Interview parue dans la Revue du Trombinoscope de mars 2021.
Comme d’habitude, le chapô précédent l’interview, que je reproduis ci-dessous en italiques, est de la rédaction du journal, tout comme le titre (et n’est donc pas soumis à validation). Le texte de l’interview lui-même est celui, relu et amendé, que j’ai envoyé au magazine. Entretien réalisé par Marjolaine Koch.
Convention citoyenne, loi « climat et résilience », le grand décalage ?
Le projet de loi « climat et résilience » devait porter une partie des propositions issues des travaux de la Convention citoyenne. Finalement, la portée du texte ne sera pas celle attendue par les 150 membres de la convention. Jean-Marc Jancovici, consultant énergie et climat, enseignant aux Mines ParisTech et fondateur du think tank The Shift Project, partage son analyse sur la perception des questions climatiques par la classe politique.
Quelle utilité voyez-vous à la convention citoyenne?
Cette instance a montré que l’information dont les gens disposent sur un problème à traiter est déterminante pour leur envie d’agir. En entrée de convention, les citoyens étaient des gens « ordinaires », ayant donc avec le climat un lien pas plus marqué que pour le reste de la population. En sortie de convention, ils sont devenus beaucoup plus motivés que la moyenne pour que l’on agisse. Que s’est-il passé dans l’intervalle ? Deux choses : d’abord, ils ont mieux compris de quoi il était question, et cela leur a donné un sentiment d’urgence qu’ils n’avaient probablement pas avant. Beaucoup ont dit être « tombés de leur chaise » en écoutant la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte, par exemple.
Ensuite, on leur a d’entrée de jeu demandé de se placer dans le cadre d’une action collective. En général, personne n’aime se marginaliser par rapport à ses relations proches. Si dans ma famille ou mes amis tout le monde trouve normal de prendre sa voiture, en militant pour que l’on agisse autrement je me mets hors du groupe, et personne n’aime cela. En revanche, dès qu’une proposition pour se déplacer sans voiture vient d’une envie collective, alors je peux rester dans la norme en changeant de comportement, et du coup c’est beaucoup plus facile de franchir le pas.
Après, est-ce que les mesures proposées par la convention citoyenne sont adaptées ? En fait, on pourrait presque considérer que c’est un débat de deuxième niveau. Si le climat est une priorité première pour le gouvernement et pour la convention citoyenne, se mettre d’accord sur les mesures concrètes finira par arriver, puisque tout le monde est d’accord sur l’objectif. Mais, dans le cas présent, les députés, les hauts fonctionnaires et le Président n’ont toujours pas ce sentiment d’urgence qui s’est emparé des membres de la convention. Alors quand Emmanuel Macron annonce qu’il reprendra les propositions « sans filtre » pour en faire une loi, on comprend vite qu’il s’est collé dans un corner. Vu de l’extérieur, les gens qui connaissent le sujet ont immédiatement compris qu’il ne pourrait pas respecter sa parole.
Donc vous n’êtes pas étonné par la note donnée par les 150 membres de la Convention au projet de loi « climat et résilience » ?
Non, je ne suis pas du tout étonné. Si l’on en revient aux fondamentaux, les émissions de gaz à effet de serre sont une conséquence de ce qui structure le monde moderne. C’est une conséquence de la production économique et de notre pouvoir d’achat. Dire que l’on va s’en passer tout en gardant le pouvoir d’achat et la taille actuelle de l’économie, c’est impossible. Si Emmanuel Macron prenait « sans filtre » des propositions permettant de faire vraiment baisser les émissions à la bonne vitesse, cela reviendrait à dire qu’il prend « sans filtre » l’idée que la France accepte une récession structurelle. Cela arrivera un jour, c’est inéluctable. Mais cela m’étonnerait que le Président ait très envie de l’annoncer, voire même de l’imaginer !
Est-ce même imaginable d’assumer une récession pour un Président ?
Assumer si elle vient d’une crise, oui, mais comme évolution tendancielle, non, car il n’a pas de plan prêt pour cette éventualité.
