Interview parue dans la revue Urbanisme N° 417
Un entretien avec Jean-Marc Jancovici, associé de Carbone 4 et président du think tank The Shift Project.
Propos recueillis par Stéphane Keita et Jean-Michel Mestres
Comment appréhendez-vous la trajectoire des villes pour parvenir à la neutralité carbone ?
Les villes n’ont pas d’existence autonome. En ville, vous ne fabriquez pas les vêtements que vous portez, vous ne faites pas pousser les aliments que vous mangez, vous ne produisez pas les biens que vous consommez. En cette période où les flux physiques sont fortement ralentis, il est facile de constater que les villes ne peuvent pas vivre indépendamment du reste. Quand les touristes chinois et américains ne sont plus là, Paris est beaucoup moins émissive en CO2, mais une partie de la ville est à l’arrêt. Les Parisiens, heureusement, continuent à manger, car les camions circulent. Comme la ville est dépendante du reste du monde, aller vers une empreinte carbone nulle pour la ville, c’est en fait aller vers une empreinte carbone nulle pour la planète. Toute l’économie est interconnectée.
Si on se place dans une perspective séculaire, les grandes villes apparaissent dans des pays qui commencent à goûter aux joies de l’énergie abondante. Il faut deux conditions : d’abord que les gens ne soient plus nécessaires à la campagne, ce qui arrive avec le machinisme agricole et les engrais, c’est-à-dire l’énergie ; par ailleurs, il faut une production industrielle importante parce qu’en ville, on ne produit rien mais on loge les services, c’est-à-dire la gestion de la production physique. Il faut donc énormément de flux physiques à gérer et de machines au travail.
L’idée selon laquelle les services sont la marque d’une économie dématérialisée est hélas fausse. C’est l’inverse : ils correspondent à une économie matérielle, avec des machines et un monde très complexe dont la gestion nécessite beaucoup de monde. Si j’inverse le raisonnement, une ville dans un monde neutre en carbone, où il y a beaucoup moins d’énergie, doit être plus petite. C’est le paradoxe. Je ne crois pas une seconde qu’on puisse faire une conurbation « Ile-de-France » de 10 millions d’habitants qui soit neutre en carbone, ou qui arrivera à survivre économiquement, voire physiquement, dans un monde neutre en carbone. C’est impossible.
Que se passera-t-il si rien n’est fait ?
On croit qu’il suffit de vouloir continuer le monde actuel pour qu’il continue. S’il y a au moins un enseignement à tirer de la crise sanitaire et économique qui se déroule sous nos yeux, c’est que notre volonté n’est pas le seul déterminant dans cette affaire, et que le monde a ses propres mécanismes de régulation qui, de temps en temps, ne nous demandent rien. Le propre d’un monde qui n’est pas durable est de ne pas durer. S’il ne dure pas, c’est qu’il y a des mécanismes qui corrigent la trajectoire, et, si nous ne les avons pas souhaités, ils sont désagréables.
L’équation de Kaya, bien connue des gens qui s’intéressent au climat, exprime que les émissions de CO2 sont le produit de la population, du PIB par personne, de l’énergie utilisée par unité de PIB, et des émissions de CO2 par unité d’énergie. Or les émissions de CO2 se mettront fatalement à baisser un jour, soit parce qu’il y aura de moins en moins de combustibles à brûler, soit parce qu’un autre événement limitant sera intervenu, soit parce que nous l’aurons décidé. Mais cela arrivera un jour, c’est certain !
A ce moment là, si l’effort mené sur la partie technique (efficacité énergétique de l’économie ; baisse du contenu carbone de l’énergie) n’est pas en phase avec la baisse du CO2, la taille de la population ou son niveau de vie seront les variables d’ajustement. Jamais il n’a été dit que la réglementation sur les émissions était le seul facteur à même de les faire baisser ; ce peut être la limite du pétrole disponible, ou un accident de parcours comme celui que nous vivons en ce moment. En pareil cas, tout ce qui ne sera pas fait sur les marges de manoeuvre volontaires le sera sur des marges involontaires.
Quel serait le meilleur scénario pour la taille des villes ?
