polluante comme sponsor. Mais au-delà des acteurs privés, la Banque nationale suisse (BNS) est un grand supporteur des entreprises les plus polluantes de ce monde (plus de 94 milliards de dollars d’actions américaines, dont ExxonMobil et Chevron). La BNS prétend que ces investissements sont neutres car il s’agit de placements passifs. Que faut-il en penser ? la BNS met-elle littéralement de l’huile sur le feu en contribuant grandement au réchauffement climatique ?
Je ne crois pas que l’argent de la BNS ne serve à rien pour les entreprises concernées ! À priori, il sert aux acteurs dont elle achète les actions et obligations pour se financer. Donc, elle ne peut pas dire qu’elle ne joue pas de rôle dans cette histoire, ce n’est pas vrai, puisqu’elle assure le financement de leur activité. De plus, la BNS ne peut pas dire : « mes revenus sont indépendants de l’existence de ces acteurs » puisqu’une partie de l’argent qu’elle gagne vient des revenus assurés par les actions et obligations de ces acteurs-là.
Aujourd’hui, il faut faire pression sur la BNS pour l’inciter à l’action. Il faut qu’elle agisse. Mais pour agir, il lui faut un outil. Cela commence à se faire. On peut calculer par exemple, pour une banque, les émissions de CO2 dont dépend l’activité de celle-ci. Nous serions ravis si la BNS venait nous voir pour mettre en place cela.
En raison des mesures imposées à travers le monde pour ralentir l’épidémie de Covid-19, les émissions mondiales de CO2 responsables du dérèglement climatique devraient diminuer de 5 % en 2020. N’est-ce pas au final ce qu’il faudrait faire chaque année pour être dans la trajectoire de l’Accord de Paris sur le climat, selon lesquels les émissions mondiales doivent chuter de 3% à 7% par an d’ici à 2030 pour limiter à +2°C la hausse des températures ?
Pas tout à fait. Pour respecter les deux degrés, il faut que les émissions se mettent à baisser de 5% par an durant les trente ans qui viennent. C’est à peu près ce que nous aurons comme baisse des émissions en 2020 à la suite du ralentissement économique engendré par le confinement. Autrement dit, il nous faudrait un Covid supplémentaire tous les ans durant 30 ans pour que l’on respecte les objectifs de l’Accord de Paris. L’accident que nous vivons en ce moment donne une idée de l’effort qui nous attend.
Reste un problème de taille: le très vraisemblable effet rebond dans les prochains mois. Le redoutez-vous ?
L’effet de rebond sera réel mais sera limité, notamment dans le transport aérien international, parce que la baisse de la production de pétrole empêche qu’il soit total. Ce qu’il faudrait, c’est profiter de cet accident pour limiter l’effet de rebond et encaisser au moins les bénéfices de cette baisse d’émissions. Cependant, l’effet rebond est encouragé par tous les gouvernements. Par conséquent, ils se retrouvent devant une nouvelle contradiction : leur objectif économique de court terme, et leur ambition climatique de long terme.
Concrètement, selon votre raisonnement, entre CO2 et PIB, il faut choisir ?
Il faut abandonner l’idée que la décarbonation de l’économie peut aller de pair avec la course au gain de PIB qui donne le « là » de notre système économique. Abandonner cette théorie économique qui a diffusé une vision fausse dans laquelle les ressources naturelles ont été considérées comme gratuites – puisqu’il suffisait de se baisser pour les ramasser. Or, si ces ressources sont gratuites, leur destruction n’a pas de coût non plus : voilà comment le système de pensée économique se révèle incapable d’appréhender le changement en cours. Comme le proposait Boulding dès les années 60, il faut arrêter de se focaliser sur le PIB pour mesurer notre progrès, proposer des projets qui n’ont pas besoin de la croissance pour susciter l’enthousiasme, et s’appuyer, aux côtés des énergies renouvelables, notamment sur le nucléaire qui peut amortir la décroissance et ses conséquences néfastes.
Vous dites que le rebond sera limité pour le secteur de l’aviation. Or, les gouvernements le soutiennent à coup de milliards. On parle aussi d’un domaine qui cherche à se verdir. A quand une industrie totalement décarbonée ? Concrètement, quel avenir pour secteur de l’aviation ?
Le transport aérien est né avec le pétrole et il mourra pour l’essentiel avec le pétrole. Il est très difficile de faire de l’aviation de masse sans carburant pétrolier. Le secteur aérien rêve de voler avec un apport massif de biocarburants, mais c’est hors de portée. Pour vous donner un ordre de grandeur, le secteur aérien représente 10% du pétrole consommé dans le monde. Si l’on transformait en carburant la totalité des céréales produites sur Terre, cela permettrait de fournir seulement l’équivalent d’un quart du pétrole consommé dans le monde. C’est évident qu’on ne va pas remplacer une fraction significative du pétrole par des agrocarburants.
Et l’électricité ?
Même problème d’ordre de grandeur : dans 1 litre de kérosène, il y a 10 kWh d’énergie thermique. Dans un kg de batterie lithium ion moderne, il y a entre 0,15 et 0,2 kWh. En clair, il faut 50 kilos de batterie, pour emporter la même quantité d’énergie que vous avez dans un litre de kérosène.
Pourtant, les gouvernements semblent croire à des alternatives. La France a par exemple annoncé un investissement de 7,2 milliards d’euros sur dix ans sur l’hydrogène pour faire baisser son bilan CO₂ et créer une filière industrielle, dont un avion à hydrogène d’ici à 2035.
L’avion à hydrogène existe déjà, c’est la fusée Ariane ! Pour moi, ce rêve d’un trafic conservé avec juste de l’hydrogène est une perte de temps. L’hydrogène n’est pas une énergie primaire. On n’en trouve pas dans la nature, c’est un vecteur comme l’électricité. L’hydrogène n’est qu’un moyen de conversion et de stockage d’une autre énergie. Nous savons en faire de grandes quantités avec du méthane (mais cela émet beaucoup de CO2), pour deux grandes utilisations industrielles : la production d’ammoniac et la désulfuration des carburants.
Si on veut se servir de l’hydrogène comme vecteur, il faudrait le faire avec des énergies sans carbone, c’est-à-dire essentiellement des énergies électriques. Il faudrait multiplier par 30 le parc éolien français pour remplacer les carburants pétroliers par de l’hydrogène. Encore une fois, il y a un problème d’échelle.
Pour ce qui est de l’avion du futur, je doute qu’il soit à l’hydrogène. Pour stocker ce gaz, il faut beaucoup de place. Pour un long courrier, l’appareil ressemblerait à un gros réservoir volant, avec quelque sièges à bord, donc peu rentable pour les compagnies. En résumé, nous sommes dans des ordres de grandeur qui interdisent une aviation commerciale économiquement accessible.
Quel est votre avis sur la taxe sur les billets d’avion et sur les carburants ?
Il serait plus simple de réguler les créneaux de décollage et d’atterrissage, et de moduler cela en fonction de la consommation des appareils.
Dans vos travaux, vous défendez l’idée que le pic pétrolier n’est pas une théorie, mais une réalité. Or, Goldman Sachs prévoit une hausse du prix du baril de pétrole à 65 dollars en 2021. Contestez-vous ces prévisions ?
Pour le pétrole, vous pouvez prévoir un prix, et vous pouvez prévoir une date, mais jamais les deux en même temps. Plus sérieusement, je n’ai aucune idée de ce que sera le prix du pétrole en 2021. Les prévisions passées ont très souvent été invalidées.