Pensez-vous que la classe politique dans son ensemble puisse accepter, déjà, l’idée de s’orienter vers une récession pour répondre aux exigences climatiques ?
Non. La classe politique est pour partie faite de gens qui vivent dans une espèce d’univers en apesanteur, où, à force de promettre tout et son contraire, les mots n’ont plus vraiment de sens. J’ai beaucoup de mal à savoir ce à quoi ils croient vraiment, et le savent-ils eux-mêmes ? Je pense que du haut de ses 17 ans, Greta Thunberg a tout à fait raison de souligner que le premier péché du monde politique, c’est l’ignorance.
La crise du Covid-19 donne l’impression de vivre un exercice grandeur nature de ce qui nous attend sur le plan climatique, sur le plan d’une gestion de crise. Avez-vous cette impression ?
Depuis que je m’intéresse au sujet climatique, j’ai compris qu’à un moment ou à un autre, l’avenir ne s’écrirait pas en continuité. Les conséquences du changement climatique ou du stress énergétique vont arriver sous forme de « cygnes noirs ». On désigne ainsi un événement improbable que personne n’est capable de prévoir, mais dont les conséquences sont disruptives. Le Covid en est un exemple. Comme c’est inattendu, nous réagissons en ordre dispersé. Nous avons refusé de laisser des gens mourir en dehors de l’hôpital, alors même que nous sommes d’accord pour laisser « en vente libre » les morts du tabac, du sucre, de la graisse, de l’alcool, ou, bien sûr, de la pollution. Je ne dis pas qu’on a eu tort ou raison, je note juste que l’inattendu a eu un effet très déstabilisant sur la société. Il en restera durablement des traces : je pense que certaines activités ne reviendront jamais au niveau auquel elles étaient avant le Covid.
Quel regard portez-vous sur nos capacités d’adaptation en temps de crise ?
L’expérience a montré qu’elles sont potentiellement importantes. C’est une chose que le monde politique a tendance à sous-estimer, et c’est très vrai sur les questions climatiques. En réalité, une partie des efforts dont on parle en matière d’environnement sont faibles au regard de ceux que l’on vient d’accepter ! Toute une population a été capable de rester confinée – donc quasiment en prison – pendant deux mois. C’est beaucoup plus violent que d’accepter de partager sa voiture avec le voisin, ou d’accepter de prendre le train plutôt que la voiture pour partir en vacances ! Un des enseignements intéressant à tirer de cette crise, c’est la capacité qu’a la population à accepter des changements importants dès lors qu’elle comprend qu’il s’agit d’une urgence vitale, et que l’effort est perçu comme équitablement réparti (et là, tout le monde enfermé chez soi, c’est assez équitable…).
Mais la population peut-elle prendre conscience que la pollution, le réchauffement climatique relèvent de l’urgence vitale, n’est-ce pas un sentiment trop diffus ?
On peut en tout cas essayer. Et aujourd’hui, le monde politique n’essaie pas beaucoup.
La crise des Gilets Jaunes a cependant montré la difficulté à faire passer le message…
Les Gilets Jaunes, c’est justement avant tout une crise de la pédagogie. Depuis que l’on vit dans un monde technique et complexe, le monde politique a abandonné le discours sur les faits aux corps techniques, qu’il se dépêche ensuite de contrecarrer publiquement en expliquant que si cela ne marche pas, c’est de leur faute. Emmanuel Macron devrait être capable de faire un cours sur ce qu’est le changement climatique.
D’accord, mais comment régler la question pour ceux qui habitent loin de tout, du fait d’un étalement urbain qui n’a pas été maîtrisé ?