Il faut à la fois densifier et diminuer. Le bon modèle urbain, c’est Cahors ou Carcassonne, des petites villes très compactes, avec une barrière franche et derrière, plus de ville du tout. Grenoble, au fond d’une cuvette, pourrait correspondre à cette définition, même si la ville s’étale au fond de la vallée, et est probablement déjà trop grosse, ou encore Annecy. Une petite ville dépend moins des transports longue distance qu’une ville importante. L’Ile-de-France ne peut en aucune manière envisager de nourrir ses habitants avec son agriculture propre.
Historiquement, les villes anciennes ont été le plus souvent construites sur des bassins sédimentaires fertiles, et alimentées par les surplus dégagés par l’agriculture de proximité (quelques jours de transport à dos d’homme ou d’animal). L’expansion urbaine est allée de pair avec le développement des transports, et a par ailleurs consommé la terre agricole, en général d’excellente qualité, voisine de la ville. Par exemple, le Plateau de Saclay fai(sai)t partie des meilleures terres à blé d’Europe.
Les villes restent très émettrices, notamment à cause du chauffage.
Sur ce point, les villes et les campagnes sont pareilles dès lors que l’habitat est de même nature, sachant que le logement collectif est un peu plus efficace de ce point de vue (moins de surfaces en contact avec l’extérieur par logement). Le fait qu’il y ait plus de monde dans les villes ne rend pas le problème différent. Certes, c’est plus facile de mettre des pompes à chaleur géothermiques dans le monde rural et des réseaux de chaleur en ville. Mais en dehors de cette dimension technique, le fait de décarboner le chauffage n’est pas nécessairement rendu plus simple en ville.
Comment limiter les gaz à effet de serre issus des énergies fossiles ?
Il existe plusieurs marges de manoeuvre. La première est de consommer moins. Selon que c’est choisi ou subi, cela s’appelle la sobriété ou la pauvreté. Mais c’est une mesure récessive dans tous les cas de figure : moins consommer, c’est moins produire ! Deux autres marges de manoeuvre existent : d’abord, l’augmentation de l’efficacité énergétique et dans le bâtiment, cela passe par l’isolation. Ensuite, la décarbonation de l’énergie. Si en France on passait toutes les chaudières au gaz et au fuel à la pompe à chaleur, on éviterait l’essentiel des émissions du bâtiment en se privant très peu sur l’espace habitable.
Mais le rythme est beaucoup trop lent – hors économie planifiée, jamais nous n’irons à la bonne vitesse. Il y a près 30 millions de logements. Pour tout décarboner en trente ans, il faudrait en traiter un million par an. Cela suppose de faire entrer des centaines de milliers de personnes dans l’artisanat, de les former, de leur garantir un volume d’activité et de se donner les moyens de vérifier qu’ils travaillent bien. Il faut un dispositif d’accompagnement, mais aussi que les propriétaires mettent la main à la poche.
Dans le secteur industriel, il faudrait se passer d’une partie des volumes et des produits qu’on fabrique avec. Ce qui est possible pour les emballages plastiques sera plus compliqué pour l’acier. On sera obligé de faire des choix. Comme nous raisonnons jusqu’à présent dans un univers en croissance, nous pensons que nous n’aurons pas de choix à faire.
Qu’est-ce qui empêche d’avoir une part plus importante d’énergies renouvelables ?
A consommation constante, la physique. L’essor industriel a consisté à abandonner les énergies renouvelables pour les énergies fossiles. Si les énergies renouvelables étaient égales ou supérieures aux énergies fossiles, il n’y aurait aucune raison qu’on soit passé des moulins à vent au pétrole. Le pétrole est extrêmement dense énergétiquement, il est facile à transporter et à stocker ; derrière, d’autres énergies ne sont pas loin : le charbon, le gaz et le nucléaire.
Les énergies intermittentes et diffuses (vent et soleil) ont été abandonnées pour bâtir notre civilisation de machines pilotables. Aujourd’hui, les éoliennes ne valent pas cher parce que nous avons des combustibles fossiles et des chaînes mondialisées ! Leurs mats sont faits avec du charbon, leurs plots avec du ciment fabriqué avec du gaz, à l’intérieur il y a du cuivre fabriqué avec du charbon, tout cela est transporté depuis l’autre bout du monde avec du pétrole… Quant au photovoltaïque, il n’y a pas plus mondialisé. Le soleil est donc local, mais le dispositif de collecte absolument pas. Le bas prix des éoliennes et des panneaux solaires repose sur les combustibles fossiles. Quand ces combustibles ne seront plus du tout là, le prix de tout et n’importe quoi deviendra beaucoup plus élevé, y compris les dispositifs de collecte du vent et du soleil.
A l’échelle urbaine, les mobilités constituent un autre poste très émetteur de GES. Quelle est votre approche ?
Dans l’aire urbaine centre, il existe une offre de transports en commun fournie, et une offre de services qui permet de faire presque tout avec des déplacements courts, voire à pied. Le problème est en partie réglé. En zone périurbaine, c’est l’inverse. Il n’y a pas de transport en commun, la distance pour accéder aux services est plus longue, le recours au transport individuel mécanisé – qui permet de conserver des temps de déplacement « biologiquement acceptables » – est nettement plus fort. Cela ne va pas changer demain.
Les transports en commun nécessitent une densité minimale pour être rentables. Il faut basculer sur des modes nettement moins émetteurs. Le vélo à assistance électrique pourrait être à l’origine d’un report modal significatif, car il permet des portées plus longues qu’un vélo normal, avec une barrière à l’entrée plus faible côté effort. Mais ce qui fait le plus peur au cycliste, ce n’est pas la pluie ni l’effort, c’est la cohabitation avec les voitures, et donc il faut une voirie séparée pour que son usage se développe vraiment. Quant à la voiture électrique, elle est un mode de substitution lent à se déployer parce qu’elle demande des investissements très conséquents (dans les moyens de production, les infrastructures de recharge, et le remplacement de véhicules).
Les villes doivent se préparer à des situations climatiques extrêmes. Comment appréhendez-vous leur adaptation ?
En ville, le risque est d’avoir chaud mais la canicule urbaine relève de l’inconfort, rarement de la mort sauf pour les personnes très âgées ou très malades. Les inondations peuvent faire des dégâts, mais le premier problème que rencontreront les villes est celui de la dépendance à l’égard de ressources essentielles situées à l’extérieur, qui, elles, sont à risque avec le changement climatique.
C’est le cas s’il n’y a plus assez à manger, que les voies de communication sont rompues, que l’approvisionnement électrique fait défaut, que les chaines logistiques et industrielles sont progressivement dégradées, et si l’instabilité politique qui en découle transforme ces endroits en prison à ciel ouvert, ce dont l’épisode actuel nous donne un petit aperçu. Les conséquences de ces processus là seront bien plus lourdes que les canicules. En outre, aux horizons de temps dont on parle, on aura une décrue énergétique subie, en particulier pour le pétrole, ce qui affaiblira notre capacité de réponse. Moins d’énergie, c’est moins de machines pour nous assister, et donc une capacité à faire face aux problèmes qui baisse.
La crise sanitaire et le changement climatique sont deux phénomènes distincts. Peut-on néanmoins les penser ensemble ?
Le réchauffement climatique peut favoriser l’émergence d’agents pathogènes nouveaux ou la dissémination d’agents existants. Le changement des conditions de température et d’humidité d’un certain nombre de milieux modifie la propension des animaux à se porter plus ou moins bien, à se développer plus ou moins vite etc. Jusqu’à présent, ce sont surtout sur les maladies à vecteurs (transmises par un moustique, une tique, etc.) comme la dengue ou le paludisme que l’attention était portée ; la question des virus est moins étudiée je crois. Un autre fait environnemental peut être associé aux maladies virales : le rapprochement de l’homme d’un certain nombre d’espèces animales qui sont des réservoirs à virus. Cette fois, un lien existe non pas avec le changement climatique mais avec la déforestation, qui est par ailleurs aussi un facteur d’émission de CO2.
Par ailleurs l’énergie contribue, elle aussi, au changement climatique. Avec l’énergie abondante, les gens se sont entassés dans les villes, et on a organisé des chaînes mondialisées : ces facteurs favorisent la propagation plus rapide des pandémies. Quand les populations étaient disséminées à la campagne, avec peu de communications longue distance, il fallait une maladie très contagieuse et très létale, comme la peste, pour assister à des dégâts à large échelle. La grippe espagnole, arrivée au début du XXème siècle, a été plus facilement répandue dans un monde déjà urbanisé.
Avez-vous réfléchi à l’après-Covid 19 ?