Le Président pourrait commencer par expliquer que de toutes façons, le pétrole étant épuisable, viendra un jour où ces habitants ne pourront plus prendre autant leur voiture à pétrole. Par ailleurs, même ces habitants peuvent vouloir contribuer à éviter que les forêts ne brûlent ou les récoltes se dessèchent du fait des hausses de température. Enfin les solutions doivent s’envisager dans un cadre global. Reprenons l’exemple des Gilets Jaunes : pour tous ceux qui étaient dans le monde rural, il sont certes dépendants de la voiture, mais aussi du fioul dans leur chauffage. Le gouvernement aurait pu leur dire qu’il prenait en charge le remplacement du fioul par des pompes à chaleur. Cela n’aurait pas payé leur mobilité, mais cela aurait baissé un autre poste de charge dans ces foyers, et c’est ce qui compte. Ou il aurait pu leur subventionner l’achat de voitures électriques, car rares sont ceux qui font plus de 200 kilomètres par jour. Avec quel argent faire tout cela ? Avec celui qui, actuellement, est mis dans les éoliennes et les panneaux solaires, lesquels ne servent à rien dans notre pays pour faire baisser les émissions, ni même créer globalement de l’emploi. On ne parle pas de bricoles : à fin 2018, plus de 100 milliards d’impôts ont été engagés pour payer ces formes d’électricité. Mais Emmanuel Macron a juste annoncé une hausse de prix (la taxe carbone) sans décrire les voies de sortie. Forcément, ça ne marche pas.
Vous abordez la question de la politique énergétique de la France : quelle aurait été la bonne direction à prendre, selon vous ?
Si l’on part du principe que l’on a un problème avec les combustibles fossiles, il faut peut-être mettre des moyens sur ce qui permet de s’en débarrasser. Il se trouve que les éoliennes et les panneaux solaires ne correspondent pas à cet objectif : la promesse de campagne de François Hollande était de faire baisser le nucléaire. Pour se débarrasser du pétrole et du gaz dans notre pays, le premier sujet concerne la mobilité. Il faudrait un cocktail de mesures associant voitures de plus petite taille et masse, des véhicules électriques allant de la petite voiture aux vélos, des modes actifs, et des transports en commun. A plus long terme, il faut aussi réaménager le territoire.
Le second sujet concerne le chauffage, dont j’ai déjà parlé. Il faut un encadrement réglementaire et fiscal qui conduise à remplacer les chaudières au gaz et au fioul par des pompes à chaleur. Ensuite il reste l’industrie, qui doit combiner une baisse des volumes produits, de l’électrification, et dans certains cas le recours à l’hydrogène. Au final, beaucoup reposera sur l’électricité, et cette dernière doit être essentiellement nucléaire si nous voulons être prêts dans les délais.
Vous revenez souvent à cette question de la nécessité d’informer avant tout, pour que la population accepte ces changements ?
Oui, car très peu, dans la politique comme dans les médias, ont progressé sur la définition du problème à traiter depuis 20 ans. On fait du surplace. Quasiment personne ne prend la peine d’expliquer qu’à 2 degrés de réchauffement, les coraux tropicaux sont presque tous morts, ou qu’à 4 degrés toutes les forêts françaises sont inflammables comme l’arrière-pays varois. On ne dit pas non plus qu’à 4 degrés de réchauffement, les sols perdent 40 % d’humidité sur le pourtour méditerranéen, et que les habitants d’Afrique du Nord émigreront par millions, chez nous ou ailleurs. Quasiment personne ne sait qu’il faudra plus de 10.000 ans pour épurer le surplus de CO2 que nous avons créé, ou encore qu’à 3 degrés de réchauffement il y aura des émeutes de la faim partout. Enfin personne ne sait que le pétrole disponible pour les européens est déjà contraint à la baisse et que cela va continuer. En 20 ans, il n’y a eu quasiment aucune montée en compétence sur le problème à traiter dans le monde journalistique, qui préfère inviter sur ses plateaux des personnes prétendant détenir des solutions miracle. Le monde politique est lui aussi en retard. Le degré de compréhension n’a pas progressé à la bonne vitesse.
Que faudrait-il pour embarquer tout le monde dans cette montée en compétence sur les questions climatiques, une convention citoyenne à l’échelle du pays ?
Je ne sais pas ce qu’il faudrait. Peut-être serons-nous victimes de la malédiction de Tocqueville, qui expliquait que les démocraties seraient myopes et que c’est ce qui causera leur perte.