Nous y travaillons au Shift Project : dans les mois qui viennent, nous allons publier un plan de redémarrage ainsi que des suggestions de contreparties à demander aux activités aidées qui contribuent trop à la déstabilisation climatique. Si nous prenons l’exemple de l’aérien, beaucoup de pétitions de principe circulent, suggérant de ne pas relancer le transport aérien à l’identique. En pratique, faut-il diviser par deux la fréquence de la liaison aérienne entre Paris et Fort-de-France ? Supprimer la ligne Paris-Toulouse ? Obliger Air France à commander des avions qui volent à 500 km/h et consomment deux fois moins ? C’est sur le « En pratique, cela veut dire quoi ? » qu’il faut travailler. Notre travail sera de produire des mesures précises qui donnent lieu à des débats articulés.
Vous reconnaissez-vous dans un impératif de frugalité ?
Je me méfie un tout petit peu des concepts portés par des « nantis de centre-ville ». Je ne suis pas sûr que la personne confinée dans son appartement sans balcon dans le nord de Paris, avec deux enfants qui braillent, et qui se demande s’il ne va pas se faire virer dans un mois, soit très préoccupée par la sobriété ! Je suis par contre intimement persuadé que cette personne a besoin d’une société de projet, de savoir où l’on va, même si on doit transpirer au début et passer par une étape particulièrement difficile. Or la société de projet, vous ne pouvez la proposer que si vous y avez réfléchi. Ce n’est pas dans l’urgence qu’elle se conçoit.
Peu de gens s’attendaient à l’épisode que nous vivons. Par contre, qu’on soit en train de danser sur un volcan et qu’il faille construire une société plus résiliente, c’est un propos qui ne date pas d’hier. Quand, quoi, comment : le pronostic précis est toujours difficile ; mais nous sommes un certain nombre à avoir dit qu’il allait nous arriver des surprises désagréables parce que les pressions croissantes allaient en ce sens. Ce que montre l’épisode actuel, c’est qu’à partir du moment où l’enjeu le justifie, on est capable en une semaine d’abdiquer une grande part de nos libertés individuelles et de supprimer le tiers de l’économie. La vraie question est de savoir à quel moment il y aura une union sacrée de gens qui diront : « on n’a plus le choix en ce qui concerne la pression environnementale ».
Il n’y a guère d’optimisme dans vos propos.
C’est plutôt un peu de dépit. Cela fait des décennies que nous pouvons documenter ce qui nous attend si on ne fait rien, et pour autant nous continuons à nous comporter comme des enfants insouciants. L’espèce humaine a un petit problème avec les échelles de temps. On n’aime pas écouter Cassandre. Et quand nous passons à l’action, ce n’est pas toujours pour faire des choses qui règlent le problème ! Un exemple : à la fin 2018, l’éolien et le solaire sont assurés de prélever de l’ordre de 120 milliards d’euros au contribuable français. C’est autant que le coût historique de construction du parc nucléaire français, plus que celui de construction du réseau ferroviaire, et de quoi doubler tout kilomètre de route en France d’une piste cyclable. Or renforcer le train, le vélo ou le nucléaire seraient bien plus pertinents pour « dérisquer » l’avenir.
Dans notre monde infini, nous ne portons plus de projets mais nous nous occupons des moyens (les marchés, la concurrence, le déficit budgétaire), en pensant que le projet surviendra tout seul. Si les moyens étaient capables de donner du sens à long terme, cela se saurait ! Plus que d’objets nouveaux, nous avons besoin de revisiter des dogmes que nous considérons comme intouchables, de changer la façon dont nous gérons notre avenir commun.
Beaucoup de gens demandent : est-ce qu’on va profiter de la situation pour prendre une autre direction ? Malheureusement, ce n’est pas dans l’urgence qu’on fait le plan d’urgence. La priorité pour les gouvernements, et elle est légitime, c’est de remettre les gens au travail. La façon la plus immédiate pour le faire est de leur demander de faire ce qu’ils savent faire, sans se poser la question de savoir si des limites au redémarrage à l’identique ne vont pas se manifester rapidement. De nombreuses personnes influentes (décideurs, économistes, politiques) vivent avec l’illusion qu’on va pouvoir ne rien changer. Il est pourtant urgent de le faire. Au Shift Project, nous allons montrer comment c’est possible.